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On raconte que les locomotives d’Atlanta évitaient les gares, que les trains passaient à toute vitesse devant les quais, sans jamais marquer l’arrêt, comme s’ils craignaient de se laisser happer par un souffle, là, juste sous les rails, une force en rotation lente, mais continue – comme un vortex – capable de les aspirer.

Cette force a autrefois été décrite comme un équivalent terrestre des tourbillons de la mer de Seto, un looping invisible qui emporte, hypnotise, mâche puis recrache. À l’époque, c’était une image pour parler de musique. Une décennie plus tard, cette spirale n’apparaît plus comme une métaphore. Elle existe.

Par ailleurs, nous constatons aujourd’hui qu’Atlanta est endormie.

Désormais, ces wagons devenus fantômes semblent revenir en arrière, roulés par une force rétrograde. Comme si quelque chose – quelqu’un ? – les rappelait. Dans son sommeil, Atlanta renvoie ces convois vers Détroit, Chicago, New York, Los Angeles ou Miami, faisant circuler avec eux ce vent ancien coincé sous ses rails – un vent tournant sur lui-même, peu perceptible, mais perpétuel, un murmure long et lent, tissé dans un vide. 

Un vide laissé par Bankroll Fresh.

Il n’était ni un révolutionnaire, ni un imitateur. On a dit de lui qu’il avançait avec des œillères, pour se lancer sans croiser le moindre regard, ni même sentir l’air du temps. On comprend désormais qu’il avançait avec quelque chose de plus obscur, comme une vision périphérique tournée vers l’intérieur, une capacité à creuser un axe seul, aspiré vers un centre qui ne vient jamais, jusqu’à ouvrir une fissure dans laquelle son flow continuerait de tourner après sa mort.

Il y a douze ans, il enregistrait en pinçant sa gorge avec la main. On y voyait un gimmick, une manière de densifier sa voix, d’y injecter cette texture granuleuse, presque râpeuse, cette friction qui a fini par devenir sa signature.

Suite à une vision de Niontay, l’an dernier, penché sur son micro dans un studio de Brooklyn, reproduisant presque le même geste – ses doigts tremblants comme attirés par un point précis de sa gorge – il est devenu clair que ce n’était plus une technique vocale.

C’était un rituel.

Un rituel pour entrer dans la spirale.

Et tous ceux qui ont touché ce vortex en portent la trace.

Il y a Veeze, ses syllabes s’enroulant sur elles-mêmes comme des coquilles trop étroites, et dont la chanson L.O.A.T. pourrait être la vision déformée d’un miroir posé devant n’importe quel single de Bankroll Fresh. Il y a Valee, qui semble murmurer depuis la paroi intérieure d’un escargot géant, économisant son CO² pour retrouver la respiration perpétuelle qu’obtenait Fresh conduit par les synthétiseurs de Zaytoven. Il y a Chief Keef, qui a trouvé son troisième souffle en devenant le deuxième rappeur fétiche de l’artisan toupilleur D.Rich, suite au décès de son favoris Bankroll. Il y a Babyface Ray, sans cesse aspiré dans des nappes lentes, comme s’il tentait de s’extirper d’un maelström paresseux, qui avec Wavy Crete fait une référence limpide au rappeur d’Atlanta, devenant presque son doppleganger, lui aussi.

Il y a même Earl, qui l’avait prophétisé, sans le savoir : Fresh deviendra le rappeur le plus pillé du pays, disait-il. Il ne doit pas ignorer que c’est désormais le cas.

Future l’avait senti avant tous, lui qui avait repris son bégaiement elliptique pour le fondre dans Karate Chop, puis dans le troisième quart marmonné de Now. Et s’il n’a jamais vraiment expliqué pourquoi, c’est peut-être parce que certaines influences ne s’énoncent pas. Elles s’avalent. Comme des spirales.

Tous tournent.
Tous dérivent.
Tous semblent prisonniers d’un même mouvement circulaire, comme pris dans une série d’escaliers en colimaçon dont on ne voit jamais ni début ni fin.

D.Rich, 2-17, Inomek, DJ Spinz, Shawty Fresh, comme celui de Bankroll, ces noms étaient voués à n’exister que dans les marges. Mais leurs gimmicks, bizarres, accompagnent souvent le rap de ces amateurs de flows tournoyants : bourdonnements, étouffements, saturations, vibrations, sonneries non identifiées – autant de particules déviant la trajectoire des rythmes, des mélodies…

Ce n’est pas de l’influence.
C’est de la contamination.

« Atlanta m’avalera » avait-il prédit.
Si elle l’a englouti, la ville ne l’a pas complètement digéré. Sa musique est restée coincée, quelque part, dans sa gorge, avant d’en réchapper à bord d’un cortège de trains fantômes, peut-être à force de trop appuyer dessus.

On ne saura jamais jusqu’où Trentavious White voulait aller, on sait, désormais, jusqu’où il revient.

Et peut-être que tous ces rappeurs spiralisés – Niontay, Veeze, Babyface Ray, Valee, Earl, Chief Keef, etc. – ne sont que des messagers, malgré eux. Des vecteurs. Des antennes tournantes.

Peut-être que dans chaque spirale qu’ils ouvrent,
dans chaque mot qui tourne trop longtemps,
dans chaque silence qui s’effondre sur lui-même,
c’est Bankroll Fresh qui persiste.

