Marie

Le 28 août 2005, l’ouragan Katrina lève une vague qui recouvre la Nouvelle-Orléans, forçant près d’un million de survivants à émigrer, détruisant des centaines de kilomètres de côtes et provoquant plus de 80 milliards de dégâts matériels. Lors d’une collecte de fonds télévisée, Kanye West perd son calme et lâche que « George Bush ne se soucie pas des noirs. ». Si seulement il n’y avait que lui.

La négligence et les réactions racistes sont généralisées. Les médias décrivent les victimes noires comme des pillards et non comme des survivants, rapportent l’hystérie des métropoles alentours, apeurées de devoir accueillir des populations dites prédisposées au crime.

Les autorités réquisitionnent dans l’urgence le Superdome, un stade couvert resté intact. A l’intérieur sont entassés près de 30 000 hommes, femmes et enfants, qui pendant plusieurs jours survivent sans provision, sous des températures avoisinant celles des albums de Juvenile à cause de la surpopulation et des kilos de déchets et d’excréments qui emplissent les couloirs.

La première décision du président, prise depuis son ranch texan où il termine ses vacances, est l’instauration d’un couvre feu et le recours aux services de la société de sécurité privée Blackwater. Réputée pour son rôle dans l’occupation américaine en Irak, Blackwater envoie ses mercenaires armés patrouiller dans la ville, au cas où des survivants ne seraient pas assez désespérés. Quiconque ose se servir sur l’étalage moisi d’un magasin ou emprunter un véhicule pour s’enfuir de cet enfer, est immédiatement incarcéré ou abattu.

Alors que ce n’est plus qu’une immense flaque brunâtre où flottent les cadavres et les maladies, les ruines de ce qu’était la Nouvelle-Orléans sont transformées en véritable état policier.

Le nombre de morts immédiats est estimé à environ 1 800 personnes. En soulignant que 68 % des victimes sont noires, on pourrait penser que ces chiffres reflètent la démographie de la ville, à prédominance afro-américaine, mais le taux de mortalité des résidents noirs est bel et bien quatre fois supérieur à celui des non noirs. Même les quelques efforts consentis par le gouvernement sont teintés de racismes. La FEMA par exemple, a fourni des remorques à 63 % des habitants de la ville très blanche de Saint-Bernard, un chiffre descendu à seulement 13 % pour des quartiers à majorité noire comme le Lower 9th Ward.

A cet avant goût d’Apocalypse, s’ajoute donc l’attitude du gouvernement américain, intensifiant le traumatisme du désastre. Et cette insoutenable sensation que pour certains la catastrophe fut une opportunité.

Il y a Blackwater, qui gagne des millions à chaque jour d’application de la loi martiale. Il y a les établissements carcéraux privés qui s’engraissent à chaque nouvel arrivant. Il y a les spéculations immobilières, qui explosent alors que des millions de dollars d’argent public sont alloués aux efforts de réaménagement. Il y a le maire, Ray Nagin, reconnu coupable de corruption après avoir accepté des pots-de-vin de la part de promoteurs. Il y a le vice-président Dick Cheney, qui empêche les équipes d’urgence de rétablir le courant dans deux hôpitaux, exigeant que soient entretenues en priorité les stations électriques d’une pipeline diesel dans laquelle lui-même et quelques collègues milliardaires ont des intérêts. Il y a le réseau d’éducation privée, qui fait privatiser entièrement le district scolaire de la Nouvelle-Orléans, renvoyant les 4 700 enseignants du public pour mettre en place un réseau d’éducation discriminatoire à but lucratif.

La cité Magnolia, Hollygrove et Valence Street sont entièrement ensevelies sous les eaux, avec eux, la maison de Cita, les tombes de Rabbit, de Soulja Slim, et les souvenirs d’enfance de Dwayne Michael Carter Jr. Si Lil Wayne échappe à l’ouragan de 2005, il n’en est pas moins traumatisé par celui-ci.

On raconte qu’à cette époque il entre dans la plus belle période de sa carrière, son apogée artistique, mais cela n’a que peu d’importance pour lui. N’ayant plus aucune attache le liant à la Terre ferme, Lil Wayne se laisse porter par des vents ascendants et quitte notre planète. Sur Dedication 2, il explique, avec un certain je-m’en-foutisme, qu’il est le meilleur rappeur au monde.

