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Ka – The Night’s Gambit

Ka a la voix des hommes habituellement silencieux, des muets volontaires qui préfèrent se taire parce qu’ils en ont trop vu. Alors Night’s Gambit, occasion d’entrer dans les souvenirs du tourmenté Ka, sonne comme s’il avait été enregistré dans le confessionnal d’une église.
Le quartier de Brownsville tel que décrit ici est sombre, sale comme les murs d’un vieux donjon moyenâgeux dans lequel on s’enfonce lentement au cours du disque. Le timbre monotone et calme de Ka, son flow quasi susurré et conversationnel, aident à nous plonger, inexorablement, dans les abysses de Brooklyn et là où le MC se cache ; où il se cache de la crasse de New York et du regard de Dieu, qu’il ne veut surtout pas voir en témoin de ce que la vie de Brownsville l’a forcé à faire.
On retrouve, comme dans Grief Pedigree, les textes fourmillants de références, labyrinthes de détails qui demandent plusieurs écoutes afin d’en connaître chaque recoin. Mais là où Ka fait un vrai bon en avant par rapport à son précédent album, c’est du côté des productions. Celles-ci participent grandement à la sensation d’écouter le disque dans une vieille église abandonnée. Des samples très discrets et des bass qui le sont toutes autant, pour que l’ensemble ne soit rien de plus que la bande son des scènes décrites par Ka. Parfois presque absentes, les rythmiques peuvent êtres remplacées par des bruitages sourds, comme ces mécanismes d’horloges sur « Our Father » qui semblent résonner depuis la boite crânienne en ébullition du rappeur. Seules quelques prods plus soul viennent faire respirer l’auditeur, sinon étouffé dans cette ambiance pesante, qui donne l’impression de nous faire porter, avec Ka, le monde sur nos épaules. Ecouter « Peace Akhi » au casque, oppressé par sa production lente et industrielle, et sous la canicule de ces derniers jours, est une expérience au moins aussi traumatisante que de porter une doudoune dans un sauna.
Avec Knight’s Gambit, Ka tient son meilleur album et un des meilleurs projets de l’année. Et il prouve que l’on peut approcher la quarantaine, faire du rap connoté 90’s, tout en continuant à expérimenter et à proposer une musique neuve et personnelle.

Tree – Sunday School II

L’église où nait la musique de Tree, toute aussi chargée en référence religieuse, est bien moins sombre que celle de Ka. La formule de Sunday School II reste la même que pour le précédent volume : des samples de soul pitchés, comme édités par une version crasseuse de No I.D., et calés sur des rythmiques trap. Le tout est porté par la voix de soulman, rocailleuse et saturée du rappeur, pour un style que ce dernier appelle « Soultrap ». Entre rap d’église et gospel de rue, Tree raconte Chicago, ses quartiers, ses habitants et sa tradition musicale. Tout dans Sunday School II, du grain des prods à la voix du rappeur, apparaît comme un interstice entre le beau et le laid : Tree embellît la pauvreté quand il la contemple et la raconte de sa voix éraillée, sali ses samples pour les rendre plus jolis et fait de son album un espèce de rayon de soleil dans les nuits glaciales de Chicago. Le projet trouve dans cet entre-deux toute sa cohérence, et rend pleinement compte de la personnalité toute en nuances de Tree, vieux routard du rap coincé entre la rue et l’église.
En ayant réglé le problème de mix/mastering et diversifié ses sonorités en faisant appel à d’autres producteurs (l’orgue boom-bap de « Safe to say », la rythmique de Bink! sur  « Devotion » ou l’espèce de turbine synthétique sur « Busters »), Tree livre un album qui n’a peut-être pas les singles du premier volume, mais qui dans sa totalité est un bien meilleur projet.

