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Le saxophone obsédant de Darkest Light du Lafayette Afro Rock Band a traversé l’histoire du rap. Samplé, entre autres, par Public Enemy, Wreckx-N-Effect ou Three 6 Mafia, son ultime note s’est étirée jusqu’au Show Me What You Got de Jay-Z, pour être transformée en alarme prévenant l’arrivée de l’atroce Kingdom Come. A cette époque, Lil Wayne s’approprie ce genre d’instrumentales frustrées, pour les honorer comme elles le méritent. Cela donne Dough It What I Got, extrait de l’immaculée Da Drough 3, un des multiples freestyles servant à démontrer qu’il est alors le plus grand rappeur au monde. C’est sans doute cette face b qui donne envie à Baby Smoove d’introduire I’m Still Serious 2 par ce même son de saxo enfiévré. Smoove est un bébé né des entrailles de datpiff, biberonné aux deeps cuts violets de Weezy et de Gucci Mane. Logiquement, sa mixtape ressemble à une collection des leaks les plus atypiques de Carter III, mélangés à quelques chutes d’EA Sportcenter.

Sur cette dernière, Gucci s’imagine en athlète qui ne fait pas de sport. Il est un toxicomane au corps alourdi par la sauce, qui fête ses victoires quotidiennes comme des titres NBA alors qu’il est incapable de mettre le moindre panier. Smoove reprend cette idée dans ses références au basketball, en se comparant à ses stars ou en se faisant appeler franchise comme s’il était le meilleur joueur d’une équipe. Pourtant, les sonorités sont apathiques, l’attitude est léthargique, et tout évoque l’absence total d’exercices physiques, y compris son obsession pour le sexe, qui n’aboutie qu’à des pratiques passives. Smoove décélère volontairement et à outrance son débit, baisse sa tonalité pour faire ressortir exagérément le coassement de ses cordes asséchées par la codéine. C’est comme s’il sortait constamment d’un sommeil profond et prolongé, pour venir tenir des propos outranciers qu’il aura oublié après s’être rendormi promptement. On repense alors au Lil Wayne d’il y a une quinzaine d’années, qui débutait ses couplets en rallumant des joints d’herbe retrouvés trempant au fin fond de grands gobelets rouges, qui de toute sa nonchalance, ralentissait des productions déjà très peu vives.

Zoo, I Feel Like Dying, COLOURS, I Like It, Prostitute Flange sont des chansons de Wayne qui n’auraient pas dépareillées au milieu de What She Like, Tim & Ginobili, Embarassing Me ou même Hustler Muzic, dont le titre est une référence directe. Elles partagent le côté enveloppant et lancinant de leurs productions, faites pour des monologues embués, solitaires, pour les expérimentations les plus bizarres d’autotune et pour ces labyrinthes sensoriels où la décontraction se mêle à la mélancolie, voire à l’anxiété. Le reste est une mixture de synthétiseurs cartoon, de mélodies cauchemardesques en accords mineurs et de basses bégayantes du Michigan. Baby Smoove navigue à vue dans ces sonorités venues de deux ou trois décennies de mixtapes, les traverse placidement grâce à son sens de la formule pince-sans-rire et à son assurance flegmatique. Dans la plus pure tradition de ces compilations bordéliques de chansons, ce sont son attitude et son charisme qui lient l’ensemble.

Baby Smoove insiste sur sa consommation de lean et sur son rejet de la cocaïne, parce que ce sont les effets du premier qui l’inspirent et qu’il cherche à retrouver dans sa musique. Drogues antisociales par excellence, les opiacés sont propices aux odyssées intérieures, sont un outil d’évasions artificielles et sédentaires. Wayne utilisait autotune pour accentuer l’éclat rocailleux de sa voix codéinée, Smoove s’applique d’abord à recréer des effets psychiques de la drogue, le flottement chopped and screwed, les visions apaisées et rêveuses, imbibées de diamants et de sexe. Il n’accepte ni la frustration matérielle, ni la compromission sentimentale, et le maelström hallucinogène provoqué par la dissonance des productions et de sa voix, laisse entendre que la codéine le libère de ces tracas. Dans son cocon embrumé par les nappes vaporeuses, les mélodies louisianaises synthétiques et le grésillement des basses, il trouve, et offre, un plaisir immédiat, qui dilate le temps et l’espace pour créer une sensation d’oubli éphémère. Bercé par son flow désabusé, on retrouve et partage l’impression de défonce et d’ivresse.

