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En évoquant la ville d’Orlando en Floride, ce sont souvent les mêmes images qui reviennent. Certains se figurent ses gratte-ciels en centre-ville, bordés de bars branchés et de salons de tatouages, quand d’autres pensent d’abord à son équipe de basket qui évolue depuis une vingtaine d’années en NBA.
Ce qu’on retient avant tout d’Orlando, ce sont bien sûr ses parcs d’attractions : Sea World, Universal Resort, Lego Land, Tampa Bay et évidemment l’immense parc Disney qui s’étend sur plus de 30 000 hectares.
Entre le soleil, les stars NBA et les personnages de dessin animés, Orlando s’est donc forgée une image de ville féérique afin d’accueillir les touristes du monde entier. Une féérie en réalité bien fragile, autant que les chevilles de Penny Hardaway, et les décors en carton-pâte du château de Mickey ne font que cacher les stigmates de la crise économique. Autour des parcs, les employés vivent dans des motels qu’ils paient au jour le jour, quand ce n’est pas simplement dans leur voiture qu’ils dorment après avoir rangé leurs uniformes et leurs grandes oreilles.
Un peu plus loin, ceux qui n’ont même pas accès aux emplois Disney habitent des quartiers qui n’ont rien à envier à certaines villes du tiers-monde. Bref, Orlando est la reine du paraître et du faux-semblant, alors forcément, comme ce sont les spécialités de bon nombre de rappeurs, on se dit qu’elle a tout pour être une grande ville de rap.

Dans leurs histoires racontées à la première personne, la question de savoir si les rappeurs fabulent ou nous disent la vérité revient souvent. En général on ne sait pas ou on ne préfère pas savoir, et dans le meilleur des cas l’interprète est assez bon pour sonner comme quelqu’un qui a tout vécu, éludant complètement la question.
Dans les cas où il y un décalage, faire la séparation entre un rappeur, son discours, et la personne qui se cache derrière, pourrait revenir à la séparation faite naturellement entre un acteur et son rôle. La vie menée par Al Pacino n’enlève rien à celles de Michael Corleone ou Tony Montana, et celle de Williams Robert n’empêche pas la musique de Rick Ross d’être ce qu’elle est. Pourtant, le second se voit sans cesse reprocher de ne pas vivre ce qu’il rappe.
Le « pacte » implicite passé entre un rappeur et le public est donc différent de celui passé par un comédien, et il est problèmatique de procéder à cette séparation entre rôle et acteur. Comme si nous devions constamment être dans le film.
Les artistes doivent jouer avec ça, rester cohérent avec leur personnage, jusqu’en interview et dans toutes leurs apparitions publiques. – Quand ils jouent un rôle en tout cas, parce qu’il se peut que ce ne soit pas le cas. –
Toujours paraître « vrais » tout en étant dans la suspicion perpétuelle, voilà dans quoi sont empêtrés beaucoup de MCs. Et si ce constat peut être étendu à une majorité de rappeurs, une difficulté supplémentaire s’ajoute pour ceux qui, en plus, célèbrent des modes de vie illégaux. Beaucoup légitiment leurs propos en évoquant une vie passée, et peuvent ainsi rester « vrais » tout en évitant la prison. Mais il y a aussi ceux qui nous assurent que cette vie de criminel, ils la vivent encore. Pour ceux là, French Montana a résumé leur situation sous forme de conseil :

« Don’t call yourself a coke boy and still sell coke. »

Orlando la factice ne nous a pas déçu : En 2012, ses rappeurs ont plus que n’importe quels autres joué avec les faux-semblants, jusqu’à faire complètement exploser les fines frontières entre fiction et réalité. Et en plus, parce que ça reste quand même le principal, en ayant produit quelques une des meilleures mixtapes de l’année.

HOUSE ON HAUNTED HILL

Avec la figure omniprésente de Rick Ross, la Floride est habituée aux disques inspirés par le septième art. C’est dans les films de Martin Scorsese, Brian De Palma ou Michael Mann que Ross puise l’inspiration pour sa musique ; rien d’anormal pour quelqu’un voulant se forger un personnage de mafieux que d’aller chercher de la contenance dans l’ambiance et les personnages de ces films. Il est d’ailleurs loin d’être le seul à le faire.
Sur le même principe, le rappeur Armstrong a marqué le début de l’année 2012 avec une mixtape modelée sur le cinéma. Mais pour ce dealer de poudre, pas de références à Tony Montana ou Don Corleone, ses modèles ce sont Michael Myers, Hannibal Lecter et Jason Voorhees.