Autre album pour partir à la rencontre de Dieu, indispensable ce semestre : Kanye West – Yeezus

Migos – Young Rich Niggas

Bando : diminutif d’ « abandonned house », soit une de ces maisons inhabitées dont les fenêtres ont été recouvertes de planches en bois et autres morceaux de cageots endommagés. Ce qu’il s’y passe ne nous regarde pas, et tant que leurs résidents continueront à nous abreuver en musique, on fera mine de ne pas savoir. Les derniers arrivés dans le business du squattage de bandos, tout le monde les connaît depuis que Drake a commis un remix de « Versace ». Avant ça, Migos étaient déjà un petit phénomène à Atlanta, à l’affiche d’une soirée, souvent en compagnie de Que, chaque soir de la semaine depuis un an.
Le titre qui les a lancé « Bando » est le résultat d’une enfance bercée par le rap d’Atlanta post-2005: Zaytoven, OJ Da Juiceman, Soulja Boy, Gucci Mane, Travis Porter, et Future. Aucune de ces figures locales n’ont travaillé sur ce titre, mais on y perçoit nettement l’influence de chacune.
Alors forcément, quand Yung LA est tombé sur le titre, il s’est empressé de le faire écouter à Zaytoven qui à son tour n’a pas hésité longtemps avant de prendre le trio sous son aile. Aujourd’hui Migos est devenu le chainon manquant entre OJ Da Juiceman et Future, et a arrive à se faire accepter avec un genre de rap qui était (en dehors d’Atlanta) encore trop souvent ignoré ou moqué il y a quelques années. En 2009 Juiceman se faisait huer à New York quand il venait performer « Early Morning », il y a quelques mois, TakeOff et Quavo, venus chanter « Versace », étaient reçus comme des princes au même endroit.

Plus discrète que les explosives « Versace » et « Hanna Montana », « R.I.P. » est en réalité une des chansons de rap les plus incroyables de ces derniers mois. A première vue complètement déstructurée, avec un assemblage qui peut sembler improvisé de phrases, syllabes, adlibs, accélérations ou petites onomatopées, on se rend rapidement compte que tout ce capharnaüm est précisément millimétré. Les Migos ne sont jamais célébrés pour leur technique, mais le feeling extra-terrestre qu’ils développent sur ce titre démontre qu’ils ne sont pas que des machines à gimmicks, et que leur divertissement est façonné avec un compas dans l’oreille.
Pour le reste, Migos c’est ça, du divertissement. Et tout est toujours utilisé dans l’optique de créer quelque chose de fun. Même le double-temps, que les rappeurs utilisent trop souvent pour des démonstrations un peu creuses de technique, ne sert ici qu’à faire danser.

Gucci Mane – Trap House III

Comme à chaque saison de rap depuis presque une décennie, le saint patron des bandos revient avec une fournée de psaumes. Essayons de sortir des questions ressassées à chacune de ses sorties, mythes et légendes sur son retour ou sa déchéance, interrogations sur les étapes de sa carrière ou sur l’état mental dans lequel il se trouve, pour simplement voir ce que cet album a dans le bidon.

Trap House III est loin d’être parfait, avec quelques titres qui se ressemblent trop et d’autres qu’on à l’impression d’avoir déjà entendu. Mais dans son hyper productivité, Gucci Mane continue de tailler quelques perles et d’explorer de nouvelles choses. Confirmation de ce que laissait entendre « Scholar » sur Trap God II, Gucci s’est mis à l’émotion et l’introspection, peut-être même teintées d’une pointe de regret ? Il a su parfaitement retranscrire tout cela en musique, notamment en intégrant des petits climax émotionnels à ses chansons, des moments fugaces où la mélodie et sa voix change légèrement, nous faisant souhaiter que toute la chanson ait été comme ça – Il y avait cette lente montée en puissance dans « Scholar », jusqu’à son refrain qui n’explose jamais vraiment, il y a maintenant le dernier couplet de « Hell Yes » où Gucci fait sa déclaration d’amour d’une envolée Auto-Tunée en Alexandrin, qu’il rappe à coup sûr les yeux fermés. Aussi une chanson d’amour « Point of my life » est le deuxième moment fort du disque, produit par un Dun Deal qui est allé chercher des guitares country pour offrir à Gucci Mane sa première ballade romantique. Et quand il faut faire ce qu’il fait de mieux, du rap lourd, lent et puissant, le Trap God continue de dérouler. Surtout quand il est servit par les bass crunk et les synthés de cimetières de Drumma Boy (« Dipped In Gold » ; « Nobody »).

