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Drakeo The Ruler a choisi son nom sans penser ni à Slick Rick ni à Drake. C’est une référence à Draco The Lawgiver, Dracon en français, le législateur athénien qui a fait passer le droit de l’oral à l’écrit. Ce que Drakeo code lui, ce n’est pas la loi mais le langage. A la première écoute du diptyque Big Banc Uchies / Flu Flamming vous ne comprendrez rien, vous n’avez probablement même pas compris le titre de ces chansons et c’est normal. Une partie du plaisir retiré de l’écoute de Cold Devil vient du décryptage de ses hiéroglyphes.

L’argot de Drakeo combine synecdoques et métaphores, dessine des choses en comparant un détail qui les compose. Si ses armes ont des chargeurs amovibles extendo alors il les appelle « Shanaynay », du nom d’un personnage de la série Martin qui porte des extensions de cheveux. Quand il se prend pour « Luke Skywalker playing laser tag » c’est qu’il agite comme des sabres lasers ces mêmes armes, cette fois équipées de snipers. Au centre de son lingo, l’expression « Flu Flamming » peut être prise pour un équivalent de finessin’, mais cette grippe qui s’infiltre dans la commissure des portes est d’abord synonyme d’home invasion, le cambriolage.

Sur Meet The Flockers YG est plus explicite dans sa description du cambriolage parfait « Find a chinese neighborhood, cause they don’t believe in bank account ». Drakeo use des mêmes clichés racistes, les femmes asiatiques donnent leur prénom à certaines de ses drogues mais surtout à ses victimes préférées. Parfois aux deux dans la même phrase : « I be Ling Ling boppin, Mae Ling just took me shopping ». Consomme t-il de la china white avant de dépenser le butin récupéré chez des asiatiques ? Peut-être, peut-être pas, peu importe tant que les voyelles sonnent comme des grelots et que l’effet est musical.

Il faut également décrypter le sens qu’il donne aux coupes de Dennis Rodman, à Fifi Brindacier, à la boue dans ses reins, à l’étranglement de serpents ou aux enfants qui câlinent ses mollets. On n’a rarement entendu d’argot si riche depuis E-40. Des formules cryptées que Drakeo mélange à un répertoire d’images étranges, souvent empruntées à la Bible et à la mythologie grecque, détournées pour les rendre malfaisantes. Il flotte sur la codéine, crucifie des martyrs, transforme les Judas en pierre avec la méduse de ses vestes Versace, déboule en batmobile pour s’infiltrer dans de grands manoirs et se transforme en vampire au douzième coup de pendule.

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Drakeo rappe sans souffle, comme s’il venait d’aspirer de la fumée, coasse en faisant craquer ses cordes séchées par les opiacés. Un timbre de lézard qui rappelle celui de Keak Da Sneak dont il pourrait être l’exuvie, un résidu froissé, essoré de toute vie et énergie. Son flow est lent, trainant comme une charrue libérée de son attelage. Il ne court pas après le rythme, il le laisse s’échapper pour créer une tension, un léger malaise voire l’angoisse.

Pour ce style qu’il surnomme nervous music, Drakeo veut des productions gothiques, sinistres, tapées de bass lourdes mais éparses. Comme son rap, elles ont quelque chose de nord californien, en plus sombre, plus amorphe. Des sonorités qui ont infusées Los Angeles grâce au ratchet de DJ Mustard, qui sont aujourd’hui noircies et ralenties par Bruce 24K, Duse, Beatboy et surtout Ron-Ron The Producer, autour duquel se retrouve toute une scène. Il y a la Stinc Team, composée entre autres de Ketchy The Great et de Ralfy The Plug le petit frère de Drakeo, la Shoreline Mafia, Rucci, Desto Dubb ou encore 03 Greedo. Le style de ce dernier est celui qui complète le mieux Drakeo. Le mélodiste extraverti et le styliste taciturne, l’affectif barjot et le sociopathe cryptique : leurs collaborations font partie des meilleurs moments de Cold Devil.

Originaire de South Central, Drakeo y habite toujours avec son frère et sa mère. Il ne rappe sérieusement que depuis 2015, quand sont sortis simultanément sa mixtape I’m Mr. Mosely et le single Mr. Get Dough extrait de l’album de DJ Mustard. The Ruler enchaine les allers et retours en prison depuis ses douze ans, et aujourd’hui ce sont les lois de Draco The Lawgiver qui continuent de mettre des bâtons dans ses longues chaussettes. Actuellement incarcéré pour possession d’armes, une rumeur le dit libérable le 30 mars prochain. En passe de faire du rap un moyen de vivre légalement, il pourrait s’extirper de son milieu criminogène, ce qui est peut-être plus facile à dire qu’à faire. Lors de sa dernière arrestation, la police de Los Angeles arrivait en diffusant sa musique depuis leurs véhicules, une façon de lui faire comprendre qu’il est aujourd’hui parfaitement identifié et surveillé, qu’il n’a plus le droit à l’erreur.

Cold Devil est sa quatrième et sans doute meilleure mixtape, parce que Drakeo y a affiné tout son style. Il s’amuse à aller toujours plus contre le rythme avant de s’y rattacher, tire sur le fond de sa gorge pour la rendre d’avantage granuleuse à mesure que les chansons avancent, et y fait une démonstration de tout l’argot de son écriture impressionniste et étrange. Mais c’est aussi la première fois que certains auditeurs de la première heure se demandent si Drakeo n’a pas perdu quelque chose en maîtrisant sa formule. C’est vrai qu’il poussait le vice jusqu’à rapper comme une porte qui grince à l’époque de So Cold I Do Em, que ses chansons étaient déjà pleines de « uchies » et de « shirleys ». Le risque d’une langue si neuve est de s’y enfermer, de l’épuiser à force de gimmicks. Ce n’est toutes fois pas le cas pour l’instant, et Drakeo ayant d’autres cordes à son arc, il tarde de vivre la prochaine virée à Chinatown du « foreign whip crasher ».

illustrations : Leo Leccia