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rio

Rio fait tout ce qu’il peut pour paraître indifférent à l’art. Il raconte s’être mis à la musique pour occuper son temps d’assignation à domicile, considère que ses enregistrements sont le résultat d’accidents, à fortiori leur succès, et fait en sorte que tout ait l’air laid et dégueulasse. A écouter son torrent ininterrompu de bêtises et de fables sales, on devine que le but est de déranger, avec violence ou avec humour, de choquer par sa brutalité, sa vulgarité, son absence de limites en tout point de vue. Mais dans cette lourdeur perdure une étrange sensation de fluidité, due à une finesse d’esprit qu’il partage avec les grands comédiens de stand-up.

La manière dont ses lignes, toujours dites de manière identique, se déploient sur leurs dernières syllabes ou se découpent pour presque se superposer, donne la sensation qu’elles s’enchainent avec répartie. Ses idioties sont fascinantes parce qu’elles ont quelque chose de malin, et malgré l’imprécision technique et la monotonie, finissent toujours par tout emporter avec force comme une bonne grosse coulante de rhinocéros, parce qu’elles ne s’arrêtent jamais.

Le fond est aussi cru que la forme, dans un réalisme direct et extrême, sans aucune métaphore ou presque. Des séances de sexe oral quasiment interminables, jusqu’à ce que quelqu’un finisse par se blesser ou vomir d’épuisement, de la merde de chien livrée dans la gamelle d’addicts traités comme des animaux abandonnés à la veille des vacances, des quantités étourdissantes de sécrétions et de sirop, des rivaux violentés et humiliés devant leurs enfants. Et tout, toujours, raconté le sourcil froncé, mais en gardant le fond de l’œil rieur.

Pour accompagner sa diarrhée verbale, Rio, comme tous ses partenaires de Flint, rap sur des productions dérivées de ce qu’on entend à Detroit depuis quelques années. Une décoction de snares trap, de bass vaguement funk, d’accords mineurs et de lasers. Mais à Flint tout est légèrement plus up-tempo, et le mix saturé et fouillis accentue le côté cacophonique. Les éléments s’emballent jusqu’à se marcher les uns sur les autres, jusqu’à ne plus savoir qui doit taper quand, pour créer une confusion électrisante, et rendre cette simplicité plus ludique.

Pour quelqu’un qui veut donner l’impression d’être artiste en dilettante, le style entier de Rio est étonnamment cohérent. Au départ inspiré par l’effervescence de Detroit, particulièrement par Peezy qui est ensuite devenu son mentor, Rio comme tout le rap de Flint a finalement creusé son propre sillon dans les nappes phréatiques polluées de la ville. Entre minimalisme électrofunk et répétions intempestives, brouhaha violent, pornographie suintante et humour potache, le rap de Flint est aujourd’hui au carrefour de la ghettotech de Detroit/Chicago et de la trap d’Atlanta, et Rio Da Yung OG se révèle être le rejeton difforme de DJ Deeon et Gucci Mane.

Avec City On My Back, le je-m’en-foutisme de Rio est encore mis à mal. Les mêmes éclats de rire, la même outrance amorale, mais arrangés comme une tentative de blockbuster, à sa sauce, avec des refrains, des samples grillés, des mélodies, qui rendent l’ensemble plus accessible. Derrière l’intention, l’intuition qu’avec la reconnaissance Rio a fini par se prendre au jeu, et qu’en plus d’avoir trouvé un moyen de gagner sa vie, qu’il s’éclate à rapper autant que nous à l’écouter.

Le ton de sa musique a encore nettement évolué récemment. Deux ans après avoir retrouvé le droit de sortir de chez lui, Rio a plaidé coupable d’un crime et écopé de 44 mois de prison. Avec son morceau d’au revoir, Last Day Out, comme sur toute une partie de Life Of a Yung OG, un album entièrement produit par Nuez, l’humeur habituelle de Rio est mêlée d’une nostalgie et d’une mélancolie toutes nouvelles.

C’est d’abord le changement de tonalité des productions qui permet de ressentir cette évolution. Le son de Flint est d’abord poli et nettoyé par un vrai mixage puis, dans les deux derniers tiers du disque, filtré au point d’en récupérer la sève nue et toutes les influences qui étaient cachées sous l’écorce, les rythmiques de Mannie Fresh, les samples aériens qui plaisent autant à Queensbridge qu’à Oakland, le blues et la country des cow-boys noirs. La musique, plus épurée, laisse d’avantage de place à Rio et à ses nouvelles facettes. Grâce aux orgues sudistes, ses farces sur la vie de dealers prennent des airs de récits d’errances paranoïaques à la Scarface, et sur un sample de Tryin’ to Get the Feeling Again, dont le titre dit déjà beaucoup, les émotions rappellent quand Pimp C, Max B, Boosie, Peezy ou 03 Greedo vivaient eux aussi leurs dernières heures de liberté.

Avec une confiance intacte, le refus d’avoir malgré tout le moindre regret, et un optimisme touchant, Rio a fait évoluer ses textes en laissant s’effriter le masque du personnage, pour raconter sa 25ème heure et énumérer tout ce qui va irrémédiablement lui manquer : des choses aussi simples que l’herbe fraiche, ses enfants et sa famille bien sur, mais vu comme la musique et son business gagnent du terrain sur les références au deal de drogue, on comprend que c’est aussi le rap qui va, finalement, laisser un vide dans sa vie.

illustration : Hector de la Vallée

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