Qu’on l’imagine faire ses prises de voix dans une pièce sans oxygène, comme un écureuil qui découvre que son museau a pris feu ou en hybride sous-marin doté de branchies, l’idée est finalement toujours un peu la même. Young Thug donne l’impression de jouer autour des codes et des règles du rap, des normes de la musique, et d’envoyer bouler certaines limites, jusqu’à celles de l’Humain. A tel point que, et ce malgré ses extravagances, chacune de ses apparitions physiques peuvent s’avérer troublantes : parce que, finalement, il est un jeune garçon (presque) normal, un grand échalas maigre et tatoué, bien loin de l’image de petit gremlins interstellaire qu’il laisse sur piste.
Il y a ses chansons déstructurées, celles qui miment une progression aléatoire, aux explosions météorites qui peuvent arriver à l’angle de n’importe quelle phrase, au croisement de chaque raclement de gorge avec une note perchée dans les étoiles. L’auditeur est forcé de suivre les chemins de traverse empruntés par la voix polymorphe de Thug et, lui aussi, se transforme en animal, réapprend à écouter et réagir à la musique, tout en laissant une irrépressible euphorie s’installer.
Puis, on s’amuse de ne pas réussir à déchiffrer le langage, et quand on y arrive, s’amuse encore de ne pas totalement comprendre ce qu’il veut dire. Les brasses dans l’eau de Cologne, les Tyrannosaures à trois jambes, les chameaux démoniaques, les parades nocturnes ou les rideaux de Phantom : Ces accumulations d’images à priori absurdes décrivent des choses pourtant très concrètes, et font de Young Thug un rappeur non pas « lyrical » mais lyrique, dessinent un univers poétique, porté par l’émotion plus que par le sens.
Sous l’égide du Diable en personne, Young Thug a cette année laissé entrevoir ce que pourrait donner son inévitable carrière de l’autre côté du miroir. Au bout des doigts du marionnettiste Birdman, le taux de midi-chloriens le plus élevé depuis Anakin a donné naissance à un crooner pop, une nouvelle race de Samy Davis Jr, nourri aux bonbons gélatinés et au rap de Fabo. Et en jouant avec sa folie douce comme une Diva en vocalises, Young Thug démontre sur The Tour Part.1 que tout ce qui fait son succès n’est pas tombé du ciel, mais est bien le résultat d’un sens musical pensé et maîtrisé.
Rien ne se perd, rien ne se crée, et forcément la musique de Young Thug ne vient pas de nul part. Il revendique l’imagination illimitée du Wayne pré-Carter III, les outrances synesthésiques de Gucci Mane, les ringtones futuristics de Yung L.A. et l’émotion robotique de Future. Des modèles dont il s’est d’ailleurs affranchi cette année, jusqu’à complètement retourner le rapport de force avec certains de ces maîtres, qui essaient désormais de ressembler à leur apprenti.
Mais, des mélodies jamaïcanisantes aux fausses improvisations, en passant par ses envolées presque Soul, il est clair que ce gamin ne descend pas que du rap. Finalement, s’il y a une frontière que Young Thug fait disparaître, c’est peut-être juste celle qui a été tracée entre les musiques « Noires », pour nous rappeler que de Lee Perry à James Brown, de George Clinton à Lil’ Wayne, il n’y a qu’un long continuum, et une suite d’artistes animés par la même chose : emmener la musique ailleurs, en la faisant exploser. Et le plus beau avec Young Thug (comme avec ceux cités plus tôt) c’est que cette musique progressiste n’est ni cryptique, ni élitiste. Sa musique est à tout le monde et pour tout le monde. Ce qui lui manque encore, c’est un solo au niveau de ses meilleurs singles, espérons que 2015 nous offre un tel projet. En attendant, voici un résumé de son année 2014, en 10 titres :
The BLanguage (MetroThuggin)
Il ne rappe pas toujours comme un funambule sur une mèche de dynamite, parfois Young Thug est plus concentré, plus appliqué. Ca ne l’empêche pas de marmonner et probablement de rester incompréhensible pour beaucoup, mais son feeling un peu sauvage et son sens naturel pour les mélodies en sortent étrangement décuplés. Aux premières écoutes de The BLanguage, on entend la transe, la voix grinçante de Young Thug, ses tics. Une musique brute, en somme. Mais chaque écoute du titre équivaut au passage d’un nouveau sas de décompression, comme si l’oreille s’enfonçait dans la chanson. On déchiffre les milles et unes images, puis capte les détails en troisième plan. Et la production de Metro Boomin fonctionne aussi comme une poupée Russe, une superposition de détails, de filtres, de scratchs, cachés derrières les synthés. Si The BLanguage a autant fasciné (au point de faire de MetroThuggin le projet le plus attendu de Young Thug) c’est parce qu’il est un titre aussi dense que certains albums entier, dans lequel on peut plonger pendant des heures, sans se lasser.
