Sur Barter 6, Young Thug est aux fosses sous-marines ce que Future est à l’hyperespace, ce que Drake est à une averse sur les carreaux d’une tour de quarante étages. C’est le mix et la boulimie de filtres de Wheezy qui rendent les productions distantes et donnent cette impression. Plus on avance dans l’album, plus elles semblent s’éloigner, comme étuvées, et plus s’accentue l’impression de plonger sous les mers en même temps que dans la tête de Young Thug qui ne s’est jamais autant livré que sur B6.
L’intro débute avec un abus de filtres passe-bas qui donnent l’impression d’entrer et de ressortir la tête de l’eau. Embarquées sur ce morceau qui, à en croire les leaks, s’appelait originellement Overseas, les basses lentes et saturées deviennent le tambour d’une vigie de bateau pirate. Dommage que Young Thug n’ait pas ressorti le flow corsaire de Rich Nigga Shit pour l’occasion, parce qu’avec les bruits de goéland du capitaine Birdman, on a la sensation de partir à flot sur une des sept mers.
Les bruits électroniques, étranges et rocailleux, qui passent d’une oreille à l’autre tout au long de Can’t Tell et Dome rappellent ceux des abysses, qu’on reconnaît pour les avoir entendus dans 20 000 lieux sous les mers, sans pour autant être capable d’identifier exactement d’où ni de quoi ils viennent. Knoc Off s’ouvre avec une mélodie céleste, dont l’écho évoque la distorsion d’une lumière aperçue sous l’eau, avant que de nouveaux jeux de filtres dessinent des déplacements sous la mer puis une remontée à la surface.
Emmitouflé dans ces productions comme dans un sous-marin, Young Thug en relie les rares et distants éléments entre eux, avec sa voix. C’est cette dernière qui a le premier rôle, et qui trône devant tout le reste, avec cette technique si particulière qu’il n’est plus nécessaire de décrire aujourd’hui (cf. #). Mais en s’enfonçant là où l’oxygène se fait le plus rare, Young Thug met en avant un élément clé de cette technique.
Les effets de « souffle » ont une place particulièrement importante dans le rap de Young Thug. Et c’est peut-être une des choses qui le différencie d’autres rappeurs pleins de double temps et d’accents caribéens.
Des changements de flow en plein couplet jusqu’aux adlibs qui ne laissent aucune respiration entre les mots, beaucoup de choses évoquent soit un trop plein, soit un manque de souffle.
S’il mange la moitié des mots sur un refrain, est-ce parce qu’il a développé sa technique sans avoir appris à gérer sa respiration ? Comme beaucoup d’artistes autodidactes, il a très bien pu construire son style sur des caractéristiques qui auraient été corrigées s’il avait eu un entrainement académique. Un peu comme un basketteur de rue qui apprend à rentrer ses paniers tout seul, et développe un geste de shoot qui, tout aussi efficace qu’il soit, ferait hérisser le poil d’un coach de club.
A la façon des blagues en CAPLOCKS qui se moquent de Meek Mill et de sa manière de beugler, des « LOL he sounds like Lil’ Wayne with asthma » pullulent sur les réseaux sociaux et montrent que la gestion du souffle de Young Thug interpelle.
Et si, en voulant se moquer, ces gens avaient en fait remarqué un truc essentiel ? La comparaison ne plaira probablement pas à tout le monde (quoi que), mais dans sa façon de changer le rythme des flows et de les pousser jusqu’au dernier souffle, la technique de Young Thug peut parfois rappeler celle de Pharoahe Monch.
Dans How To Tap : The Art & Science of the Hip-Hop MC, Pharoahe Monch explique que sa technique a été construite autour de son asthme. Ses fast flows seraient une façon de combattre sa peur de suffoquer, et les ralentissements et accélérations à priori impromptus, une manière de dissimuler ses reprises de souffle.
Pour son numéro 90 (Mars 2014) Fader a envoyé des journalistes passer plusieurs jours en compagnie de Young Thug. Le photographe de l’équipe a par la suite raconté sur son blog dans quelles conditions la photo qui sert à illustrer la couverture a été prise. Si Young Thug y apparait allongé sur une table de billard rouge, immobile et les yeux dans le vague, c’est qu’il se remet doucement d’une crise. Parce que comme Monch, Young Thug est bel et bien asthmatique.
Sur Barter 6, Thugger est moins dans la démonstration technique que sur ses titres pré-Rich Gang. Depuis son passage éclair chez Birdman, ses performances paraissent peut-être moins imprévisibles, mais aussi plus maitrisées : la sensation d’effort a complètement disparue, et ses gorgées et hurlements fluides comme la mer des Caraïbes glissent sur ces productions squelettiques, pour finalement ne faire plus qu’un avec elles.
Il reste néanmoins des moments de bravoures, notamment Halftime où il multiplie les flows comme Jésus décuple les pains. Mais les chevaux ne sont vraiment lâchés que sur Just Might Be. En apnée total après être arrivé tout au fond de son album, il y livre sa prestation la plus Monch-esque. « That’s called breathin’, that’s how you let that bitch breath fool » dit-il, après un refrain impossible à chanter sans quatre paires de branchies.
