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valee (1)

Valee aime que sa fiancée soit physiquement au dessus de la moyenne, comme un 11 sur 20, et observe impassiblement sa Ferrari en panne prendre la poussière. Sa désinvolture donne un flegme poétique à son matérialisme. Parfois, il coupe ses lignes en deux comme s’il rappait un point-virgule. A son braggadocio, il juxtapose alors un détail trivial qui naturalise l’hors du commun. Cette césure a l’impact d’une troisième ligne de haïku, d’une chute, laissant une sensation d’évanescence, voire de plénitude béate face aux objets, en même temps qu’un effet comique. Il a dépensé 2 000 dollars pour une paire de chaussettes ; mais ne sait plus où il les a rangé.

L’impression de détachement vient aussi des comparaisons lunaires, utilisées pour décrire des lieux communs du rap. Elles sont comme un pas de côté fait à la fin d’une affirmation banale, et enlèvent tout le sérieux que lui aurait donné un autre rappeur matérialiste. Valee a toute une collection de voitures de sport ; elles ressemblent à Jay Leno. Mais plus que l’absurde, ce sont la légèreté et la sérénité qui s’en dégagent qui restent, parce que l’art de la mesure se retrouve autant dans le choix des mots que dans la manière dont ils sont prononcés.

Les phrases sont murmurées d’un ton neutre, dans un seul et léger souffle, parfois entrecoupées d’un silence qui force à être attentif à un jeu minutieux, celui d’un horloger qui s’amuse avec la mécanique des flows trap, qui les rend planants, élégants, en jouant avec leurs rythmes et leur ponctuation. Cette dernière disparait complètement de son couplet signature de Two 16’s, seize mesures lâchées sans respiration, dont on ressort aussi hébété qu’époumoné, l’auditeur se trouvant comme piégé au volant d’une concept car sans frein qui descend le Mont Fuji. Pourtant, malgré la performance technique, la décontraction reste intacte, le timbre molasse de Valee faisant disparaître toute notion d’effort.

Son rap ressemble au monologue intérieur d’une personne relax, pleinement à l’aise dans l’ultra moderne solitude. Depuis son cocon de luxe et de couture, la fourmilière du monde extérieur lui arrive comme un son étouffé. Sur Womp Womp il l’entend sous forme d’onomatopées indéchiffrables, comme quand les adultes de Peanuts s’adressent aux enfants. Sur m.o.N.e.y., elles sont devenues la fée pénible des jeux Zelda, qui harcèle sans cesse le joueur jusqu’à ce que celui-ci finisse par ignorer ses bruits.

Sur The Trappiest Elevator Music Ever, son album produit par AYOCHILLMANN, les effets naturels de sa voix sont augmentés par un échos qui rappelle l’acoustique de certains espaces : le couloir anonyme d’un hôtel, le hall vide d’un aéroport, le rayon chips d’un hypermarché. Autant de non-lieux érigés en rempart contre la frénésie assourdissante de la ville.

Pour recréer l’atmosphère feutrée de ces lobbies où se croiseraient Bill Murray et Takeshi Kitano sans jamais socialiser, AYOCHILLMANN s’inspire de la muzak, ou de ce qu’on appelle communément « la musique d’ascenseur ». A l’exception du plus abrasif 10nidwendu, chaque production est une pièce uniforme, faite de courts samples jazzy ou répétant les motifs les plus simples, juste assez faciles à l’oreille pour couvrir la gêne des bruits organiques, et faire oublier l’agressivité des snares trap en les transformant en inoffensives trotteuses d’horloge.

Le rap de Valee s’est souvent trouvé volontairement en décalage avec celui des productions qu’il utilise. Soit parce que sa nonchalance imposait le tempo contre le sprint des charlestons, soit parce que son phrasé fredonné à la Pharrell contrebalançait le son mécanique et amélodique de ChaseTheMoney. Sur cet album, Valee avance de pair avec AYOCHILLMANNN, sur les mêmes flottements agréables, sur les mêmes répétitions hypnotiques, qui atténuent les tensions. Par moment Valee s’efface presque pour mettre ses répétitions au service des productions, les habiller d’ad-libs et de petits grognements, de placements épars mais si judicieux qu’ils emportent comme une brise fraiche. Les deux artistes ne font qu’un dans cette bruine flâneuse à peine effleurée par le rappeur, qui s’y déplace sans pesanteur, comme en chausson.