Eww (Internet) / Stuck In The Game (Feat. Ola Playa) (Slime Season)
Un jour, Boosie a dit que son cœur ne pompait pas de sang mais de l’urine d’Alien. C’est aussi ce qu’on imagine passer dans les veines de Young Thug quand il est dans ce registre de weirdo hyper auto-tuné. D’ailleurs, son pote Ola Playa (derrière Slime Season, un des tout meilleurs projets venus d’Atlanta cette année) opère aussi dans ce style et a repris l’expression de Boosie à son compte.
Lifestyle (Feat. RHQ) (Rich Gang Album) / Flava (Feat. RHQ & Birdman) (The Tour Part.1)
Le rappeur qui chante et le chanteur qui rappe, le weirdo et le playboy. Avec Rich Homie Quan, Young Thug a trouvé le partenaire parfait, et forme un des duos les plus équilibrés depuis le foie de veau et la tranche de lard. Les morceaux où l’un rap pendant que l’autre fredonne ou fait des harmonies/ad-libs derrière sont des injections de bonheur à même le lobe temporal, et le plaisir de l’alchimie est renforcé par l’unité musical du Rich Gang. Sur les productions sur-arrangées de London On The Track, aux intros piano et aux synthés joués comme du thérémine, on suit deux ados lâchés dans Monaco avec des cartes bleues crédit illimité, et sent presque le marbre sous nos pieds et la brise du grand large. Et au son, Birdman vient rajouter l’image : the Rich Gang lifestyle, marble floors, gold terlets and chandeliers…
About The Money (Feat. T.I.) (Paperwork)
Un refrain dans un refrain dans un refrain, avant le refrain. T.I. laisse Young Thug briller sur son propre morceau, quand d’autres ce seraient (se sont) contentés de lui pomper le sang et la lumière. About The Money est un des morceaux de l’année, mais entendre Young Thug descendre des prêtres sur cette prod laisse malgré tout un arrière-goût amer : parce qu’on se dit qu’on aura jamais le bonheur de l’entendre aux côtés de Pimp C.
Givenchy (The Tour Part.1) / See You (The Tour Part.1)
Les autres producteurs de The Remedy (Isaac Flame, Dun Deal, Goose, etc.) apportent une touche beaucoup plus sombre que London On The Track à la tape Rich Gang. L’impression de grand luxe est toujours là, mais les balades en yacht deviennent des rides nocturnes en limousine. C’est en solo sur ces ambiances que Young Thug révèle son côté crooner, chante, tout en continuant de faire craquer sa voix comme s’il étirait très lentement un muscle. Tout au plus, il y a peut-être trois, quatre, thèmes évoqués par Young Thug dans ses chansons, mais avec milles et une façon de les aborder et de les utiliser. Il peut les rendre drôles, dansants, hypnotisants, dans le cas de ces chansons là, ils deviennent simplement « beaux ».
Florida Water (Feat. Bloody Jay) (Black Portland)
Mélodie pop pour téléphone portable et articulation sous anesthésiants : Atlanta a l’époque où Young Thug tombait dans le rap, c’était aussi Yung L.A. et Fabo. Si, à l’époque, ces deux gloires locales avaient enregistré un projet en commun, il aurait probablement ressemblé à Black Portland.
Take Kare (Feat. Lil’Wayne) (Rich Gang Album)
« Qui est qui » sur ce Take Kare ? Mais attention, ce n’est certainement pas deux Lil’ Wayne qu’on entend… La boucle est bouclée, la routourne a tourné.
illustration : Hector de la Vallée