Pris séparément, les titres de Cold Turkey sont des perles de mélodies éthérées, sauvagement ravagées par une boulimie addictive de basses. Lil Lody par exemple, ex-copycat de Lex Luger, est allé muscler son jeu dans les nuages de Clams Casino et tient désormais l’écrin parfait au désarroi de Starlito. A chaque fois, c’est une démonstration du meilleure de la trap music, parce qu’incarnée par un rappeur qui n’hésite pas à se mettre tout entier dans ses chansons, avec une honnêteté parfois presque brutale, poussée jusqu’à cette frontière où l’immensément personnel devient universel. D’où ce sentiment de sans cesse avancer en terrain connu, d’être face à un reflet familier : Aussi loin que l’on puisse être du quotidien du rappeur, il est toujours possible de se retrouver dans ses récits de trahisons, d’amour, de paranoïa ou de fuites impossibles. Starlito ne s’embarrasse pas de trop de gimmicks, ni de démonstrations techniques ou de punchlines, seule son écriture sert de réceptacle aux émotions dont il semble vouloir se libérer, à la manière de la « pensine » des magiciens de J.K. Rowling. Ses textes denses ont toujours permis à ses chansons d’avoir une « replay value » infinie, d’y découvrir à chaque fois de nouveaux détails ou sens, et ceux de Cold Turkey ne font pas exception.
Mais pris dans son ensemble, l’album dessine quelque chose de supérieur à la somme de ses parties. Avant Step Brothers 2 et son shakespearien Caesar & Brutus, Starlito a laissé entrevoir ses talents de dramaturge sur ce Cold Turkey. Cette fois-ci, peut-être malgré lui, c’est d’avantage aux machines infernales grecques que le rappeur renvoie.
Parce que l’entame du disque est une introduction qui ressemble à un prologue, expliquant le thème de l’histoire, les chansons qui suivent deviennent soudainement un enchainement d’actes et de scènes, et chaque invité un personnage assujéti au propos de Starlito. « Cold turkey » est une expression américaine, c’est quitter une mauvaise habitude sans tergiverser, d’un coup, et ici ce sont les conneries de rappeurs et de la rue que Lito veut abandonner « cold turkey ». Quitter la vie de gangster, en somme. Une fois cette idée placée dans la tête de l’auditeur, les thèmes classiques de la trap music germent différemment : quand Starlito parle de ses envies d’argent et de flingues, se dessine l’impression d’assister à des rechutes, et les couplets sans vergogne des invités deviennent les émanations d’un environnement qui ne cesse de ramener Starlito là où il ne voudrait plus être. Plus le disque avance, plus on se demande si tous ses protagonistes ne sont pas simplement prisonniers de leur univers, et s’il est finalement possible de faire « cold turkey ».
L’idée est parfaitement résumé dans Luca Brasi Speaks, titre sur lequel Starlito est symboliquement absent, comme pour marquer d’avantage son rôle de metteur en scène. Seul maitre à bord, Kevin Gates y déboule avec la voix plus grave et éraillée que jamais, chargé d’une haine bouillonnante et contenue. Ce Luca Brasi pourrait être le fantôme des Noël passés ou futurs de Starlito. Représente t’il la vie que le héros peut réussir à fuir, ou ce qu’il deviendra après avoir renoncé à se libérer de ses démons, pour de bons brûlé par sa condition et résigné à vivre « la vie d’un général » ? C’est à l’auditeur de décider si la conclusion de Cold Turkey est optimiste ou pessimiste.
Avec ce disque, le suivant Fried Turkey, et la mixtape Funerals & Court Date sortie en toute fin d’année dernière, Starlito est entré pour de bon dans la cours des grands, des immenses. Brad Jordan genre de merde. Cette année, s’il devait n’en rester qu’un, sans hésiter un seul instant, c’est lui.
10 autres albums de 2013 : Shy Glizzy, Law 2 ; KA, The Night’s Gambit ; Young Scooter, Street Lottery ; Young Thug, 1017 Thug ; Kevin Gates, The Luca Brasi Story ; Tree, Sunday School II ; Foxx, Cold Blooded ; Ampichino, Da Krazies 2 ; Gunplay,Acquitted ; Lil Durk, Signed To The Streets
Texte : PBS / Illustration : Hector de la Vallée