Pour autant, jamais leur album n’est aussi aseptisé que la muzak dont il se réclame. Le style neutre de Valee permet aussi de mieux s’accrocher à ses mots, dont le côté absurde, énigmatique ou paradoxal crée une écoute concentrée. Il faut rouler ses exotiques comme des plans de sol, ne pas parler comme si on avait donné sa langue au chat. Ses courtes phrases en forme d’anecdotes se rapprochent alors des gong’an chinois, ces aphorismes ne sollicitant pas la logique ordinaire pour favoriser l’éveil.

Quand il construit des étangs à carpes Koï habillé d’un pull Fendi, quand il parle d’argent et de jeans Vlone sur des samples de musiques traditionnelles chinoises, Valee est-il un apôtre du mercantilisme ou un maître zen ? Son style entier est une équation insoluble ; qui même au milieu d’une mégapole comme Chicago, nous mènerait presque à la méditation.

illustration : Hector de la Vallée

pbs2020 

8

1. Boldy James & Sterling Toles, Manger On McNichols
2. 
R.A.P. Ferreira, Purple Moonlight Pages

3. Drakeo The Ruler, Thank You For Using GTL
4. Young Nudy, Anyways / Playboi Carti, WLR
5. Moor Mother & billy woods, BRASS
6. Mozzy, Beyond Bulletproof / Lil Durk, The Voice
7. Ka, Descendants of Cain /
Roc Marciano, Mt.Marci

8. Rio Da Yung OG, City On My Back

+

24

03 Greedo, Lie To Me ; BFB Da Packman & Sada Baby, Free Joe Exotic ; Gunna, Wunna ; Drakeo The Ruler & Joog SZN, Fictional ; Polo G, Stunna 4 Vegas & NLE Choppa, Go Stupid ; ALLBLACK, Devil’s Call ; Chief Keef, Lamb Pass By ; Sauce Twinz & Sada Baby, Big Drip Squad ; Moor Mother & billy woods, Giraffe Hunts ; Lil Uzi Vert, Chrome Heart Tags ; Playboi Carti, @ MEH ; RMC Mike, Lil Yachty, YN Jay & Lil Ray, Flintana ; R.A.P. Ferreira, CYCLES ; Kevin Gates & Dermot Kennedy, Power ; Pop Smoke, Armed N Dangerous ; Dej Loaf, No Saint ; Valee, Hike HitcherStarlito, Paternity Leave ; Lil Baby & 42 Dugg, We Paid ; Lil Blood, Heroin Music ; Mozzy, Big Homie From The Hood ; A-Wax, Say That ; Saba, So and So ; The Jacka, Take Over The World (feat. Fed-X)

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81

Lil B – Best of 2020
Flint & Detroit Rap 2020 by Hotbox Social

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illustration : Hector de la Vallée

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brass

« too scared to write a book, took it, put it in a hook of a song, no one listened to it, looks like I wasn’t wrong, hid it where they wouldn’t look, looking like Zedong, » dès l’introduction de Hiding Places, billy woods laisse peu de doutes sur son état d’esprit général et sur son rapport à l’art. Lui-même semble perplexe sur l’utilité d’y insuffler un message puisque de toutes façons personne ne s’y intéresse. Plus loin, il se compare au héros de Things Fall Apart, qui préférait mourir de dépit plutôt que de vainement militer pour un peuple qui ne se bat pas pour sa liberté. Tout aussi cynique et désabusé qu’il puisse paraitre, l’envie de dire ce qu’il observe le brûle assez pour lui donner envie d’écrire. Alors, billy woods cache ses observations dans des aphorismes, qui malgré leurs contours flous laissent la certitude que le sujet est tout à fait concret, précis, absolument spécifique, avec l’espoir sans doute que comme une bouteille jetée à la mer, ils finissent par trouver un destinataire.

Face à cette écriture il y a deux types d’attitudes à adopter. Soit être l’enquêteur guidé par la soif de tout expliquer, cherchant à dévoiler la signification cachée derrière chaque ligne, soit être le rêveur porté par le flot de signes, contenté par les impressions laissées et le sens partiel. Sur les albums d’Armand Hammer, la première attitude s’impose presque. Peut-être parce que la politisation du fond remonte en permanence à la surface, peut-être parce que pour équilibrer l’écriture très abstraite d’ELUCID, billy woods y est sensiblement plus direct. Sur BRASS, sa collaboration avec Moor Mother ne laisse pas d’autre choix que d’emprunter d’abord la seconde voie. Et la seule persistance au réveil est le sentiment d’avoir assisté à l’effondrement du monde.

