KA2

Sur chacun de ses albums Ka met en scène les mêmes destinées. Des chroniques au moins aussi vieilles que cette musique qualifiée un jour de “Black CNN” parce qu’elle serait le témoignage d’une réalité incomprise et mal traitée par les chaînes d’information, témoignage de la vie des perdants du système, des hors la lois, des déviants, souvent celle d’afro-américains. En tant que vieille âme du rap, Ka raconte ces sempiternelles histoires mais ses mots ne sont ni ceux d’un bulletin d’information ni ceux d’un documentaire naturaliste.

Les règles qui régissent un quartier expliquées par le jeu d’échec ; un film sur la guerre froide et la propagande pour parler de conditionnement social ; la vie d’un enfant du ghetto racontée comme les tribulations d’un samouraï ; la mythologie greco-romaine pour peindre les tragédies observées depuis sa fenêtre. Utiliser ces thèmes et univers différents pour illustrer des trames liées entres elles a eu plusieurs effets. Le premier est de faire de Brownsville une sorte d’axis mundi, sur lequel le temps et l’espace n’ont pas de prise. Un lieu qui existe partout, en tout temps. Conséquence directe, le deuxième effet est de faire prisonniers ses personnages, en montrant que les perdants et les déviants affrontent sans cesse les mêmes adversaires, qu’ils ne se réincarnent pas en vainqueurs mais revivent éternellement leur malédiction, partout, à toutes les époques. Enfin, cette utilisation de la mythologie et de la fiction pour coller des bouts de réel entre eux, fait tomber ce quartier-monde dans le romanesque. Ka ne se projette jamais complètement ailleurs, ses textes se situant entièrement à Brownsville, mais ses références viennent brouiller la frontière entre les allégories et l’absolument concret. Encore sur Descendants of Cain, on ne sait pas qui de l’Ancien Testament ou de la biographie de Kaseem Rayan sert à éclairer l’autre. Les morales d’avant et d’ailleurs fonctionnent encore une fois ici, maintenant, et vice versa.

Le flow sans relief, le ton neutre, forcent à écouter le texte et l’écriture poétique, d’où viennent les souvenirs et donc les sentiments, les émotions, puis les principes et enseignements qui en découlent. On dit de ses albums qu’ils méritent plusieurs écoutes pour tout saisir, simplement parce que Ka ne fait pas que rapper comme un pasteur, il écrit aussi ses textes comme des sermons, plein de symboles attendant leur exégèse. Son récit de la violence et de la pauvreté en devient presque épique. Souvent revient l’idée que la fierté tempère les regrets de certains choix, de certaines fautes commises pour vivre. Son style entier est une manière de rendre ces vies captivantes et glorieuses, sans nier leur brutalité, d’insister sur la fierté de ceux qui traversent ces turbulences en restant debout.

Les apparitions de Roc Marciano sont une autre constante qui aide le monde de Ka à basculer dans la littérature. Il surgit sans être annoncé, pas même sur le tracklisting, comme une icône ou un demi-dieu, dont le style outrancier tranche avec l’austérité de son ami. Un personnage de roman noir ou de cinéma des années 1970, ceux dont la réussite contrarie les Cain du quartier. Une fois n’est pas coutume, Roc Marci tombe le costume de pimp sur Sins of the Fathers pour se joindre entièrement au sujet central du disque : plaider non coupable des fautes de ses prédécesseurs, et déconstruire l’engrenage qui mène aux crimes.

Pour la première fois depuis quatre ans, Ka s’est chargé de la majorité des productions. Toujours sans boite à rythme, pour leur préférer des boucles nues qui vont et viennent, créant la tension d’une vague qui ne se brise jamais. L’absence de rythmiques renforce le ton sourd, nocturne, l’impression de silence de cathédrale déjà donné par la voix. L’ensemble crée une atmosphère qui accompagne les images comme une bande son de cinéma, nourrissant les textes et l’imagination sans les parasiter. Les cordes qui font les cent pas sur Unto the Dust ou la voix de nymphe sifflante de My Brother Keeper renvoient tout de suite à Yen Lo, Orpheus et à leurs beatmakers respectifs. Mais même pour ses propres beats, Ka semble avoir appris de ces collaborations avec Preservation et Animoss, et s’inspire de leurs choix de samples comme de leurs manières d’en tirer cette sève à la fois stressante et homérique.