A Atlanta, l’ancien local de Street Money Worldwide est aujourd’hui barricadé. Le parement extérieur est lézardé par d’étranges courbes, comme si la façade avait été lentement pliée, remodelée de l’intérieur par une force centripète. Les voisins racontent que la nuit, on y entend un son. Pas un beat. Pas une voix. Un rythme circulaire, comme un shaker qui fouette l’air en accélérant.

Certains jurent avoir vu, au fond de l’ancien corridor où Bankroll Fresh posait avec D-Rich et Shawty Fresh, une silhouette répétant le même mouvement : une rotation lente et continue du buste, comme un danseur invisible cherchant à rembobiner le temps.

Interrogé sur ce que serait pour lui un disque parfait, Niontay répond qu’il pourrait donner la note maximale à l’album éponyme de Bankroll Fresh. Quelques mois plus tôt, en plein enregistrement de Fada<3of$, il déclarait avoir posé un couplet possédé par l’esprit du regretté rappeur.

Il y a, chez Niontay, quelque chose qui rappelle Bankroll Fresh, non pas par imitation formelle, mais par phénomène d’écho. Un écho déformé, étiré, déplacé dans le temps et dans l’espace. Si Bankroll Fresh représente la vitesse pure, Niontay en est la réverbération, lointaine et ralentie, le moment où l’onde de choc, après avoir tout traversé, revient frapper les murs, méconnaissable.

Son rappeur préféré était l’instant brut, le rap comme énergie cinétique, comme flux vital impossible à canaliser. Sa musique avançait sans se retourner, et incarnait cette Atlanta où les styles naissent, meurent et se recomposent à une vitesse telle que l’histoire elle-même peine à suivre. Bankroll Fresh, l’album, n’était pas une archive de l’époque ; il en était la combustion.

Fada<3of$, au contraire, est un album hanté par l’idée même de trace. Niontay ne rappe pas depuis l’instant, mais depuis l’après. Après la perte, après la fête, après le moment où l’on réalise que ce qui semblait aller de soi peut s’interrompre net. Là où la trap music de Bankroll incarnait un présent perpétuel, Niontay écrit depuis une spirale qui évoque sans cesse les mêmes motifs passés, les mêmes souvenirs, les mêmes absences, et qui reprend les exacts références que l’on trouvait déjà dans Dante’s Inferno, à la Three 6 Mafia, à 454, à Gucci Mane, à la NBA, à la Louisiane d’hier et à la Floride d’aujourd’hui.

Les deux jeunes hommes se rejoignent dans leur rapport au chaos, vécu de plein fouet chez l’un, recomposé chez l’autre. Les beats de Fada<3of$, majoritairement l’œuvre de Niontay lui-même, semblent souvent au bord de la désintégration : rythmiques bancales, basses saturées, textures lo-fi qui donnent l’impression que le morceau pourrait s’effondrer à tout moment. C’est une musique qui avance en boitant, comme un survivant marchant sur des débris. Les interludes, la courte longueur des morceaux, les respirations, donnent au disque une structure fragmentée. Et Niontay cultive moins un style unique que cette sorte de désordre, invoquant un spectre, large, déroutant, dans un capharnaüm où se croisent presque toutes les tendances du rap underground, mais abordées comme un tout, unique, unifié, pour nourrir un seul portrait : le sien.

Bankroll Fresh parlait depuis la rue, Niontay parle depuis la mémoire, et il y a chez lui une conscience aiguë de l’histoire – personnelle et collective – que son idole n’avait ni le temps ni le désir d’expliciter. Quand Niontay glisse des références culturelles, politiques ou communautaires, il le fait comme on poserait des balises dans un brouillard épais. Non pour expliquer, mais pour ne pas se perdre. Bankroll Fresh brûlait trop vite pour baliser quoi que ce soit ; Niontay avance en laissant derrière lui des signes, conscient que d’autres viendront peut-être marcher sur ses traces.

Et c’est peut-être là, dans cet espace entre la disparition et la persistance, que Niontay trouve sa singularité : un rap qui ne cherche ni à arrêter le train, ni à monter dedans à toute vitesse, mais à écouter, attentivement, le bruit qu’il laisse derrière lui lorsqu’il disparaît à l’horizon.

Par delà les bas-fonds de ce qui est visible à ceux restés à quai, l’exploration se poursuit. Sur Soulja Hate Repellant, Niontay expérimente suffisamment pour toujours se distinguer, au moins par les transformations de son timbre marmonné, trafiqué, accéléré. Sa spirale devenue foreuse, il continue de creuser divers sous-genres ou particularités régionales, très identifiés – et suffisamment profondément pour en faire remonter toute leur noirceur.

Cette fois, il navigue dans ce que Détroit, la plugg et le chopped and screwed ont de plus sombre, secondé par Gatorface (aka 454) qui infuse l’ensemble dans la vase pitchée de Floride. Cette boue noire, celle restée coincée sous les bottes des Soljas louisianais qui inspiraient ouvertement Bankroll Fresh, est une ombre crépusculaire qui plane sur la mixtape. Ces ténèbres défient autant Dieu que Satan, les règles du jeu que la morale, allant jusqu’à réclamer le réveil des zombies et la libération des assassins.

Cette impression noire n’est cette fois plus l’effet d’un vide, mais de la densité d’un trop plein. Bankroll Fresh est mort, certes, mais ses semblables et l’esprit qu’il portait sont partout, pour une raison simple : les vrais Soljas ne meurent pas, ils se multiplient.

illustrations : Sinq Nef