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Dwayne Michael Carter Jr. peut se retirer dans un lieu auquel il a lui seul accès. C’est un espace immense, gigantesque, au point qu’on ne peut en distinguer le début de la fin. En le traversant, son atmosphère change à chaque pas, passant de l’air étouffant d’une jungle équatoriale à la brise glaciale d’une nuit d’hiver. On y croise, pêle-mêle, des lions, des bœufs et des taureaux, des piles d’ordonnances illisibles entassées contre des amoncellements d’or et de bijoux, et même une cascade pourpre plongeant le long d’une montagne entourée de bâtiments en ruines. À l’horizon, des planètes et des constellations d’étoiles inconnues sont à portée de main. Rien n’a de sens, mais, pour Dwayne, tout est parfaitement à sa place. Pour pénétrer dans cet espace « autre », il n’a qu’à fermer les yeux. Il quitte alors la Terre pour un endroit qui semble lui avoir préexisté, qui pourtant se trouve dans sa tête. C’est d’ailleurs tout le problème. Cet univers parallèle et sans limite a énormément de mal à se contenter de la boite crânienne du jeune homme. Ce monde sans fin pousse de l’intérieur, force sur les limites que lui impose cette petite tête, comme s’il tentait de s’échapper de sa prison d’os et de chair.

Dwayne Carter Jr. souffre de migraines intenses et récurrentes. Des douleurs qui ne le lâchent pas, qui probablement ne le lâcheront jamais. Pour vivre avec, il a tout essayé, de l’isolement à la prise de drogues et de médicaments. Rien n’y fait. Il se contente des répits que lui offrent ses mélanges de marijuana et de codéine, et apprend à vivre avec ces maux de crâne quasi permanents.

Dwayne Michael Carter Jr. dit Lil Wayne, se soulage de ce qui encombre sa boite crânienne en chantant. Il s’en débarrasse, évacue ses pensées, sans contrôle, sans filtre, sans classement, pour que dans ses chansons finissent par se mélanger les songes et le réel, la vie d’un gamin pauvre du Sud et celle d’un millionnaire originaire de Mars. Quand Lil Wayne rappe, il décrit notre monde, mais jamais sans détours par l’espace et son inconscient.

« J’essaie d’empêcher ces mots d’apparaître, en essayant de les faire rimer. J’essaie de donner un sens à ce qu’il y a dans ce monde là-haut. » Dit-il en pointant du doigt sa petite tête.

Le parcours de Lil Wayne s’apparente à l’ascension d’une montagne. Son point de départ, Hollygrove, est l’une de ces cités poisseuses et inondables où la Nouvelle-Orléans a entassé ses pauvres jusqu’à l’arrivée de Katrina. Si Lil Wayne échappe à l’ouragan de 2005, c’est parce qu’il s’est extirpé de son bourbier Louisianais grâce à la musique. Il est devenu une star du rap rivalisant avec certaines vedettes de la pop en terme de notoriété, un monstre qui en 2008, n’a pas besoin d’une semaine pour écouler plus d’un million d’exemplaires de son sixième album solo.

« Je suis assis dans les nuages et de la fumée s’échappe de mon fauteuil. Le monde à mes pieds, je peux jouer au basketball avec la lune. »

illustration : Hector de la Vallée

Dédié à la mémoire de Fred Hanak et d’une certaine idée de l’écriture et du journalisme qu’il représentait.

CHAPTER I : FOLLOW THE BLACK RABBIT

CHAPTER II : PHONE HOME

CHAPTER III : BROTHERS FROM ANOTHER

CHAPTER IV : CASH MONEY IS AN ARMY

CHAPTER V : LORINSERS ON YOKOHAMA TIRES

CHAPTER VI : CASH MONEY MILLIONAIRE

CHAPTER VII : GET OF THE CORNER

CHAPTER VIII : LIKE FATHER(S) LIKE SON

CHAPTER IX : THIS IS THA CARTER

CHAPTER X : DEDICATED TO THE ONE WITH THE SUIT

CHAPTER XI : WHAT’S UNDERSTOOD AIN’T GOTTA BE EXPLAINED

CHAPTER XII : WE’RE NOT THE SAME

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… à 03 minutes et 03 secondes de Praying to God, 03 Greedo flotte au dessus d’une production vidée de ses rythmiques et touche du doigt le God Level. Les espaces remplis par les oscillations d’auto tune, l’air moitié braillé moitié marmonné, créent un effet d’abandon, d’une émotion accrue et écrue malgré les vocalises de la machine. Sa lévitation est stoppée de façon abrupte et ces presque 30 secondes ressemblent à sa trajectoire, faite de moments de grâces perdus au milieu du brouhaha, et d’une sensation d’inachevé en guise d’apothéose.

03 Greedo tâtonne pour atteindre ce genre de moment, il cherche en permanence la bonne séquence chiffrée en triturant ses notes, l’oreille accolée à la porte en métal d’un coffre fort contenant le fameux « God Level » – cet instant de quiétude spirituel indispensable pour supporter la vingt-cinquième heure.