I Love (Mimi, Moms, Kev) semble trancher avec le reste. Sur le Musical Massage de Leon Ware, Ka écrit chaque couplet pour une personne différente, s’élève un temps hors de Brownsville pour égoïstement parler de lui à travers des êtres chers. Mais dans le deuxième couplet, dédié à sa mère décédée, une clé relie cette conclusion à l’ensemble : “From viewin’ what you went through, I learned grace under fire. Sayin’ you proud of me, the sweetest words ever. Purest soul I know moms, you deserve better. Whatever aliments you nursed me back to health. Defend me even when the enemy’s in fact myself.” Déshabillé de la fiction et des écritures saintes, les textes de Ka tournent encore autour des mêmes thèmes. Et en écoutant l’un de ses plus beaux couplets on se demande ce qui est le plus bouleversant : que derrière chacun de ses personnages depuis 12 ans, se cachaient en réalité lui et sa mère, ou qu’encore une fois, l’amour et la fierté permettent de tout surmonter, y compris la pire des douleurs.

mozzy

Mozzy aussi traverse un deuil, celui de sa grand-mère, évoqué simplement à travers une note vocale qu’il se refuse à effacer de son téléphone. Quand Ka utilise un couplet entier, il ne faut qu’une phrase à Mozzy pour lui dire les mêmes choses : le manque, mais le soulagement de savoir qu’elle a été fière. Ce qu’il n’a pas en densité d’écriture, Mozzy le compense par un charisme magnétique et une maîtrise de tout ce qui rend la langue efficace, vivante et dynamique. Son sens du détail qui pique fait défiler des bandes annonces en quelques lignes. Ses détournements des niveaux de langage et de la fonction des mots donnent des tournures inattendues à ses phrases. Comme tout rappeur nord-californien qui se respecte, ses inventions de figures de style et de vocabulaire donnent l’impression d’entendre, et de décrypter, des messages codés. Surtout, il sait faire tout ça en restant simple et accessible.

Pour Mozzy, le centre du monde s’appelle Oak Park, et pour lui aussi il symbolise les lieux similaires. Pendant longtemps, sa musique était d’abord tournée vers les récits meurtriers, entrecoupés de confessions sur les traumatismes qui en découlent, et Mozzy rassemblait par sa capacité à résister aux coups de poing que cette vie lui réserve. C’est lui, ses épreuves, ses contradictions, qui inspiraient du courage. Après ses premières mixtapes, on attendait un album qui graverait dans le marbre toute cette adrénaline. A la place, sans forcément le remarquer, nous avons assisté à une lente transition.

Désormais, ce que l’on retient de ses visites d’Oak Park est sa manière de donner de la substance aux habitants et de ne pas oublier l’humanité des plus déclassés. Sur Sleep Walkin il s’adressait aux prostituées avec des mots en général réservés aux infirmières ou aux mamans, aujourd’hui ce sont les SDF de Skid Row, traités comme des héros de guerre, qu’il célèbre jusque sur la pochette de Beyond Bulletproof. Mozzy s’est reconverti en champion du peuple, dévoué et bienveillant, dont une partie du fatalisme s’est mué en optimisme. Et ce n’est plus seulement dans la sienne mais aussi dans leur propre vie qu’il invite les autres à trouver fierté et courage. Le gangster tel que décrit par Mozzy est donc une figure altruiste, impliqué dans sa famille et sa communauté. C’est aussi une vision de l’art et du succès tournée vers le réel, possiblement inspirée par sa rencontre avec Nipsey Hussle à qui il rend d’ailleurs un hommage sur The Homies Wanna Know. Encore une perte allégée par le souvenir des liens d’amitié et de respect qui avaient été tissés.

Pour être un homme du peuple il vaut mieux savoir être simple et accessible, la musique de Mozzy s’est donc en partie adoucie, notamment grâce aux guitares sèches, à la légèreté des pianos et aux reprises de mélodies bien connues du R&B, comme Let Me Love You ou Can’t Let You Go. Pourtant la violence sous toutes ses formes est loin d’avoir disparue, elle fait partie du quotidien de ceux à qui il s’adresse en premier, reste un thème central de son rap et en inspire les sonorités. Mais même sur les basses de la mob music la plus impétueuse, Mozzy trouve toujours un mot réconfortant pour ces gens à part, ceux que l’on croise aussi sur les disques de Ka.

illustrations : Hector de la Vallée

3YARD

Conway, Roc Marciano, Ka, Mach-Hommy, anthologie du rap new yorkais noir et bien serré, à lire chez yard. Illustrée par le sombre Bobby Dollar.

pbsbilan

Quelques albums, quelques chansons, sans classement ou presque, pour se souvenir de quelques trucs cool de cette année.

DAYS WITH DR. YEN LO

« Le dernier album de Ka débute par un supplice. « Blood, Blood, Blood…» du sang coule de la pointe d’un stylo et tombe au compte goutte sur le front de l’auditeur.» Lire « Gardien des Nuits de Brooklyn» sur Dr. Yen Lo.

