Gaspard

La meilleure définition de « Trap » est toute simple, c’est le journaliste américain Kelefa Sanneh qui l’a donné, dans le livre Atlanta de Michael Schmelling :

« Trap : un nom (un lieu où l’on vend de la drogue), un verbe (vendre de la drogue), et, parfois, un sous-genre ; T.I. le revendiquait en 2003 avec Trap Muzik, son second album, puis Young Jeezy, en 2005, avec la mixtape Trap or Die. Des gars peu souriants, qui rappent à la première personne à propos du trafic de drogue – dans les villes avec des scènes musicales moins fertiles, on appelle ça simplement « Hip-Hop ». »

En résumé, le trap rap a d’abord été défini par son thème et son univers, avant d’avoir ses codes musicaux. Aussi, il est intimement lié à Atlanta. Voici un bref retour sur les balbutiements de ce sous-genre qui n’en est pas vraiment un, dont le nom est devenu aussi fourre-tout et nébuleux que « crunk » « dirty south » « boom bap » « hipster » ou « al-qaida ». Quelques singles proto-trap datés de 1999 à 2002, suivi d’un rapide focus sur le début de carrière des Rois Mages du genre.

Cool Breeze – Cre-A-Tine (Interscope) (1999)

On trouvait déjà des trap houses dans les disques d’OutKast, mais le membre de la Dungeon Family qui peut revendiquer le statut de parrain du trap rap, c’est Cool Breeze. Avec ses phrases courtes et un gimmick en boucle, Cool Breeze réduit le texte de Cre-A-Tine au strict minimum pour maximiser l’impact brut de ses images. Il n’a pas besoin de plus de trois mots pour menacer l’auditeur, et lui faire comprendre de quelle nature sont ses « activités ».
En plus de contenir le premier titre réunissant tous les rappeurs de la Dungeon Family, l’album East Point Greatest Hit réussi à emmener toute l’excentricité du crew dans les décors du rap de rue. C’est donc sur des productions modern funk et country, typiques d’Organized Noize, que se dessinent les contours de ce qu’Atlanta appellera bientôt « Trap Music ».

A-Dame-Shame – Trap Niggaz (Trump Tight Records) (2000)

Sur son deuxième album Dirty Game en 2000, le groupe A-Dame-Shame fait le pont entre la tradition country du grand Sud et les refrains beuglés du crunk, alors très populaire. Mais Lil Walt et 12 Gauge Shawty ne trainent pas en club avec Lil Jon, ils sont trop occupés à « argoter » les « cailloux », cuisiner les « clés » et faire « le fromage » à chaque coin d’Atlanta.

Le thème est donc déjà là, et en réalité a même toujours existé dans le rap. Pour que cet univers et ces façons de rapper soient identifiées comme un nouveau sous-genre, il a donc fallu qu’une patte sonore lui soit accolée… c’est à ce moment qu’entre en scène un dénommé Demetrius Lee Stewart…

Drama – The Plot (T2D/Atlantic) (2000)

Le premier album de Drama, rappeur aux faux airs de Pastor Troy, est essentiellement crunk. C’est d’ailleurs en tant que tel que Causin’ Drama a sûrement été accueilli à l’époque. Mais pour mettre en musique ses histoires de cocaïne, le rappeur fait appel à un surdoué des drum machines (et des synthétiseurs, mais ça, on ne le sait pas encore à l’époque) à peine âgé de 15 ans, qui donne au trap rap ses rythmiques caractéristiques : high-hats et snares secs, rapides, bass sourdes, à croire que le producteur est, lui aussi, en train d’écraser et de découper du produit.

A noter que Drama et son producteur sont tous les deux signés sur Tight 2 Def, le label du pionnier Raheem The Dream. Ce label, en lançant les premiers singles de Drama, mais aussi de Fabo, Young Dro ou Dem Franchize Boyz, tient un rôle aussi important que méconnu pour la génération qui va conquérir la ville au début du siècle.

Lil’ J – Put Da Whip On It / Swerve (Corporate Thugz Entertainment) (2001)

Ah, pardon, le nom du producteur surdoué de Drama ? : Demetrius Stewart, a.k.a. Shawty Redd. On retrouve ce dernier, aux côtés de ses collègues Pretty Ken et Sol Messiah, à la production du premier projet d’un gamin surnommé Lil’ J. Cette génération de producteurs a évidemment été élevée avec le grain local, plein des bass chères à Kilo Ali et des superpositions de synthés froids de Lil Jon, mais c’est aussi – surtout – la déferlante No Limit de la fin des années 1990 qui les a lobotomisé. La musique de ces gars est un hybride de synthés crunk et de rythmes militaires à la Beats by the Pound. En d’autres termes, ils sont les fils de KLC, incubés dans un club d’Atlanta.