Pour animer sa maison piège ces derniers mois, il ne fallait pas passer à côté de : Doe Boy – Baby Je$us

Illustrations : Lomé Lu @

- OUTRO -

Tout récemment, trois des cinq meilleurs rappeurs en activité ont sorti des projets, ça n’a pas été reprécisé, mais il fallait aussi, évidemment et avant tout, écouter Gunplay (Acquitted), Starlito (Cold Turkey) et Kevin Gates (Stranger Than Fiction).
Le mois prochain l’album de Brick Squad, le retour de Young Scooter et la triplette Gucci Mane pour qu’il soit 10H17 toute la journée et toute la semaine.
Fat Trel et Shy Glizzy seront aussi de retour pour montrer ce que D.C. a dans le ventre, et le messie Earl sort enfin son deuxième album.

En attendant la prochaine saison de rap, restons sur ce cliffhanger digne d’une fin de saison des Jeux du Throne : Chief Keef, qui continue sa transformation en entité cybernétique, dessine les contours du rap de demain. Il a définitivement pris la pilule rouge, et le voilà libéré du joug des Illuminatis et des normes de l’exploiteur. Si vous n’y arrivez pas encore, c’est sans doute parce que vous êtes toujours reliés à une machine qui se nourri de vos excréments et des protéines de votre cerveau. Chief Keef est le lapin blanc, mon Dieu, laisser le glapire à l’auto-tune sur toutes les productions de Yeezus pour que nous soyons libérés de la matrice. « Almighty So » devrait sortir avant la fin de l’année.

Illustrations : Lomé Lu @

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En cherchant d’où peut provenir l’amour des trappeurs pour les mélodies enfantines, on finit par tomber sur la petite ritournelle de la « Ice Cream Truck Song ».
Ces quelques notes qui ont transformé des millions d’enfants américains en petits chiens de Pavlov ont par exemple été détournées par Master P dans la plus célèbre de ses chansons « Ice Cream Man ». Pas besoin du décryptage de Rap Genius pour comprendre où le boss de No Limit veut en venir, surtout que le parallèle entre les marchands de glaces et les dealers de coke existait dans l’imaginaire populaire américain bien avant ce titre.
Ironie ou revanche de l’histoire, une des mélodies les plus utilisées par ces camions qui ont sillonné tous les quartiers américains a été samplée sur une petite bouffonnerie raciste du début du siècle dernier, elle même inspirée par la bande son des minstrel shows.

En se transmettant de génération en génération de trappeurs à travers la musique, ces mélodies ont fini par être complètement digérées par le rap pour être entièrement détachées de leur origine. Alors aujourd’hui, quand Young Scooter fait ce genre de chanson, c’est sans doute sa culture rap qui parle (de Master P à Gucci Mane) plus que ses souvenirs de chasse aux camions de glaces.

La plupart des contes de Young Scooter plante le proverbial décor de la trap music, avec ses descriptions de maisons abandonnées et d’empilages de liasses de billets. Mais parce qu’il aime par dessus tout parler des difficultés du business et des faiblesses de ses acteurs, il est tout de même arrivé à se faire une place à part dans le champ surchargé du rap de rue. Dans l’univers de Scooter, rien n’est jamais facilement acquis, la richesse ne dure pas éternellement et il n’y a pas de place au sommet pour tout le monde. En réhabilitant l’éthique de la besogne et l’idée que la réussite est un combat perpétuel et individuel, Young Scooter (qui porte un Star-Spangled Banner autour du front) est peut-être le plus américain des rappeurs US… Tout en étant l’idéal type de ce que cette nation abhorre. Mais surtout, en parlant de trapping comme de n’importe quel job, il permet à n’importe quel travailleur d’être touché par ses histoires.

Des textes réduits au strict minimum, soit à des slogans transformés en mantras et à quelques mots clés réappropriés pour construire son propre vocable (ici jugg et ses dérivés, finessblack migocountin’, etc.), peuvent laisser place à d’autres choses essentielles de la musique : la mélodie et l’émotion. Les petites ritournelles enfantines des glaciers, on les retrouve aussi dans la voix de Scooter, un des rares trappeurs dont le rap peut être facilement fredonné. On pourrait lui reprocher sa manie de choisir ses notes toujours de façon dissonante, donnant l’illusion de le faire chanter constamment faux. Mais grâce à son apparence de Dumbo tout pataud, Scooter écrit des chansons résonnants comme des complaintes étrangement très addictives. Peut-être parce qu’avec son articulation qui fait disparaitre les consonnes trop agressives (à part peut être les G de quelques mots plus importants comme jugg, migo et gold…) il transforme le tout en petite tornade tranquille, qui transporte l’auditeur avec délicatesse dans ses voyages de Cleveland Avenue jusqu’à Colombia.