DIRTY SPRITE 2 / 56 NIGHTS / BEAST MODE

« Dans la culture haïtienne, une personne dont l’esprit a quitté le monde des vivants devient zombi en retrouvant son corps. C’est à peu près le trajet qu’on imagine entrepris par l’âme de Future.» Lire « Fringe Event #17072015 : Walkers of Atlanta» sur DS 2

BARTER 6

« Des changements de flow en plein couplet jusqu’aux adlibs qui ne laissent aucune respiration entre les mots, beaucoup de choses évoquent soit un trop plein, soit un manque de souffle.» Lire « That’s How You Let That Bitch Breath Fool» sur Barter 6

BLADADAH

Il y a quelques années, le Boss Tuego a.k.a. your plug’s plug me demandait si j’avais entendu parler de ce rappeur qui commence un morceau en clashant un mec mort. Avec son timbre légèrement éraillé et sa façon de sortir les aigus par le nez, il fait penser au Lil Rue des bons jours. Quant à sa gouaille infatigable, et ses images violentes détourées à la craie, elles rappellent le génial et trop fainéant Husalah. Ce rappeur qui déterre les cadavres en se marrant, c’est Mozzy.

Sacramento a toujours été une cousine sombre de la déjà peu accueillante Bay Area. Là bas, la Mob Music sert à essuyer ses larmes et les traces de poudre, mais surtout à dénoncer ses propres larcins, essentiellement des meurtres ultra-violents et tout un tas d’activités tournant autour du refroidissement de corps humains. Mozzy est brutal, malin, sans vergogne. Et en décrivant avec précision un environnement qu’il comprend avec plus de finesse qu’il n’y paraît, il réussi à nous faire entrer dans la psyché d’un meurtrier de sang froid, tout en nous plongeant dans sa réalité de manière effroyablement concrète.

En alternant productions pleines de notes sinistres, et samples à la lueur triste, Bladadah nous coince entre le besoin de tuer et l’envie de mourir. La meilleure porte d’entrée dans l’univers de ceux qui ont fait les beaux jours de Sacramento et de la Bay Area en 2015 : Mozzy, E-Mozzy et Celly Ru.

I DON’T LIKE SHIT, I DON’T GO OUTSIDE

Enfermé dans un tout petit placard avec un quatre pistes aussi vieux que lui. Il fallait au moins ça pour sentir Earl et son pouls, sa toux, le cliquetis des machines et la pâteuse entassée au coin de ses lèvres. Les réactions autour de son album montrent qu’il n’est pas toujours simple de comprendre les introvertis. I Don’t Like Shit est sombre, mais certainement pas dépressif. Earl ne se laisse pas ensevelir par ce qui l’inquiète. Il assume mais s’amuse de son anxiété, de son isolation, et se marre en nous imaginant réagir à ses petits élans misanthropes. Plus Larry David que Kurt Cobain, en somme. Mais je suis peut-être le seul à éclater de rire à chaque fois que j’entend « Nigga I ain’t been outside in a minute, I been living what I wrote».

L’avantage d’un album court, c’est que les détails et les meilleurs moments deviennent encore plus marquants. Un beat qui switch, un changement de flow, le sequencing. Ou Na’Kel, qu’on entend sortir de la cabine sur DNA, submergé par l’émotion, avant de revenir rendre hommage à son ami décédé quelques minutes avant l’enregistrement.

SUMMERTIME ‘06

Au bout de la conquête de l’Ouest, le rêve américain a été personnifié en la figure du surfeur. Buste en V, cheveux blonds, et décontraction du mec à qui le capitalisme a réglé tous les problèmes. Jusqu’au jour où Miki Dora a débarqué de sa Hongrie natale, pour enfoncer son gros poing dans la carte postale. Brun et poilu, solitaire, bagarreur et un peu voyou, il a été un des premiers à représenter une autre vie californienne.

L’album de Vince Staples est habillé par des sons marins, de vagues et de cris de mouettes, et nombreux sont les titres à emprunter des éléments de surf music, des guitares rock aux sonorités hawaïennes. Mais le son étouffé et étouffant, et les sirènes anxiogènes d’une émeute latente, ne laissent aucune place au doute : Vince Staples nous plonge dans l’envers, là où les gangs de surfeurs sont composés de Miki Doras en bandanas bleus. Méfiez-vous de l’eau qui dort, les dents de la mer sont sous la planche.

L’univers que No I.D. ramène (venu du Nobody’s Smiling de Common) est très mécanique, industriel. Miraculeusement, cela rend l’insolent Staples beaucoup moins rigide qu’à son habitude. Certes, ses chants sont backés par une voix féminine, mais même son flow parait plus souple, balancé. L’ambiance et les propos se tiennent, et font de Summertime ’06 une danse macabre et malaisante.