A l’exception des rappeurs de son entourage, les copycats de Young Thug ont tendance à abuser d’Auto-Tune. Ce n’est pas toujours évident à repérer à l’oreille avec certitude, mais en réalité Young Thug l’utilise très peu, et il semblerait que le seul morceau de Barter 6 chanté avec Auto-Tune soit With That. Evidemment, il y a d’autres titres où sa voix a été éditée, filtrée, modifiée après (ce n’est pas pour rien qu’il envoie régulièrement du respect à son ingé son), mais Young Thug n’enregistre pas directement avec la machine.
Lil’ Wayne a ramené les raclements de gorge, les syllabes étirées et les adlibs auto-tunés. Puis, Future a remis au goût du jour et modernisé les doubles temps et dérapages à la Lord Infamous grâce à la machine. Ces tics, flows, grains et façons de poser la voix ont fait écoles, et été repris à foison au point d’être assimilés à Auto-Tune. En les entendant, on a parfois la sensation que le correcteur a été utilisé sur le son, alors que non. En quelques sortes, Wayne et Future ont (ré)ouvert des portes avec Auto-Tune, aujourd’hui Young Thug et d’autres n’ont plus besoin d’utiliser la clé pour emprunter ces portes. C’est presque de l’« Air Auto-Tune », en somme. Le principal intéressé tentait d’ailleurs de l’expliquer dans sa récente interview pour les Inrocks :
« The best way to use the auto-tune is not to ! And that’s what I do : I do not use auto-tune ! I know I have this image but in reality, if you take all my records, I had to use it for five or six tracks. And this is where the guys who copy me are planted : I do not use auto-tune, I sing. »
Evidemment, le liquide qui coule au début de l’album et dans lequel Young Thug plonge la tête la première est violet, et son voyage dans l’océan un trip halluciné dans sa drogue de choix, la codéine. Le dauphin bleu qu’il chevauche plus loin est une capsule de MDMA, et sa « mi-temps » en track 8, un cocktail mi-xanax mi-percocet. Son vocabulaire lui vient de Gucci Mane, mais sa façon de raconter ses hallucinations et sa vie sexuelle sous l’emprise des drogues rappelle bien sûr Lil’ Wayne.
Les histoires de labels et les embrouilles avec Birdman ont transformé cet album en clou dans le cercueil de Lil’ Wayne. Pourtant, il est difficile de ne pas y voir un bel hommage à ce dernier, tant B6 est plein de références cryptiques à sa carrière, à la Nouvelle Orléans, à Miami, à Drough 3, Dedication, Carter II, etc. Grâce aux drogues Young Thug se transforme en Pussy Monster, et se rêve en Lil’ Wayne d’il y a dix ans. Ce n’est que quand l’effet de celles-ci se dissipe qu’il remonte à la surface et que tout redevient net, aussi bien pour lui que pour nous.
C’est sur OD que le brouillard se dissipe. Habituellement, Young Thug raconte sa sexualité, son succès et ses excès en parlant de pizza, de shar-pei, de t-rex, de porc-épic, ou en faisant référence aux dessins animés pour les tout petits et au rap gouffresque. Il parle avec son propre langage, seulement compris par lui-même et ses slimes. Cette attitude a souvent créé des quiproquos, sur son orientation sexuelle, sur ses positions sur l’actualité, même sur sa capacité à pouvoir raconter quelque chose. Qui est ce garçon qu’il appelle « My love » ? Ce Bennie que personne ne connaît mais dont il cri le nom sur un titre écoulé à plus d’un million d’exemplaires ? En somme, qui sont ces gens à qui Young Thug s’adresse, et qu’il énumère un à un à la fin d’OD ? La réponse est venue de sa mère, dans une cover story réalisée par le magazine Dazed :
« OD has all my kids’ names in it. I notice he sings and talks a lot about his brother Bennie. He passed when he was nine. I think he misses him a lot. »
Si on ne comprend pas Young Thug c’est parce qu’il ne s’adresse pas à tout le monde. Déchiffrer ses propos ne revient pas juste à essayer de comprendre ce qu’il marmonne, parfois, il faut aussi faire un pas en arrière pour voir les images à priori surréalistes mais qui reviennent d’une chanson à l’autre, d’une mixtape à l’autre, pour pouvoir casser le code.
Sur OD, Young Thug est en train de revenir dans le monde réel, salue Mike Brown, crache sur la police. Et en même temps que ses drogues s’évaporent, une sorte de spleen apparaît dans son interprétation. Encore une fois, il nous renvoie à quelque chose d’étrangement familier, à cette époque où Lil’ Wayne sautait depuis le sommet d’une montagne, pour plonger dans une mer de codéine : « Only once the drugs are done, I feel like dying ».
illustrations : Leo Leccia