La somme de tous les éléments relevés jusque là fait que la musique de Scooter est souvent tintée d’une très légère mélancolie. Sans doute que sur d’autres productions (imaginons, celles sur lesquelles rappe Waka Flocka) le résultat aurait été différent, donnant à Scooter le style sauvage et volontairement imbécile d’un Casino par exemple. Mais son goût irréprochable pour les beats l’a amené  à ne travailler qu’avec Zaytoven et ses fils plus ou moins légitimes, soit une équipe de producteurs avec une vision toute particulière de la trap music.

People associate trap music or street music with hardness, but my key in making my music was trying to give a happy feel to that trap sound, just to make it more interesting and exciting. – Zaytoven

Tous les extraits soundcloud présents dans cet article ont été produits par Zaytoven.

Comme le bleu mélangé au jaune qui devient vert, c’est l’addition de l’attitude faussement maladroite de Scooter et des productions douces de Zaytoven qui laisse cette rosée mélancolique sur leurs collaborations. Zaytoven a appris la musique a l’église (il joue encore aujourd’hui de l’orgue dans deux églises d’Atlanta), et c’est de là qu’il dit tirer son goût pour les rengaines joyeuses toutes en aigües. Ses productions ont d’ailleurs pour effet de faire sonner comme des prêches quelques textes de Scooter, qui une fois sorti du four se transforme en prédicateur énonçant les règles et dénonçant les faux-semblants du trap-jeu. Et il semble que leur collaboration fonctionne comme une véritable interaction : Zaytoven a fini par adapter ses prods au style de Scooter, en atteste « Fake Gold », qui en sonnant légèrement faux comme l’aime le rappeur, transporte la musique du producteur des camions à glace jusqu’à des châteaux hantés où viennent se perdre les fake rappers.

La mixtape « From The Cell Block To Your Block » devrait sortir au début du mois d’Août. Young Scooter purge actuellement une peine de prison pour ne pas avoir respecté les conditions de sa mise à l’épreuve. Il devrait être libéré cet hiver, en même temps que son premier album « Jugg House ».

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Faire le tour du rap de Los Angeles revient à traverser les mille kilomètres de la ville à pied. Même en ne s’intéressant qu’à ces deux dernières années, il faudrait des pages et des pages pour simplement énumérer chaque disque, sous-genre ou micro phénomène nés là-bas. Parce que même si elle n’a plus l’éclat d’antan, Los Angeles reste une grande ville de rap, fonctionnant d’avantage en coulisse que par le passé, mais toujours laboratoire. Et pendant que Kendrick Lamar et TDE se sont envolés vers d’autres sphères, la Cité des Anges continue de vivre grâce à la musique de groupes d’artistes très différents, représentant chacun une des multiples facettes de la ville. Contentons nous d’en survoler trois : Les premiers ont transformé l’énergie solaire en machine à hits, les deuxièmes ont ravivé leur créativité à l’ombre des palmiers, et les derniers sont devenus des héros locaux en célébrant le traditionnel mode de vie californien.