GucciWOnka

Gucci Mane – Muscles N My Hand (Str8 Drop) (2002)

Dans sa façon de raconter l’univers des dealeurs, Lil’ J est un peu le Stakhanov du trap rap. Un ouvrier modèle qui travaille dur, pousse ses collègues à donner le meilleur d’eux même, et qui arriverait presque à rendre honorable une activité meurtrière. Dès ses premières apparitions en 2002, Gucci Mane se place sur un crédo complètement différent : non plus immoral mais amoral, content de dire qu’il ne sait pas rapper, et qui n’a pas un seul instant l’intention d’être sérieux. La prod cartoonesque de ce single renforce l’outrance de son personnage, que l’on croirait échappé d’un monde où Hanna et Barbera produisent des dessins animés sur la cuisson du crack. Encore un gamin traumatisé par le monopole louisianais sur les rues de sa jeunesse, et qui devait tapisser sa chambre d’ado avec les superbes faciès de Birdman et Mannie Fresh.

Young Jeezy – We Play The Game (CTE) (2003) 

En 2003, Lil J découvre que son pseudo a du mal a ressortir dans les moteurs de recherche et décide d’opter pour le plus google-able « Young Jeezy ». Toujours accompagné de l’équipe de ses premiers projets (Pretty Ken, Sol Messiah, Shawty Redd, Lil Jon) il en profite pour devenir le rookie de l’année avec le double album Come Shop With Me. Pas de schéma de rimes compliqués ou de métaphores filées, simplement la prétention d’être le haut parleur d’une frange de la population que l’Oncle Sam aimerait faire taire : ceux qui ont décidé de toucher du doigt le rêve que promet l’Amérique, même s’il faut se salir les mains pour cela.

T.I. – Trap Muzik (Grand Hustle/Atlantic) (2003)

Il y a eu le single 2 Glock 9’s à l’époque où il s’appelait encore T.I.P. puis, devenu T.I., l’album I’m Serious en 2001Sur ce dernier, même si T.I. évoque son passé de mac et de dealer, il est surtout question de son statut de newcomer aux dents longues dans l’industrie musicale. Deux ans après, fort d’un nouveau deal chez Atlantic et transporté par les courants d’air froid levés par Jeezy le Snowman, T.I. revient avec Trap Muzik. L’album redéfinit la direction que T.I. veut donner à sa carrière, et entérine le mot « trap » comme synonyme d’un style de rap. Le vétéran DJ Toomp s’inspire ici du son travaillé par Shawty Redd, en y remplaçant les synthés par des orgues ou des cuivres saccadés, comme des coups de couteaux voulant intimider les collègues. Dans son écrin évoquant parfois les classiques country de UGK, T.I. apparait déjà plus polyvalent que ses rivaux : storyteller du deal, mais aussi crooner et parfois introspectif, ce n’est pas un hasard s’il devient la première vraie star de cette génération.

Gucci Mane – Trap House / Lawnmower Man (Big Cat Records) (2005)

A la question « est-il possible de recréer les bruits d’une cuisine au travail avec des instruments de musique » Shawty Redd et Zaytoven répondent un grand oui. Quand le premier rejoue les bulles de l’eau bouillante pour nous plonger dans les casseroles d’une Trap House, le second émule la chambre froide avec des notes glacées qui perlent aléatoirement sur le beat de Icy. Zaytoven, organiste d’église à la ville, apporte tous les instruments du Sud profond dans la maison piège de Gucci. Orgues, violons et banjos, accompagnés de l’articulation cul terreuse et de l’accent du rappeur né en Alabama, vont donner naissance à l’ambiance Country Trap Tunes.

MELCHIOR

Young Jeezy – Thug Motivation 101 (CTE/Def Jam) (2005)

Deux ans après Come Shop, Jeezy signe chez Def Jam et, transformé en motivational speaker ultime, livre le tapis bleu du trap rap, Thug Motivation 101. L’album s’ouvre sur l’image d’un carrelage recouvert de cafards qui se transforme en sol de marbre le temps d’un coup d’interrupteur. C’est avec ce coup d’interrupteur qu’Atlanta finit d’accoucher du trap rap. Et c’est cette micro-seconde que les trappeurs étireront à l’infini, afin de raconter les milles et unes épreuves qui permettent de passer des insectes aux sols marbrés.

Le son qui a accompagné la montée en puissance de Young Jeezy et Gucci Mane entre 2001 et 2005, c’est évidemment celui de Shawty Redd. Cette patte que tout le monde accole au trap rap, et qui transpire de l’immense majorité du rap d’aujourd’hui, c’est la sienne. Mais par dessus ces squelettes de high hats et de rattlesnake snares réutilisés jusqu’à vomir par des milliers de producteurs avec plus ou moins de succès, Shawty Redd a toujours su créer des superpositions sophistiquées au synthétiseur. Retirez les rythmiques militaires qui assurent la street-cred de ses productions, et vous avez encore les compositions pour la B.O. d’un film de Dario Argento. En plus d’être le père de toute la vague de gangsta rap menaçant qui a inondé la deuxième moitié des années 2000, Shawty Redd peut se vanter de n’avoir été égalé que par peu de ses descendants ; dépassé par aucun.

Lien vers la Part.1 sur Ichiban Records

Lien vers la Part.2 sur Big Oomp

illustrations : Bobby Dollar 

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