Le sirop est aussi son fuel à shit talking, et aux changements de la perception du soi et de la réalité. Plongé dans ses gobelets sans fond, Baby Smoove devient une célébrité adulée, l’équivalent d’un champion NBA sans doute, entouré de sublimes mannequins, habillé de vêtements dont la griffe évoque immédiatement le luxe et pilotant des voitures dont les moteurs n’ont rien à faire sur des routes de centre-ville. Mais I’m Still Serious 2 joue avec les hauts et les bas de son addiction, avec des titres comme None of Me, Heavy Heart, Animal Control ou Franchise Forever qui sonnent comme des retours assourdis à la réalité. A force de ressasser les défauts de ses prétendantes ou de provoquer ses camarades, il ne reste à Baby Smoove que la solitude à contempler au fond d’un cendrier. L’absence d’invités pendant près d’une heure de musique prend alors un tour sinistre. Et quand les effets de la drogue se lèvent, comme à la fin d’une séance d’hypnose, l’illusion de paix et de sécurité disparaît aussi pour laisser place à la parano. Le saxophone au départ était, finalement, encore un avertissement. Only once the drugs are donei feel like dying… Il ne reste plus qu’à se resservir.

illustration : Hector de la Vallée

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Dans un état de demi-sommeil, en suivant le chemin tracé dans l’ombre des palmiers par le soleil couchant, Babyface Ray s’avance vers un pavillon de banlieue tranquille. Au moment de l’agripper pour l’ouvrir, sa main passe à travers la poignée de la porte. Il se réveille en sursaut, rappelé sous la neige du Michigan en plein deal de drogues, anesthésié par la routine et les températures.

Raconté à la fin de Legend, ce rêve éveillé est au cœur de toute l’œuvre de Babyface Ray, il est sa promesse qu’un jour il désertera le terrain pour un ailleurs, horizon de paix et de stabilité symbolisé par Miami. En ne perdant jamais l’espoir d’atteindre une chose juste au-delà de sa portée, il insuffle à sa musique une peine diffuse, celle que l’on retrouve chez Starlito ou The Jacka.

Qu’il s’agisse de trafics ou de chansons, qui de toutes façons sont synonymes dans la langue du rap, Babyface Ray se vante d’être acharné au travail, de chercher l’exaltation du gain et du perfectionnement, devenue un objectif en soi. L’intime est laissée en toile de fond, mais il est l’essentiel – en permanence, et d’un même mouvement, Babyface Ray saisi le mythe américain de réussite individuelle, tout en le sapant du revers de la main, en remuant ses dysfonctionnements et ses démons qui broient de l’intérieur.

Dans son panorama urbain, il court après les promesses de richesses, se répand dans la luxure des clubs, s’enorgueillit de côtoyer la violence des rues, mais garde un œil tourné vers un hors-champs océanique, comme s’il souhaitait s’extraire du bocal d’acier dans lequel il est pourtant comme un poisson dans l’eau.

Cet horizon marin est l’expression d’une tristesse existentielle, que Babyface Ray évoque d’abord à travers les autres, ses amis, ses idoles, sa famille, tous ceux compressés par les turbines de la cité – sans forcément les épargner lui non plus. Quand il parle de lui-même, alors qu’avec la sortie de Face il est désormais riche et célèbre, cette tristesse est aussi là, au fond de sa voix pâle, et dans la façon clinique qu’il a de faire survenir en même temps, comme s’ils étaient du même ordre, son matérialisme et sa toxicomanie.

Cette mélancolie n’est pas évidente à percevoir. D’abord parce que Face multiplie les virages tonals, faisant s’alterner la tension d’une rue, l’exaltation d’un club et ces moments de contemplation en apesanteur. Aussi parce que la musique de Babyface Ray est devenue plus expansive à force de gagner en intériorité, mais c’est de ce paradoxe qu’elle tire un peu de sa poésie.

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Chantées dans des gargouillis d’opiacés, captées au téléphone, synthétisées par la machine, enregistrées a capela le temps d’une prière, ou samplées et subitement dépitchées, comme un écho de Dreams & Nightmares dans lequel le rêve et le cauchemar ne font qu’un : des voix flottantes traversent et hantent tout l’album. Elles accompagnent, comme une parure, les molécules qui font les sons du Michigan – des cowbells bounce, des orgues country, des basses bégayantes et saturées, des trips synthétiques au néon, des serpents trap. Face est une version luxueuse de Legend, qui déjà couvrait tout le spectre sonore de cette scène qui assèche par le froid les raps de Louisiane, de la Bay Area, d’Atlanta et de New York.

A la manière de balises placées au fil de la traversée du disque, des chansons comme A1 Since Day 1, 100s, Family > Money, Go Yard, Idols, Mob, etc. font ressurgir l’atmosphère bercée par le bord de mer. C’est une autre tradition, exploitée par Payroll Giovanni notamment, mais sublimée par Ray depuis la série des MIA Season, grâce à son flow léger, gracieux, fluide, proche du cool absolu.

Le sens du mot wavy est fluctuant, mais dans le lexique de Babyface Ray il est d’une clarté minérale. Il renvoie à l’écoulement laminaire de son rap, une carpe capable de remonter n’importe quel courant, de glisser à la surface de n’importe quelle production sans aucun frottement, d’en épouser instinctivement chaque flux et reflux.