Avec son premier album Purple Summer, on a déjà tendance à le réduire à la musique émotive, en retenant l’élégiaque Mafia Business, ses pistes vocales superposées et son mix qui fait planer la mélodie comme un chœur gospel. Un an plus tard, First Night Out capture cette essence sous une patine céleste faite de filtres métalliques et d’un écho rappelant l’acoustique des halls d’aéroport.

Sur God Level, c’est Floating qui fait illusion de synthèse. Les 30 dernières secondes de Praying to God y sont tenues pendant plus de cinq minutes, l’extase se mêle à la tristesse et on entend cet accouplement de Californie et de Louisiane qui engendre des difformités comme 03 Greedo. Mais cela ne suffit pas à décrire sa musique. Tout au plus, ce n’est qu’une porte d’entrée parmi d’autres, un moyen de s’immerger dans un album polymorphe, dont l’un des multiples styles finit par piquer pour que les autres prennent comme un venin.

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Sur les pulsations de Fortnite, les rues de Watts apparaissent dans les jeux de construction de sa fille alors que des percussions et des armes entrent en scène ensemble. On ne sait plus s’il chante sa vie ou si elle n’est qu’un immense freestyle. Les images superposées galvanisent, et permettent d’imaginer comment Greedo travaille, enregistrant en permanence ce qui encombre sa tête.

Ses qualités comme ses défauts sont inhérents à cette manière de faire. L’album est gargantuesque, avec des temps faibles qui entachent certaines chansons quand elles sont prises seules. Mais en l’écoutant comme elle a été faite, immergé dans cette cascade discontinue et insaisissable, la musique de Greedo prend toute sa mesure. Les banalités s’atténuent et les moments où il trouve le « God Level » deviennent des récompenses encore plus fortes.

En se laissant porter par ce flux désordonné on apprécie d’avantage sa polyvalence, la fluidité avec laquelle il passe de la nervous music sinistre à la fraicheur du Rich Gang, sans compartimenter les styles et les personnalités. Pour être à la fois maniaque et crooner, Greedo se love dans les dissonances, ne corrige pas les aspérités et les faussetés, même sur ses titres à priori les plus pop. L’ensemble tient dans ce déséquilibre, exprimé aussi dans le décalage entre les mélodies faciles et sa voix perçante gonflée d’hélium.

Pendant que s’active l’horlogerie trap de Kenny Beats, Greedo laisse aller son excentricité et son humour le plus absurde. Il y a les sismiques Basehead et Street Life, puis In My Feelings et Conscience, qui avec leurs airs enjoués font parties de ces moments de pureté ponctuant l’album, qui, malgré tout, lui donne sa teinte globalement joyeuse.

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Sur Finally, le loup de Grape Street court en énumérant tout ce qu’il possède enfin. Malheureusement, le contexte nous force à comprendre qu’au bout du sprint tout sera perdu. Sa course, qui commence avec un procès et se termine par une longue peine, fait de God Level un contre-la-montre qui brouille les émotions.

Quand les basses et les caisses claires se taisent au milieu de Bacc to Jail, laissant Greedo fredonner seul son blues cybernétique, les questions qu’il se pose deviennent déchirantes, et réveillent les mauvais souvenirs du I Never Wanna Go Back enregistré par Max B avant de se rendre à la police.

L’atmosphère est particulièrement sombre sur les chansons comme Mr. Clean ou Gun Bucc qui traitent d’autres sujets, de drogues ou de crimes violents. Mais ce sont celles qui célèbrent joyeusement la famille et l’amour, ou évoquent les moments de plénitude, qui sont de loin les plus tristes… à cause de cette ombre planant sur les sourires d’03 Greedo.

illustrations : Ivan Lavague

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A la manière de certains espoirs du football, Husalah s’est trouvé engloutit par ses prédispositions, sans doute trop conscient de ses qualités pour admettre qu’elles doivent être entretenues par du travail et de l’application. Pour oser une comparaison que devraient comprendre les français, et Husalah lui-même, il est une sorte d’Hatem Ben Arfa du gangsta rap.

Paradoxalement, son côté surdoué fainéant ajoute au charme de sa musique, et renforce l’affection particulière que lui portent ses fans. Leur rapport romantique à son art privilégie les fulgurances au résultat final, les coups d’éclats à la régularité. Pour quelques gestes majestueux, ils lui pardonnent sa désinvolture et ses négligences. Aux yeux de ces fans là, et d’Husalah lui-même, il est une légende, une sorte de Ronaldinho du gangsta rap.

L’enregistrement de MOB Maniac, finalement renommé H, a débuté à la sortie d’une longue peine de prison et s’est bouclé dix ans plus tard, après le décès de The Jacka. Husalah considère que Dope, Guns & Religion (2006) et Huslin’ Since Da 80’s (2007) ne sont pas de véritables albums, mais des compilations bricolées pour colmater sa fainéantise. Effectivement, H fonctionne comme un premier album solo, il rend hommage à l’héritage culturel et présente chacune des multiples facettes de son auteur. Un voyage dans ses souvenirs de récréation, de violence, de spiritualité, dont on revient hanté par quelques fantômes.