C’est avec nettement moins de détachement qu’il évoque les évènements de Katrina. Palpitant au galop, yeux exorbités, Wayne conclue cette mixtape en se laissant posséder par l’esprit de Marie Laveau, et lance aux responsables une de ces malédictions vaudous qui font la renommée de sa ville désormais fantôme.

Au milieu des images de corps en décomposition et de têtes explosées par les milices privées, on entrevoit sur Georgia… Bush le début d’une haine incommensurable pour les hommes en costume…

illustration : Hector de la Vallée

Jayz

Au printemps 2005, en pleine session d’enregistrement du deuxième Carter, Lil Wayne reçoit un appel anonyme. « Je te vois. », dit son mystérieux interlocuteur avant de raccrocher. Wayne retourne en cabine en ayant du mal à dissimuler son excitation : il a reconnu la voix de Jay-Z.

Lil Wayne est tout proche du sommet. Mais seulement proche. Sur le pic de la montagne, il n’y a qu’une seule place, et pour beaucoup, dont Wayne, c’est le new yorkais Jay-Z qui l’occupe à cette époque. Façon d’afficher son envie de régicide, Wayne multiplie les références à Shawn « Jay-Z » Carter dans ses textes, et appelle ses albums Tha Carter, comme pour insinuer que s’il porte le même patronyme que le Roi, c’est signe qu’il en est son successeur.

Quand sort Tha Carter en 2004, Lil Wayne raconte que c’est une référence à la cité Carter du film New Jack City. Mais tout le monde comprend qu’implicitement, ce titre signifie qu’il ne peut en rester qu’un.

Une dernière fois produit par Mannie Fresh, Tha Carter est autant le quatrième album de Lil Wayne que son véritable premier. Après dix années de chrysalide, le papillon éclos enfin, il est Juvenile, B.G. et Turk à la fois, même un peu plus encore. Et grâce à son fils prodigue, c’est tout Cash Money qui entre dans l’âge adulte tout en gardant une rage adolescente.

Mannie Fresh mélange tous les types de guitares, les saveurs country à quelques démences synthétiques, et réussit le tour de force de rendre le son du label à la fois plus ostentatoire et glamour, classe et décrassé. Dans cette fête accessible à tous, Lil Wayne devient virtuose, aussi drôle qu’émouvant, et laisse transparaitre quelques bribes de ce monde sans limite qu’il cache dans sa tête : à peine l’introduction terminée, il a déjà épousé une reine vaudou et dépassé la chaleur du soleil en planant au dessus des pélicans louisianais.

Une chanson clôt la première partie de sa carrière, hommage poignant d’un enfant, qui après être arrivé au niveau de ses grands frères, s’apprête à les surpasser : I Miss My Dawgs. Chaque couplet est dédié à un ancien Hot Boy$ à qui Lil Wayne rend tout ce qu’il lui a apporté. L’époque où ils chantaient Bling Bling tous ensemble, où Dwayne était leur mascotte, paraît terriblement lointaine. Little Wayne est devenu grand.

Lil Wayne ne prendra jamais la place de Jay-Z, pour la simple raison que ces deux artistes n’ont rien à voir. Parallèle au rap orthodoxe relatant l’American Dream de Jay-Z, Lil Wayne développe un univers beaucoup plus imagé. Son écriture automatique mélange des éléments du réel à des fantasmes ésotériques, et fusionne le matérialisme au surréalisme. Dans son monde, la tristesse d’une enfance défavorisée côtoie la joie que procure un plongeon depuis les étoiles, et les billets de banques prennent vie en tombant du ciel.

Plutôt que rivaux, et si les deux Carter devenaient alliés ? Il y a vraisemblablement eu une tentative de rapprochement puisqu’un soir, en plein concert, Lil Wayne annonce qu’il quitte Cash Money pour rejoindre Roc-a-fella, le label de Jay-Z.