Dijon McFarlane, dit Mustard, a fait ses classes en tant que DJ dans des soirées étudiantes d’Hollywood. De cette expérience, il dit avoir tiré la capacité de deviner avec une précision mathématique ce qu’un public souhaite entendre pour s’amuser. Pourquoi ne pas mettre à profit cette science de la fête pour produire une musique qui donnerait envie de danser à tous les coups? C’est après s’être posé cette question que DJ Mustard est passé des platines aux boites à rythme, afin de « donner naissance » à la ratchet music.
Pour bricoler ce son très épuré, Mustard a dépouillé deux styles californiens: les rythmes saccadés proviennent du jerk angeleno et les synthés hyphy de la Bay de San Francisco.
Une troisième influence transparait, peut-être moins évidente parce qu’originaire de bayous qui s’étendent à plusieurs milliers de kilomètres de Los Angeles. Les claps, les basses et les claviers épars rappellent aussi – surtout – le rap crado de Louisiane, celui de Young Bleed ou de Juvenile. Ce n’est pas un hasard si avec le temps, les jeunes acteurs de la ratchet music ont multiplié les références aux rappeurs de Baton Rouge et de la Nouvelle-Orléans, ont samplé certains classiques ou invité quelques légendes de là-bas.
Cet assemblage a engendré une ambiance salace, presque porno, comme si la musique cherchait à mimer le déhanché de la plus lubrique des strip-teaseuses de Sunset Blvd. C’est d’ailleurs de cet atmosphère que le son de DJ Mustard tient son surnom de ratchet, mot d’argot sans véritable équivalent en français, servant à designer une fille à la fois trash et furieusement sexy.

Avec le succès du single Rack City (deux millions de singles en un an), DJ Mustard s’est vu immédiatement estampiller hit-maker. Un an après ses débuts dans la production, il collabore déjà avec des stars du billboard tels que 2 Chainz ou Meek Mill, et est vite forcé de réappliquer la formule Rack City pour créer des tubes à la chaine. Mais plus intéressant, en attirant les projecteurs sur lui, Mustard draine quelques talentueux camarades. Englobés dans le mouvement ratchet à leur tour, de par leur affiliation au DJ ou simplement parce qu’ils sont jeunes et californiens, ces artistes s’appellent YG, Ty$ ou Joe Moses.

Originaire de Compton, le rappeur YG a été le premier à collaborer avec Mustard : la ratchet c’est aussi un peu son bébé. Si Mustard a été l’architecte sonore, YG est celui qui en a tissé les thèmes et l’attitude. L’esprit rappelle parfois celui du pimp Snoop Dogg, sauf qu’il n’est plus question de séduire les femmes pour des raisons crapuleuses, mais pour faire la fête, donner du plaisir et en recevoir. Grâce à cet univers de frimeur fornicateur, et au succès du titre Toot it and boot it, YG décroche un deal chez Def Jam puis CTE World, le label de Young Jeezy.
Aujourd’hui même d’anciens gangsters se sont rattachés au wagon YG pour donner un nouveau souffle à leurs carrières. Les derniers singles de Jeezy ou Yo Gotti invitent YG et/ou DJ Mustard pour transpirer cette Californie.
My Nigga, rampe de lancement pour l’album à venir de YG chez Def Jam, est un des plus gros tubes de l’année. Avec Jeezy et Rich Homie Quan pour lui ouvrir les portes de la Mecque du rap, YG a réussi quelque chose de rare : avoir un des titres les plus joués à Atlanta en 2013, sans en être originaire.

Sur Toot it and boot it on retrouvait au refrain un autre énergumène du mouvement, Ty Dolla $ign. Ce dernier, avec la mixtape Beach House, amène la ratchet music sur des terres R’n’B, en y couplant ses claps et ses claquements de doigts à des mélodies éthérées et à un chant légèrement autotuné. En plus de démontrer tout le potentiel pop de Ty$, Beach House fait déjà des émules puisqu’on en retrouve les traces évidentes dans des titres comme Pour it up, un des singles phares du dernier album de Rihanna.
Comparé à l’ancêtre louisianais, la ratchet californienne de Mustard sonne souvent un poil policée, comme si la boue collée aux basques des Hot Boy$ n’avaient pas supportée le soleil de Californie. Ty Dolla $ign fait parti de ceux qui ont réussi a apporter un supplément d’âme à cette musique, en incarnant parfaitement l’attitude qu’elle a voulu se donner. Pré-évolution lubrique de The-Dream, son machisme exacerbé devient romantisme grâce à ses envolées d’autotune. Sur ce terrain où le R’n’B moderne à réussi à faire passer bon nombre de ses acteurs pour des eunuques fantasmant le sexe, Ty$ apparaît comme une star de film érotique.