Il y a quelque chose d’apocalyptique chez Moor Mother. Sa juxtaposition incessante d’allégories totales, n’explicitant aucun élément si ce n’est leur noirceur et leur violence, évoque les textes eschatologiques. D’autant plus quand elle emprunte directement à cette littérature, avec des images de plaines enflammées, d’astres alignés et des quatre cavaliers balancées en diapositives, ou par son utilisation régulière de chiffres. Mais même sortie de la référence directe, l’atmosphère de fin des temps perdure pour être transposée à notre époque, et donner un air babylonien à nos bâtiments de pouvoir.

En faisant surgir ensemble des faits passés, présents et à venir, Moor Mother et billy woods dépassent les frontières du temps historique, pour créer une vision panoramique, comme descendue du ciel, qui schématise l’histoire. Kobe Bryant plane au dessus d’un Kevin Garnet qui hurle que tout est possible, les negmarons de Jamaïque sont installés sur la Lune et les émeutiers anticapitalistes saccagent la Rome antique. Ces révélations sont faites d’une trame narrative dessinée en creux, celle de l’histoire des Noirs, sans bordures temporelles ni spatiales. Dans cette bulle suspendue, le commerce d’esclaves est fondateur tout en continuant d’hanter de ses chaines, et les visions afro futuristes expriment la certitude absolue que la résistance est utile, qu’après l’effondrement du colosse aux pieds d’argiles un nouvel ordre naitra.

billy woods a pour habitude de brouiller l’identité de son personnage en se projetant dans d’autres. Sur Hiding Places, il est tour à tour une minorité Yéménite, un héros de roman, Saddam Hussein, Ben Laden, Mao. Sur BRASS, absolument tout est aussi mobile que dans un rêve, et les rappeurs ne s’incarnent même plus. woods est la voix d’un messie décrivant la fin des jours avec un humour acide, Moor Mother, celle d’une pythie aux oracles défiants toute logique éveillée. Leur identité n’a pas d’importance, seul compte ce qui est dit, et leurs intentions passent entièrement par l’exécution : arrogante, dérangeante, menaçante, comme s’il s’agissait d’acculer un ennemi, de faire peur au diable lui-même.

Les productions épousent les tonalités du texte, jusqu’à évoluer pour s’adapter aux changements d’interprète. Elles suivent leur construction achronologique, en faisant se croiser des percussions d’Afrique de l’Ouest et des expérimentations électroniques américaines, le free jazz et la musique concrète, le punk bruitiste et le boom-bap sans caisse claire. De tout ce collage se dégage la même noirceur, aussi épique que chaotique avec, comme peuvent l’être les visions futuristes dans le texte, quelques éclaircies plus optimistes, notamment sous les chants de Wolf Weston et John Forté.

Pour entrer dans BRASS, il faut probablement accepter de se détacher de la quête de sens de chaque objet, pour se laisser porter par l’enchainement et la mutation des sons et des images, quitte à en ressortir sonné. Tout aussi surréaliste que puisse être ce mélange de beauté et de violence, persiste l’intuition que la création poétique part du concret, et quelle que soit l’interprétation que l’on en fait, on ne peut qu’être hanté par la course d’une girafe décapitée, révolté par des meurtres déguisés en suicide, et intimidé autant que stimulé par Moor Mother qui dévore littéralement la musique pour en recracher ce mélange de souvenirs et de révélations.

« I had experiences on the stage that I didn’t think were possible and then a strange thing happened. On the stage, I was complete and perfect. Lacking no essential characteristics, nothing. The curtain came down and, who am I?, who am I?, » ces mots de l’actrice Beah Richards, samplés au milieu de l’album, peuvent faire écho à ce que disait billy woods en ouverture d’Hiding Places. Que reste-t-il de l’artiste qui pratique pour la gloire et l’argent, une fois qu’il ne performe plus ? woods donne une réponse sévère, implacable, en conclusion de l’album. Tandis que, finalement, celui qui a caché quelque chose dans sa bouteille…

illustration : Hector de la Vallée