Alors qu’il est absent d’Anyways, quelque chose rappelle Pi’erre Bourne dans le travail de Coupe, Marc B et 20 Rocket : les basses aux rebonds saturés, l’hybridité entre samples et rythmes programmés, les montages d’éléments dissonants et de compositions bizarres. Les espaces laissent un effet de vertige dans le son, comme l’impression de respirer des bouffées délirantes. Après tout, cet album fait suite à une mixtape intitulée «défoncé dans la cabine».
Cette atmosphère peut être drôle ou étrange, voire angoissante en fonction de l’état d’esprit avec lequel on entre dans le monde de Young Nudy. A sa façon de décrire des meurtres sanglants, de leurs préméditations à leur absence de justification, il semble que le but soit de provoquer des chocs visuels et moraux, à la manière de certaines comédies horrifiques. De ces univers, Nudy a parfaitement synthétisé le côté volontairement grotesque, au sens quasiment premier du terme, qui déforme et rend difforme la réalité pour que le comique et la terreur surgissent ensemble. Sa voix légèrement pitchée et les ad-libs qui ne laissent pas une seconde de répit entre les lignes recréent même le rythme et la patte burlesque de ces films.
L’étrangeté provient du décalage entre son timbre, le ton des productions et le contenu des textes. Ses fables ultra violentes et cyniques peuvent être racontées sur des nappes légères et lancinantes ou fredonnées sur les mélodies d’un dessin animé. L’écart entre ce qui est dit et ce que l’on entend donne un côté dérisoire au sordide, surtout quand Nudy laisse éclater son ricanement moqueur, qui rappelle autant un gremlin que le jeune Gucci Mane.
Ses thèmes sont ceux classiques du gangsta rap le plus immoral, mais son approche laisse la sensation d’être en lévitation au dessus de ses violences, ou dans une reconstitution cartoon. Quand au milieu de ce beau bazar, Nudy s’arrête pour raconter sa véritable histoire, on comprend que, comme chez son cousin 21 Savage, ses éclats de rire et son masque de Chucky permettent aussi d’échapper aux traumas. Mais son hilarité permanente, aussi proche de la démence sociopathe que de l’esprit comique, transforme tout en plaisanterie. Nudy se venge de la vie en dépassant amplement toutes mesures normales des choses, dans un excès de sexe, une profusion de drogues, une exagération de la violence, jusqu’à tomber ivre de rires.
Comme quasi tous les versants de rap auxquels il a donné vie, Gucci Mane ne se renouvèle plus, écrit et rappe comme s’il était lui aussi inspiré de lui-même. Venant d’un artiste dont une partie de l’intérêt était son flair pour l’innovation et une écriture qui a permis de voir et de raconter autrement le gangsta rap, le résultat n’en est que plus plat.
La platitude, qui rend accessible et inoffensif, est souvent le symptôme d’une musique pensée comme une formule algorithmique. On ne peut pas accuser Gucci Mane, dont le succès a toujours échappé aux mesures, de courir après les chiffres, il se peut qu’il soit néanmoins une victime collatérale de ces tendances, en singeant les jeunes pour combler son manque d’inspiration. So Icy Summer laisse la même impression que ses récents albums, que Gucci utilise les autres comme une béquille, se laissant porter au point d’avoir parfois l’air d’être l’invité. Les morceaux avec Young Thug ont des relents marins de So Much Fun, Nasty avec Young Nudy ressemble à une scène coupée d’Anyways.
Il n’est plus la pile électrique des Gangsta Grillz, ni le tank pataud du Brick Squad, ni l’auteur surréaliste de Gucci Sosa. Mais quand il s’éloigne de la jeunesse d’Atlanta pour retourner aux vieilleries du Tennessee, Gucci Mane redevient presque tout ça à la fois. Les duos avec Foogiano et Pooh Shiesty, particulièrement avec ce dernier originaire de Memphis, sont de bons exemples. Le biographique et menaçant Still Remember rappelle ses grandes collaborations avec Drumma Boy, et est à la fois une de ses meilleures chansons depuis longtemps en même temps qu’une possible explication de texte : « I had to laugh, it kept me from crying, said it was all good, but I was lying. »
Avant d’être submergé par sa créature, Radric Davis a longtemps été un as du persona, Gucci Mane a été et pourrait être redevenu un masque comme ceux que portent les acteurs. Quand celui-ci tombe, pour laisser voir non pas l’ancien Gucci mais un vieux Gucci, qui assume et joue de son âge, l’intérêt revient. Sur Breasto, Who Is Him, ou le sample diabolique de Lifers, le ton et l’attitude s’enténèbrent alors que les souvenirs s’empilent, et les gamins ne sont plus des faire-valoir mais les victimes de ce temps retrouvé : « Come by myself, I don’t need nobody help, I blaze you up like I’m Seth, Shoot til it’s empt, I shoot a 100 like Wilt, You keep a 30 like Steph. »
Il a récemment appelé les artistes noirs à entrer en grève, puis à fuir leurs labels négriers pour plus de libertés et d’indépendance. Quelques semaines plus tard, ces messages effacés, il s’excuse et sort cette compilation chez Atlantic Records. Ce revirement résume assez bien son parcours depuis 2016 : au final décevant, mais laissant entrevoir que Gucci Mane est encore un peu là, tapis derrière un sourire diamant et des abdominaux pare-balles. Quant à la raison de ce double-je, si elle n’est pas assez évidente, il l’a clairement exposée sous forme d’une question : «What’s your choice ? Red Pill, Old Gucci is back, or Blue Pill, New Gucci continue to live a better life ? »
illustrations : Pierre Thyss