Décidément dans tous les bons coups de cette ratchet music, Ty$ s’est allié avec DJ Mustard pour produire un autre des meilleurs projets du genre: Whoop!. Grâce à la présence de Joe Moses, rappeur gangster affilié au BSM de Waka Flocka, Whoop! retisse des liens entre ratchet et traditionnel gangsta-rap californien. Le R’n’B de Ty$ se révèle alors avoir des relents de G-Funk, et l’ensemble arrive à nous faire penser à DJ Quik et aux Dogg Pound, dont un des membres, Kurupt, fait d’ailleurs deux apparitions sur la mixtape.
La combinaison Joe Moses – TY$ mérite d’être creusée, dommage que le label du dernier ne soit pas de cet avis et semble forcer son artiste à porter le préservatif. Espérons que cela ne nuise pas trop à l’avenir du Dolla $ign, car même si celui-ci s’annonce radieux, il serait dommage de le voir finir en machine à refrains aseptisés.

Isolé de son groupe pendant leur ascension fulgurante, Earl aurait pu avoir du mal à s’y réintégrer ou à reprendre le cours de ses créations. Surtout que, ne l’oublions pas, si sa mère l’envoyait se perdre aux Samoa, c’était pour le punir de son rap odieusement génial.

A son retour, le fascinant garçon a pris le temps de faire des choix intelligents pour sa carrière. Plutôt que de foncer tête baissée dans l’écurie de ses amis, il a monté une structure indépendante, Tan Cressida, et s’est choisit une conseillère de choix. Cette dernière, Leila Steinberg, est connue pour avoir été le premier mentor et manager du tout jeune Tupac Shakur, et n’aurait pas tardé à coller Ray Luv dans les pattes du garçon pour le coacher.
On pouvait penser que l’aura magique d’Earl s’estomperait une fois le brouillard autour de sa disparition évaporé, pourtant, de part ses choix étrangement matures, le garçon n’arrête pas de fasciner. Et, parce que c’est bien le principal, sa musique continue d’alimenter cette fascination. Sur une production à priori minimaliste mais en réalité truffée de détails, Earl se remet à nous parler, entre haine et amour, de son père absent, de son mal être et de sa récente notoriété. Chum était le premier extrait de Doris, son deuxième album. Il ne nous avait rien promis de particulier, mais ce titre, encore une fois accompagné d’un vidéo-clip surréaliste, a fait entrer Doris dans la catégorie des grosses attentes de l’année.

Finalement sorti en aout dernier, Doris met un point final à l’un des plus grands mystères du XXIème siècle : Earl et l’Île de Lost ne font qu’un, son album et la série TV partageant les même protagonistes.
A la manière d’un John Locke émerveillé par les pouvoirs de l’Île, la fanbase d’Earl avait érigé ce dernier en Messie, incarnation quasi mystique d’un rap aussi crade que virtuose. Ceux là ont sans doute été désarçonnés par le disque, Earl ayant complètement laissé tomber ses délires trashs d’adolescent et même une bonne partie de ce qui le rattachait à l’identité de son groupe d’origine. Seules les apparitions de Tyler viennent nous rappeler que le gamin est membre d’Odd Future. Son grand frère d’adoption sonne d’ailleurs presque hors contexte dans Doris, et chacun de ses couplets comme une tentative de Jack Sheppard de ramener tout le monde à la vieille réalité. Dans la jungle de Doris, on croit entendre MF Doom et Flying Lotus chuchoter dans les arbres sans jamais montrer le bout de leur nez, pendant que RZA, Alchemist et les Neptunes surgissent de nul part comme des ours polaires en plein climat tropical. L’ensemble, tenu par les productions d’Earl lui même et du duo Christian Rich, nous coupe du monde pendant 45 minutes – qui semblent durer des heures tant le disque est dense – nous enferme avec une bande d’ados qui rappent en donnant l’impression de s’en fichent de ce qu’on attend ou va dire d’eux. Chaque variation de prod et enchainement de titres abruptes semblent tout de même avoir été pensé, pensé pour que tout nous fasse perdre le nord, nous déroute, nous surprenne.
A la fin de l’album, Earl ne nous à amené nul part, n’a délivré aucun message et à simplement raconté son histoire, mais le voyage se suffisait à lui même. On ne demande qu’à y retourner. Et à chaque nouvelle excursion dans l’univers de ces ados sortis du temps et de l’espace, une nouvelle image apparaît, un nouveau détail de production se dessine mieux, pour au final nous rappeler sans cesse.