Les premières chansons honorent des origines caribéennes et sud américaines. Sur Cyan Stop Me, les adlibs autotunés rappellent la grandiloquence du Jesus Walk de Kanye West, alors qu’Husalah chante avec un accent jamaïcain sur un sample dancehall du Road Block de Cutty Ranks. Mi Encanta mêle cumbia et reggae en faisant dialoguer Chambacu de la petite mexicaine Aurita Castillo et Cumbia Del Mar, un standard romantique écrit par Rafael Meija en l’honneur d’une reine colombienne, ici dans sa version rejouée par Quantic.

Une culture musicale héritée de ses ancêtres, manifestée dans ce qu’elle a de plus royale et fastueux, qui pose aussi l’ambiance d’El Pueblo, la dure cité de Pittsburg dont il est originaire. « Husla Sélassié » prend comme un signe d’élection divine le fait d’avoir survécu à ce bourbier de crack, une confiance extrême qui ressort de ses chansons en un torrent de narcissisme et d’attitudes quasi messianiques.

Quand il fredonne Cold Outside sous une pluie d’ocarinas malheureux, il renvoie toujours l’image d’un chef de guerre inébranlable, resté debout pour guider le peuple dans la tempête. Et sur la guitare flamenca de Nyeusi on croirait qu’il adresse son expérience personnelle à toute la diaspora noire, les urgeant à prendre exemple sur sa réussite. A la fois Guevara, descendant de Salomon et guide auréolé de lumière, sa mégalomanie confine à la folie.

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Pour couronner le tout « Jes’hus’ Christo » côtoie des fantômes. Son flow mélodique, sautillant, son alternance entre slappers et storytellings mélancoliques, ont fait de lui un fils illégitime du regretté Mac Dre. Ce dernier consommait tellement d’amphétamines que son âme folle n’aurait jamais quitté la Terre ferme, trop lourde et collante pour rejoindre les cieux. On raconte qu’elle flotte autour de San Francisco, pour commettre des farces en laissant une trainée visqueuse sur son passage.

Avant d’enregistrer certains titres, Husalah utilise l’autosuggestion hypnotique et la psychothérapie pour préparer son corps à la possession. Sur le sombre et vicieux Bad Young Thang, ce n’est pas lui qui s’exprime mais le « furly ghost », fantôme d’Andre « Mac » Hicks, entré dans sa chair pour conduire une dernière fois sans permis et déshabiller des femmes.

Cette connexion avec l’au-delà se poursuit sur l’atemporel Keep Mobbin’, où l’on entend un mort rendre hommage à une légende vivante. Jacka se glisse dans la peau de Too $hort, et le beat d’Husalah, qui évoque autant les années 1980 que les années 2000, rend impossible la datation du titre. C’est d’ailleurs vrai pour tout l’album, plein de vestiges d’époques différentes dans ses références et ses productions.

Clé de voute du disque, Protect Your Soul reprend tels quels le texte et la mélodie du refrain de Bullet Proof Soul de Sade, mais chanté dans un contexte différent. La rupture amoureuse inévitable devient alors destin inéluctable. Malgré l’aide des fantômes du passé, impossible de changer une fin écrite d’avance nous dit-il. C’est ce que racontent les histoires entrecroisées de Second Time Around, ce que sous entend également Miss You So, dont les prières ne ramèneront ni Mac Dre ni The Jacka.

Si chacune des quatorze chansons est une capsule temporelle, c’est parce qu’Husalah contemple un passé immuable, annonçant un avenir sans surprise. Pour ne pas devenir fou dans cette vie là, mieux vaut protéger son âme derrière des masques, des fantômes, une religion, se répéter que l’on est inarrêtable et irrésistible. Mais protéger n’est pas dissimuler et, forces, faiblesses, euphorie, chagrin, Husalah extériorise tout d’un même geyser, le fait jaillir de ses chansons et exploser à nos oreilles comme un feux d’artifices.

A la manière du Black Ken de son voisin Lil B, H d’Husalah traverse le temps et l’espace, notamment grâce à un casting de producteurs couvrant un large spectre de styles qu’on a un jour ou l’autre appelés « mob music ». Young L et les Mekanix programment les basses dansantes de M.O.B. et Humpin’ par exemple, alors que RobLo sur Miss You So reste fidèle aux samples qui ont valu à El Pueblo son surnom de Queensbridge de la Côte Ouest. Dans ce voyage à travers les époques, Husalah est la constante à laquelle on s’accroche, resté le même rappeur qu’il y a dix ans, peut-être surestimé par quelques uns, sans aucun doute sous estimé par tous les autres. Dans tous les cas, une constante qui semble démontrer que nous avions confondu sa prétendue fainéantise avec notre propre impatience, et qui rappelle que la musique n’est pas un sport.

« It’s never been—« I got two months to make an album! » It don’t work like that. It’s organic, it’s grown. They’ve got vegetables that only blossom every 12 years or some shit—they have trees that bear fruit every 12 years. You want an orange? Go get a fucking Monsanto orange over there. You want a Monsanto apple? We Monsanto free around this motherfucker. It’s not grown from Monsanto seeds. » - Husalah

illustrations : Leo Leccia