Comme tous les psychopathes et vilains de slashers, Armstrong possède son histoire expliquant les origines du mal.
Jabarus Nathan est né il y a trente ans sous un soleil rouge, sur les collines de Richmond à l’ouest d’Orlando. Très tôt, il entre dans les trafics en tout genre, et à 12 ans il est arrêté par la police, les poches pleines de cocaïne pure. A défaut de finir derrière les barreaux, il s’en tire avec un tabassage en règle et une haine décuplée pour l’ordre et l’uniforme.
Sa survie dépendant entièrement de ce commerce, il n’a pas d’autre choix que de continuer à vendre des cookies et des briques à l’angle des McDonalds. S’ajoute à ça les cambriolages, les vols de véhicules, et à 13 ans Jabarus est un membre des bloods à plein temps. Chaque année il gravit la hiérarchie du gang, au grès des allers-retours en prison et à l’hôpital, jusqu’à devenir un des gangsters les plus connectés de l’état de Floride.

A Orlando, Jabarus est craint pour son extrême violence et son absence totale de pitié. C’est aussi la balle logée dans son bras qui l’a rendu célèbre. Retrouvée là à la suite d’une fusillade, cette balle n’a qu’à moitié paralysé son bras gauche, d’où son surnom de « Strong Arm », celui qui stoppe les tirs avec son biceps.

Le rap, Armstrong s’y est aussi mis jeune, juste après avoir été viré de son collège pour y avoir introduit plus de drogue que vous n’en consommerez dans toute votre vie. Il sort quelques projets en 2005, mais rien qui ne résonne au delà des sous terrains d’Orlando. Puis en 2007, Jabarus Nathan prend dix ans de prison pour un braquage à mains armées.
L’histoire aurait pu se terminer là. La trajectoire, classique, d’un jeune gangster qui termine sa vie en enchainant les longues peines. Mais durant son enfermement, Jabarus aura droit à la visite de quelques un de ses anciens camarades de rue et de rap, notamment le dénommé Mook Boy.
Ce dernier rapporte à Strong que depuis qu’il est en prison, ses mixtapes sont devenus des petits classiques à Orlando, et qu’il tient, avec le rap, un bon moyen de faire beaucoup d’argent légalement.
Alors quand à la moitié de sa peine, en 2011, il est libéré, Armstrong décide de laisser sa vie de criminel derrière lui, afin de s’occuper comme il faut de ses quatre enfants et de sa carrière de rappeur déjà pleine de promesses.

SILENCE OF THE LAMBS

C’est en début d’année 2012 que sort Silence Of The Lambz, mixtape inspirée par le film de Jonathan Demme. Armstrong y performe la musique de gangster qu’il met au point en secret depuis maintenant quelques années, pleine de récits de têtes explosées, de conseils pour faire de l’argent facile, de cuisson de drogues et de tous les détails croustillants qui animent la vie d’Orlando. Mais la vraie vie d’Orlando, celle qui est cachée derrière les oreilles du Mickey.

« I’m sick of people talking about us like we’re all some happy ass kids going to Disney and Universal. Fuck That. »

Armstrong s’inspire de sa vie passée pour rétablir la vérité. Et comme pour contrebalancer avec la niaiserie de Disney, c’est avec plus d’agressivité, d’énergie et de folie que quiconque qu’il raconte les coulisses d’Orlando. Avec sa voix rauque, son flow gorille, parfois crié, et ses adlibs, rappelant son voisin Plies ou l’Orléanais Juvenile, il arrive à nous convaincre qu’il n’y a absolument rien de magique dans sa ville.
Au bout du disque, grâce à une interprétation sans retenue, le personnage créé par Armstrong fait passer Hannibal Lecter pour le chien Pluto. Il n’y a plus que ses enfants, sa mère et Dieu qui semblent capables de contenir son désir de destruction.

Des films d’horreurs des années 80 et 90, la mixtape emprunte aussi quelques samples issus des soundtracks. Et même quand la mélodie est originale, elle reste très inspirée par la musique de film d’horreur, avec des boucles de piano entêtantes de trois notes ou des sifflets venus d’outre-tombe. Le tout habillé avec les snares du découpeur de drogue, de variations à la flute, au violon, de synthés joués par le diable et vous obtenez un slasher mp3 dans l’univers des maisons pièges, où la vente de drogue accompagne le découpage des corps.
Le choix de beats est pour beaucoup dans la réussite du projet. Les samples et les mélodies synthétiques très lentes couplés à des bass soit très lourdes, soit plus rapides, aident à faire naitre l’ambiance oppressante et sont terrains de choix pour le rap tank, lent mais puissant, d’Armstrong.