Birdman ne conçoit pas de perdre sa meilleure gagneuse, et fait à Lil Wayne une offre qu’il ne peut refuser. Jusqu’alors, il ne voulait pas entendre parler de Sqad Up et de Money Yungin’, mais pris à la gorge par les manigances de Jay-Z, Birdman propose à son « fils » d’être à la tête de son propre label, sur lequel il peut signer ses amis et les artistes de son choix… à condition de rester ad vitam æternam chez Cash Money Records.

Avant l’été 2005, les premières pierres de Young Money, un des labels les plus fructueux de l’histoire du rap, sont posées. Son rêve va se réaliser, Lil Wayne est aux anges.

Une joie de courte durée.

« Est-ce l’Apocalypse ou un exercice incendie ? J’ai vu un papillon mourir en enfer aujourd’hui. »

illustration : Hector de la Vallée

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Un matin de 1991, Reginald « Rabbit » McDonald accompagne le futur Lil Wayne dans le pavillon du 7th Ward où habite Mannie Fresh. Rabbit souhaite lui acheter une instrumentale pour que Dwayne puisse enregistrer des démos à envoyer chez Cash Money Records.

En aparté, Rabbit explique au producteur qu’il n’a aucunement l’envie de voir son fils adoptif se lancer dans une carrière de rappeur. En faisant semblant de prendre cette passion au sérieux, il espère mettre assez de pression sur les frêles épaules de Dwayne pour qu’il abandonne et se concentre sur l’école. Mais dès cette première rencontre, Mannie Fresh a une intuition qui se révèlera juste.

« Cela ne fonctionnera pas. Il est évident que l’école est facile pour lui, c’est un génie. Et il a besoin du rap pour canaliser certaines choses… »

Une douzaine d’années plus tard, Birdman fait croire que la relation malsaine qu’il entretient avec Lil Wayne est celle d’un père avec son fils. Pourtant, il utilise le rappeur comme un puits de pétrole, ne lui reverse pas un seul dollar de royalties, mais le loge, le nourrit et le couvre de cadeaux comme un enfant, ou comme un esclave gâté, qui estime ne plus avoir besoin de salaire.

« La façon dont Lil Wayne appelle Birdman « Daddy » m’évoque plus une relation entre un proxénète et sa gagneuse qu’entre un père et un fils. »

Le seul œil bienveillant posé sur Lil Wayne est celui du tout aussi abusé Mannie Fresh. L’unique beatmaker de Cash Money connaît Dwayne depuis qu’il est enfant et, contrairement à Birdman, a toujours cru en son talent. Après The Block Is Hot, c’est à Mannie Fresh que Wayne demande l’autorisation de pouvoir jurer dans ses chansons, et vers lui qu’il se tourne pour choisir les titres qui figurent sur ses albums. Même s’il envisage lui aussi, comme B.G., Turk et Juvenile, de quitter sa prison dorée, Mannie Fresh aimerait offrir un dernier disque à Lil Wayne avant de rendre son contrat au diable.

Pendant l’enregistrement, une obsession musicale marque profondément le parcours de Lil Wayne. Son corps est déjà recouvert de tatouage, mais il vient d’ajouter un « Lucky Me » sous son oreille gauche, et sur son mollet droit, un couplet entier tirée de la chanson du même nom, écrite par Shawn Carter, alias Jay-Z.

Lil Wayne est pris d’une passion frénétique pour le rappeur de Brooklyn, étudie sa discographie comme une profane liturgie, y cherche l’inspiration, des signes, et se persuade que ce n’est pas un hasard si il partage le même patronyme que Shawn Carter. Pendant des mois il n’écoute rien d’autre. Alors, quand au terme de son immersion dans la musique de Jay-Z, Wayne apprend que ce dernier souhaite prendre sa retraite après la sortie du Black Album, il est affolé.

Aussitôt la série des SQ terminée, dont le septième numéro improvisé était déjà inspiré par la technique d’écriture de Jay-Z, Lil Wayne enregistre The Prefix, une mixtape construite sur des productions du Black Album et de quelques titres classiques de Jay-Z.

Les intentions de ce Lil Wayne plus carnivore que jamais sont ambivalentes. Souhaite-t-il attirer l’attention d’une idole ou abattre un adversaire ?

illustration : Hector de la Vallée