On ne sent plus l’odeur de son propre foyer. Le rap, lui, a baigné si longtemps dans auto-tune que ceux qui ont l’habitude d’en entendre les oscillations ont cessé de les percevoir, tout du moins de les remarquer dans leurs formes les plus classiques.
Qui est encore capable de dire si le logiciel est continuellement branché sur Hella Greedy ou Mixtape Pluto ? Quand il l’est, y fait-on encore attention ? D’ailleurs, 03 Greedo et Future nous paraissent avoir la même voix au naturel que sur leurs enregistrements, et cela tient autant à la familiarité du procédé qu’à son véritable sens : non pas corriger mais accroître les aspérités, l’aigu du flow nasal chez l’un, le grain du fond de la gorge chez l’autre. Ce que l’on retient de leurs derniers albums, ce sont donc les moments où ils continuent de creuser, dans leur direction respective, pour aller par delà ce que leur offrait déjà auto-tune. Chez Greedo, le timbre est plusieurs fois imbibé d’hélium, au refrain de Plutoski, Future rappe avec le minimum d’effets labiaux pour que ce ne soit plus qu’un souffle guttural qui travaille – aucun des deux ne résulte uniquement d’une utilisation quelconque d’auto-tune. Pour le reste, indépendamment d’autres qualités, il n’y a rien qui ferait sursauter un auditeur de rap sorti d’un coma de dix ans.
Depuis Playboi Carti se sont les mutations complètes de la voix, jusqu’à devenir une entité cybernétique méconnaissable, qui sont devenues le procédé populaire que les oreilles distinguent encore, et qui donnerait potentiellement le tournis à un classiciste arrivé des années 2010 pour découvrir d’un coup FanOut de xaviersobased ou Rain de Skaiwater.
Il arrive que des artistes aient un lien naturel avec les évolutions de leur discipline, parce que le fond de ce qu’ils sont correspond aux formes qui arrivent. Ce fut le cas pour Lil Wayne avec auto-tune il y a dix-sept ans, ça l’est aujourd’hui pour 454 et les exagérations de la baby voice ou autre pitch trafiqué.
Il y a d’abord une affinité culturelle, 454 étant originaire de Floride, là où le rap s’écoute en sped-up, ces versions accélérées qui transforment les rythmiques en petites mitraillettes et les voix en gazouillis d’écureuil. Puis, il y a la génétique, ou le don de Dieu, la voix naturelle de 454 étant finalement assez proche de celle que l’on entend quand elle est pitchée et gonflée de mercure. Pour lui, la baby voice est donc autant un moyen de poursuivre une tradition qu’une méthode pour assumer son timbre, et devient souvent un levier pour l’introversion. Cela rappelle certaines utilisations d’auto-tune encore une fois, mais aussi l’usage de ce type de voix par d’autres artistes introvertis, comme Frank Ocean, qui s’en servait comme d’exo-cordes vocales protectrices sur Nikes.
Casts of a Dreamer s’allume comme une console, sur le son d’un logo qui s’immerge dans l’océan pour nous plonger dans la nostalgie de l’an 2000, quand les OST de jeux vidéos s’inspiraient de la scène rave, en puisant dans la jungle, la drum & bass, la house et la techno, dont les répétitions frénétiques suscitent les mouvements nécessaires à la capture des singes fugitifs de Ape Escape. Les productions solaires, à la fois douces et psychédéliques de 454 captent les sons et l’esprit chaotique de cette époque. Le mix aqueux enchaîne les titres sans discontinuité et sans faire sentir la durée, pour préserver le roller coaster de textures et d’émotions tout en maintenant l’impression de naviguer dans un unique océan modélisé pour la Playstation.
Au bout du tourbillon hypnotique, une fois assuré que nous sommes bien perdus sur une plage brésilienne où les filles chantent en portugais, 454 peut se permettre, discrètement, de laisser entendre sa véritable voix sur quelques titres. Peut-être qu’un jour nous ne serons plus capables de la différencier de celle transformée par le sped-up.
Aperçu il y a dix ans empruntant les ruelles reliant Kowloon à la Seine Saint Denis, Jwles écrivait dans un anglais traduit du sanskrit, alignant le décodage des hiéroglyphes aux tablettes tactiques de Jerry Sloan et, déjà, traçait un continuum étonnant, reliant Raekwon aux Pucc’ fictions et à la Screwed Up Click. Du Purusha se pose explicitement les questions auxquelles on espère répondre avec un premier album – qui suis-je ? qu’est-ce qui me définit ? – en ayant la bonne idée de ne pas y donner de réponse définitive.
En une décennie, Jwles n’a cessé de muter, mais est resté ce globe trotter confortable, dont le perpétuel mouvement à permis de toujours sentir, voir de devancer, l’air du temps. Il ne renvoie plus le besoin de chercher à figer qui il est, et continue librement les diversions, sous auto-tune, en baby voice, soufflant ses vers solitaires avec l’articulation la plus minimale ou en répétant leurs rimes comme si elles étaient raturées avant de revenir comme un écho. Cette manière de réduire les formes à leur niveau moléculaire, pour ne garder que le flegme, un lexique surprenant et la musicalité la plus simple de chaque phonème, est le résultat de son long et cohérent parcours, allant des Diggin Thru The Mine aux divers EP collaboratifs, passant par l’Asie, Atlanta, New York, et toujours porté par une passion du jeu, un french flair qui lui donne envie de continuer là où d’autres auraient botté en touche.
Avec Bijoux, Jwles n’est pas arrivé à destination, c’est l’époque qui a fini par le rejoindre là où il allait depuis le départ : de 454 à Niontay, de Nudy à Valee, ou attesté par les connexions organiques avec Slimesito et le Grinchset, c’est tout un kaléidoscope d’écoles de rap qui semblent se croiser au carrefour où attendait Jwles, des artistes qui ne voient plus boom-bap, trap, samples, voix naturelles, trafiquées, textes, gimmicks, Est, Sud, Ouest, comme des éléments à potentiellement mélanger, mais qui les abordent comme un tout déjà unifié par leur amour holistique du rap.
L’apport de Blasé, qui produit entièrement Bijoux, renforce l’impression de douce sérénité et donne à Jwles un côté rappeur en vacances. Leur plugg music devient musique légère grâce aux vents jazz et funky soufflant sur les images d’Épinal, ce qui donnerait presque à leur binôme des airs de version cartoon et optimiste de Houellebecq et Burgalat sur la Playa Blanca. Puis au bout de la promenade, quand la prod se mue en musique électronique d’avant-garde et que le texte devient abstrait, la ligne de partage s’efface pour faire disparaitre le duo, le sens, les langues et toutes autres formes de démarcations, afin de ne garder que le rap et la sensation agréable de son éternel voyage.
illustrations : Hector de la Vallée