L’insulaire Doris n’a pas oublié son Sawyer et son Hurley. Le premier, a priori second rôle possédant les arguments pour devenir le vrai héro de l’histoire, c’est Vince Staples. Le rap de ce résident de Long Island est nettement plus voyou que celui de ses copains. Un rap de rue sombre, mature, mais pas toujours très accessible faute à un timbre monocorde et un choix de prods un peu hasardeux dans ses propres projets. La place que lui a laissé Earl sur son album (trois apparitions, dont un couplet gangster sur-armé de plus d’1min30) fait de lui plus qu’un invité sur le disque.
Cette année, Vince Staples est derrière un autre très bon projet « solo », avec pour une fois des productions qui font honneur à ses textes du début à fin. Stolen Youth est entièrement mis en musique par un certains Larry Fisherman…
L’Hurley de la bande, c’est lui, Larry Fisherman a.k.a Mac Miller, MC médiocre et millionnaire, abhorré par les auditeurs hardcore de rap, adulé par les collégiennes et les blancs de fraternités. Mais la tête à claque ultime de rap US a réussi quelque chose de fort depuis qu’il a quitté Pittsburgh pour la Californie: Il a commencé par démontrer qu’il était un bon producteur, puis a sorti un disque miraculeusement correct.

Le bénéfice de ses collaborations « organiques » sans doute, puisque Vince, Earl, FlyLo mais aussi Schoolboy Q et Ab-Soul ont tous parlé de l’omniprésence de Mac Miller quand ils sont en studio à L.A.. Et ce dernier ayant déjà démontré par le passé ses capacités d’éponge (pour rester sympa) il n’a pu que gagner en expérience aux côtés de ces talentueux Californiens. L’album Watching Movies With The Sound Off montre un Miller qui a appris à prendre le temps de bien mâcher ses influences avant de les recracher. Alors qu’il se contentait de présenter un numéro d’imitateur de supermarché dans ses premières mixtapes, il délivre ici quelque chose d’un poil plus personnel et surtout de beaucoup mieux construit. Le disque tient quasi uniquement grâce à ses productions, sans cesse teintées d’une légère mélancolie et empilant les détails sonores qui surgissent comme des réminiscences du passé. En somme, cet album de Mac Miller respire encore une forme de nostalgie, mais cette fois le rappeur est assez vieux pour qu’elle ne soit plus artificielle.

Dom Kennedy, et si c’était lui le vrai patron de Los Angeles ? Après le succès de son Yellow Album (presque platine en téléchargement et le single My Type of Party en rotation pendant des mois), il s’offre avec Get Home Safely des chiffres de démarrage trois fois plus élevés que le dernier Schoolboy Q. Forcément très convoité, Dom Kennedy s’est permis d’envoyer balader Rick Ross puis Interscope, préférant faire fructifier au maximum les bénéfices d’une énorme et loyale base de fan en restant indépendant. Si vous traversiez vraiment Los Angeles cette année vous pourriez constater que le rappeur préféré des locaux, c’est effectivement lui.

Pour bien cerner qui est Kennedy, on pourrait le comparer à tout un tas de personnages cool de série, de Fonzy à Dylan de Beverly Hills, mais ça ferait beaucoup de comparaisons avec la télé dans un même article. Kennedy est tellement bon sur ce crédo qu’il n’a pas besoin de beaucoup forcer, de parler de choses exceptionnelles, ni même de tellement rapper. En étant simplement lui même, avec un délivré à la limite du spoken word parfois, il détend le quotidien. Il n’a pas l’ambition d’être un grand rappeur mais, comme dirait le Captaine Nemo, c’est un « designer sonore » qui fournit les parfaites ambiances pour le mode de vie californien, la fête au ralenti sous les palmiers et les grandes traversées en décapotables sur suspensions hydrauliques.
Quasi entièrement produit par The Futuristiks, sorte de pendant funk à ce que sont les Justice L.E.A.G.U.E. à la soul, Get Home Safely est de loin son meilleur projet en date.

 Illustrations : Pierre Thyss

Certains passages sont des extraits épurés et remaniés d’articles écrits pour Tsugi n.60 & n.62