STACK SEASON

Cash Money, No Limit, puis tout le gangsta rap californien de L.A. à Oakland, traversés par le vent glacial du Michigan. Quatre-cents degrés sous zéro, ou YG en manteau de fourrure à 400 000 dollars, pour le meilleur album du meilleur rappeur-producteur de la meilleure scène locale actuellement. Ils n’étaient pas encore arrivés à la fin de leur première écoute de Stack Season, que les membres de mon gang s’étaient déjà tous achetés une voiture de luxe de la même couleur. L’avantage d’être du côté pacifique de l’Atlantique, c’est qu’on peut dire que Payroll Giovanni est numéro un, tout en écoutant Icewear Vezzo et Peezy, sans risquer de finir en chaise roulante après un passage par la station service.

INTROVERSION / I’M MOVIN’ TO HOUSTON

Il y a des évènements qui ne se racontent qu’à travers leurs conséquences. Alors, après nous avoir invité dans sa biographie avec Black Sheep Don’t Grin, Starlito ouvre les portes de son crâne avec Introversion. Culpabilité, addictions, insomnies, solitude, la seule chose que Starlito refuse toujours de connaître, c’est la honte. Et grâce aux conseils de sa grand-mère il sait comment tirer des enseignements de chacune de ces épreuves. « It’s a thin line between joy and pain» dit-il, mais il faut bien comprendre que le passage de l’un à l’autre fonctionne dans les deux sens. Avec I’m Movin To Houston on sait que Lito est plus du bon que du mauvais côté en ce moment. Derniers mètres d’un long tunnel avant la lumière et @ PEACE w/ Myself.

LIVING LEGEND

The Last of a Dying Breed. Prendre cinq drogues différentes en même temps et lire « It’s Not An Album Review, It’s The Truth» sur Living Legend.

EVERLASTING MONEY

Je ne sais plus qui a dit un jour « A-Wax, c’est Drake qui aurait passé 10 ans de sa vie au pénitentiaire pour enfants». Le parallèle ne plaira ni aux fans de Drake, ni aux fans d’A-Wax, mais il faut bien avouer que Been A Long Time peut faire penser à une version sociopathe de Worst Behaviour. Par contre, s’il entendait la canadienne être fière de clamer « no new friend« , Waxfase lui rétorquerait immédiatement qu’on est mieux complètement seul, puisque forcément mal accompagné (avant de sortir de sa poche les paperworks prouvant qu’OB O’Brien est un indic’).

EverLasting Money est un projet bâtard, qui ressemble plus à une manière d’alimenter les fans en attendant la vraie suite (Pushin’ Keys et Pullin’ Strings 2 en 2016) qu’à un disque travaillé comme Pullin’ Strings. Mais l’enchainement des huit premières chansons condense le meilleur des albums précédents, entre appropriation et sublimation d’un son du moment, écriture poignante et misanthropie extrême.

MATIERE NOIRE

Cachés dans la matière noire, les tesseracts sont des lieux où le temps et l’espace s’inversent. Que se passe-t-il quand les évènements d’une vie, devenus des espaces physiques, se déroulent tous en même temps ? Seuls Joseph Cooper et Riski ont la réponse. Sur fond de bandes FM 80’s et d’harmonie des sphères, Matière Noire est un voyage mémoriel où la frontière entre passé et présent a disparu.

DARKEST BEFORE DAWN

Pusha T est devenu un rappeur fondu dans l’esthétique de son label, et le très « fantaisie sombre tordue» M.P.A. est encore là pour le rappeler à la chapelle GOOD Music. Mais grâce à Timbaland et Q-Tip Darkest Before Dawn garde un côté time capsule pleine de poudre 10 ans d’âge.

HEART OF THE PROJECTS / INSTITUTION

Le rookie de l’année est une version moderne du Solja louisianais, relocalisé en Floride. Avec une énergie juvénile, Kodak Black réactualise chaque facette du rap de B.G. et Boosie : les tourbillons de bpm où se côtoient violence et fierté, les balades amoureuses pour filles perdues et les éponges à spleen. Sur Fed Up il traverse la rue comme s’il avait tous les malheurs du monde attachés à la cheville, et son vrai tube à la fausse lenteur, SKRT, transpire les bouffées de chaleurs d’une descente de molly.

ET AUSSI…

Boosie « Fly Away » ; Chief Keef ; Bankroll Fresh & D.Rich ; Young Buck, Shy Glizzy & Icewear Vezzo « Lie Detector Test » ; PNL ; Conway The Machine « Reject 2 » ; Plies « Hello » ; Young Dro « It’s Whatever » ; Scarface « I Don’t Know » ; Joe Lucazz « No Name » ; Sauce Walka ; No Limit Forever

Et pour finir, une compilation de 9 titres (+3) sortis en 2015, pour quand même se rappeler que cette année était globalement à chier. A l’année prochaine.

jacka4

DL : YOU CAN MURDER ME BUT NEVER KILL MY THOUGHTS

illustrations : Hector de la Vallée