Avec ce genre de street rap plein d’adlibs, on est tenté de comparer Strong à un Waka ou un Keef, avec des WAMP WAMP en lieu et place des POW POW et des BANG BANG. En réalité le rap d’Armstrong n’a pas grand chose à voir avec celui des deux gamins. Plus mature, plus écrit et finalement moins dans l’energie brut, Armstrong impose son charisme d’avantage grâce aux images qu’il additionne au fil du morceau. Pendant les couplets, ces images paraissent parfois complètement aléatoires et déconnectées, puis les refrains viennent les lier les unes aux autres pour qu’apparaisse une peinture plus claire… nous mettant un peu dans la position d’une Clarice Starling essayant de décrypter la psyché d’un Hannibal Lecter.

Tout juste après Silence Of The Lambz, Armstrong lance la promotion de Kold World Kold Blood, projet contenant une mixtape et un reportage sur sa vie. 645, premier single construit autour d’un sample hypnotique de Van Halen, devient rapidement un tube dans les rues d’Orlando. Dans les rues, mais nul part ailleurs pour l’instant, les DJ refusant de jouer la musique d’Armstrong, la jugeant beaucoup trop violente…

PHANTASM

Bien qu’il paraisse plus violent et cru que les autres, Armstrong laisse entendre que le quotidien qu’il décrit dans ses chansons est derrière lui. Il s’en défend ouvertement en interview, l’évoque parfois brièvement au court d’un couplet, aujourd’hui sa vie n’est dédié qu’au rap et à ses enfants, même s’il ne renie rien de son passé et continue de glorifier ceux qui poursuivent cette voie.

Ce comportement, ainsi qu’un certain nombre de rumeurs à son sujet, ont jeté le trouble dans le public de Strong. Pour beaucoup, il ne fait aucun doute qu’il n’a pas vécu ce qu’il raconte. Au mieux, ce qu’il connaît de l’univers des trafiquants de drogue serait lié à son passé d’indic pour la police. Sa libération après seulement cinq ans sur les dix prévus par sa peine, n’aura fait que jeter d’avantage d’huile sur le feu, et ses beefs avec d’anciens partenaires comme Mook Boy continueront d’alimenter ces rumeurs. Même l’histoire de son bras paralysé par une balle parait louche quand on le voit l’agiter sans problème dans ses clips… Alors, il n’existe pas une vidéo youtube sans commentaire à ce sujet ou de topic de forum sur lui qui ne tourne pas autour de cette question : Armstrong est il un menteur ?

Comme pour sceller à jamais le mythe de sa vie de gangster, Armstrong décide d’accompagner la sortie de sa mixtape suivante d’un DVD racontant sa vie. Ultime tentative d’imposer sa vérité, et dernier rempart anti-démystification.

En parallèle, la musique de Strong commence à faire le tour des Etats-Unis, et convainc non seulement le public, mais aussi quelques maisons de disques. Quatre labels seraient prêts à enrôler l’Hannibal Lecter du rap jeu. On parle de DTE, SODMG, mais aussi de MMG avec qui il multiplie les rencontres à Orlando. Et pour convaincre de tels mastodontes de l’industrie, Armstrong a quelques armes secrètes, comme un album qui serait déjà prêt, avec notamment un featuring de Future et un single en duo avec le légendaire Cam’Ron produit par Bangladesh.

MEET THE FEEBLES

L’ambition d’Armstrong, ce n’est ni plus ni moins que de devenir le nouveau Master P, d’arriver au sommet avec sa structure, ses partenaires et ses millions. Il crée alors Fly Boy Entertainment avec Killa Creepa, renommé F.B.M.L.E. suite à la fusion avec Moses Law Entertainment de son associé Flav Rock.

Killa Creepa et Flav Rock font partie d’une cohorte de rappeurs originaires d’Orlando aussi énervés qu’intéressants à suivre. Ajoutez-y Mook Boy, Giulio 4 ou Haitian Fresh du BSM et vous obtenez une des villes qui a été la plus productive ces deux dernières années dans l’underground, derrière la chouchou de la presse Chicago.

Killa Creepa, bras droit de Strong avec qui il forme les Titus Boys, est sur le même crédo que son collègue : Violence et récits crus, mais contés sur des rythmes plus traînants, et d’avantage marqués par les sonorités de leur Haïti natale.
Flav Rock, aka The Black Jimmy Coonan, a du se faire les dents en or sur les disques de Trick Daddy. Ne vous laissez pas berner par son humour un peu particulier, il n’est pas moins dangereux que les autres.
Giulio 4 est quant à lui le secret le mieux gardé d’Orlando. Sur « Offshore Exchange » il a su capter comme personne les atmosphères de la Yacht Music. Rappant sur la musique smooth qui sert à ambiancer les bars chics d’Orlando et d’Ibiza, il préfère parler du côté faste de la vie de gangster, en citant les marques d’alcool et de tissus les plus chers de la planète, avec une attitude qui rappelle parfois le jeune Shawn Carter.

IN THE MOUTH OF MADNESS

Kold World Kold Blood, comme toutes les suites de film d’horreur, n’est pas forcément meilleure, juste plus spectaculaire et violente. Les « pussy ass niggas » y sont déchiquetés à la pelle, et Armstrong arrive à y surpasser le niveau de brutalité de Silence Of The Lambz. Avec ce nouveau succès d’estime, une équipe plus installée que jamais, des labels qui lui tournent autour et un DVD dont les quelques extraits lachés font trembler la Floride, tout semble parfaitement aligné pour qu’Armstrong passe au niveau supérieur.
C’était sans compter sur la présence du F.B.I. dans l’équation.

Le 24 octobre 2012, la Floride entière a pu découvrir qui était Armstrong, puisque ce matin là, c’est sur son visage que le journal ouvrait.

« One of the most violent, sophisticated gangs in Central Florida — responsible for hundreds of crimes including homicides, drug trafficking and identity theft — was dismantled Wednesday with the arrests of nearly two dozen members.

Local, state and federal authorities built a racketeering case against 33 members of the Bloods and local sets of the street gang, including the Mohawk Boys, the Bullet Boys, the Fly Goons Lumberjacks and the Marlin Boys. »

Depuis plusieurs mois, le F.B.I. travaillait sur l’opération baptisée « Strong Arm », visant à mettre derrière les barreaux quelques un des gangs les plus violents de l’Est Américain, et en particulier l’homme a leur tête : Jabarus Nathan a.k.a Armstrong.

Le coup de filet est rude pour le rap d’Orlando étant donné que 90% de son contingent apparaît sur la photo ci-dessus. Puis, on se dit que si Armstrong passait son temps à dire en interview qu’il n’avait absolument rien à voir avec le trafic, quand d’autres se débattent comme ils peuvent pour prouver qu’ils sont hors la loi jusqu’au cou, c’est simplement parce qu’il était vraiment le gangster le plus menaçant de Floride. « Don’t sell coke and call yourself a coke boys » hein ?

Crédits :

Texte : NP aka PureBakingSoda
Illustrations :  VM aka bobbydollar

BONUS :

Puisqu’on est en Floride, profitons en pour complèter nos pokedex avec d’autres énergumènes du coin ;

Parce qu’il n’y a pas que FBMLE à Orlando, mais aussi des émissaires de la maison MMG. Cash Chris a été la tentative de Rick Ross d’avoir dans son équipe quelqu’un d’Orlando. A vrai dire, même s’il se fait très rare depuis trois ans, il semblerait qu’il soit toujours signé sur MMG. Il a simplement grandement souffert du mercato 2011, avec le passage de Pill, l’arrivée de Meek Mill, puis de la montée en puissance de Gunplay. Tout ça le relégant à jamais au rang de simple porteur d’eau, le voilà juste utile à retweeter les mixtapes des copains.
Sans avoir le talent des rappeurs sus-cités, on se dit qu’il est quand même dommage que ce Cash Chris soit porté disparu, puisqu’avec le départ de Pill il n’y a pas de trappeur dans la plus pure tradition du genre chez MMG. Il est par ailleurs intéressant de remarquer que, contrairement à l’appellation qui ne cesse d’être utilisée à tors et à travers, le genre trap reste relativement absent des gros labels rap (excepté un ou deux rappeurs d’Atlanta, et encore, puisque ce sont sur d’autres types de titres qu’ils comptent pour vendre des disques).

Je ne sais plus où, mais je me souviens avoir lu ou entendu un jour que l’on pouvait faire un lien entre la caricature du rap d’une certaine zone et la façon dont les habitants de cette zone aimaient l’arpenter. Ainsi, le rythme du boom-bap new yorkais se calerait sur celui des métros, quand les lentes sirènes g-funk rappelleraient les longs trajets en voiture obligatoires quand on vit à L.A.
En suivant cette idée, on s’imagine qu’en Floride les gens se déplacent peu, qu’ils garent leurs voitures en rond sur des parkings, les coffres ouvert en grand pour faire exploser des kilos de bass.
Evidemment je suis en train de raconter n’importe quoi, si ce n’est que, ce qui est bien typique du rap de Floride, ce sont ces bass qui viennent faire résonner vos cages thoraciques par l’intérieur. C’est pour ça qu’aujourd’hui le vrai rap Floridien ce n’est pas MMG mais Big Gates Records, les cris de Plies et XTra, et leurs prods qualité diamand qui vous arrachent les plombages si vous les jouez aux dessus des normes de décibels autorisées.

Crédits :

Texte : NP aka PureBakingSoda
Illustrations :  VM aka bobbydollar