Quand toutes ces eaux convergent cela donne Sincerely face, morceau définitif de Babyface Ray, et archétype suprême de ce que l’on entend aujourd’hui quand on parle du rap de Détroit : Un sous texte paranoïaque couvert d’arrogance et de menaces, un homme encerclé par un néant neigeux et une atmosphère pesante, désolante, mais sans qu’il n’y ait de malaise – parce que Face et son flow sont exagérément à l’aise. Alors que nous nous sentirions à l’étroit, écrasés par la rigidité polaire du son, eux s’y fondent, se jouent de ce groove tout en raideur en le narguant avec des changements de cadence faciles et permanents. La tempête de neige est traversée comme un rêve fiévreux, on ne sait plus s’il faut partir ou rester, si les palmiers vont percer le bitume ou si la brume va tomber sur un pavillon de Sunny Isles Beach – nous sommes dans l’envers de la vision de Legend.

illustrations : Leo Leccia

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A l’annonce du premier confinement, combien ont eu l’impression de vivre un événement auquel ils ont été préparés toute leur vie ? Introvertis, asociaux, solitaires, travailleurs reclus ou individus isolés, certains ont des pratiques et un mode de vie déjà adaptés aux mesures de confinement. Les autres n’ont finalement fait que les rejoindre.

Il y a quelque chose dans la réception de la musique d’Earl Sweatshirt qui pourrait se jouer ici. Dans Some Rap Songs et Feet Of Clay, la boucle des samples est volontairement cassée pour laisser dans l’attente d’une résolution qui n’arrive pas, et créer un brouillard qui isole les textes. Sur SICK!, tout en retrouvant certains beatmakers et leurs mêmes sources, les boucles sont résolues pour procurer un sentiment de complétude et d’aboutissement, pour accueillir au plus près. Par ailleurs, comme sur Disco! de Mike, la voix à tendance à remonter à la surface du mix, comme si elle se rapprochait. On pourrait croire qu’Earl fait un pas en direction du monde, si seulement il n’ajoutait pas que, comme Makaveli, il crache à la gueule de ceux qui le regarde, ponctué d’un tendre fuck y’all. L’attitude ne suit pas toujours l’évolution de l’atmosphère, en résumé, Earl n’a pas particulièrement fait de pas vers l’extérieur, nous sommes simplement tous enfermés avec lui.

SICK! n’est-il vraiment qu’un album sur le monde post-COVID ? De son titre au visuel annonçant sa sortie – un serpent enlaçant une seringue – les premiers indices laissent entendre qu’il l’est. Mais Earl a souvent joué avec le caractère trouble des paratextes, ces zones qui ne sont ni tout à fait incluses dans l’œuvre, ni tout à fait exclues, pour faire germer et entretenir des idées ou, parfois, des certitudes qui ne demandent qu’à être ébranlées.

Dans Nowhere, Nobody par exemple, le court métrage accompagnant Some Rap Songs réalisé par Naima Ramos-Chapman et Terence Nance, tout un symbolisme inspiré du Ukwaluka sud-africain fait émerger la thématique du passage à l’âge adulte, alors qu’elle n’est pas directement évoquée dans l’album. Ce sont aussi les extraits audio insérés entre les chansons, hier de James Baldwin, aujourd’hui de Fela Kuti, qui peuvent avoir ce rôle paratextuel. Et si certains sont mis au service d’une ambiguïté, pour nous faire croire que l’on parle de COVID par exemple, d’autres aident à saisir au vol les fragments de sens disséminés partout, pour reconstituer le puzzle. Une fois confinés aux côtés d’Earl Sweatshirt, ces indices nous font réaliser que ses préoccupations sont inchangées, reléguant en arrière l’idée d’une différence entre des mondes post et pré pandémie.

Sur la pochette du disque, la tête sculptée en argent d’Earl est entourée de plusieurs artefacts. En dessous, des cartes postales d’Afrique du Sud, montrant ses mines de diamants, ses monuments en mémoire des Huguenots, sa statue en l’honneur d’un président nationaliste boer. A droite, les gousses d’ail que l’on utilise dans les rituels pour se protéger des voleurs d’énergie. A gauche, un fagot de sauge, cher aux Zoulous qui s’en servent pour purifier l’air, comme aux Amérindiens, qui en ont fait un symbole de leur souffrance, de leur sacrifice et de leur résistance, face à l’appropriation de leurs cultes par la bourgeoisie blanche californienne. Au dessus, deux pilules qui, de toutes évidences, ne servent pas à soigner du coronavirus.

Qui a besoin d’être soigné, et de quoi ? Encore une fois, la question n’est pas abordée frontalement, mais insinuée par ce faisceau d’indices comme dans l’écriture impressionniste. La récurrence des références, des sons et des images d’averses ou de crépuscules, de l’idée de l’utilisation de l’écriture comme un outil réparateur, du réconfort trouvé dans la spiritualité et dans la recherche biographique, laissent entendre qu’Earl souhaite lui-même guérir de quelque chose ; d’un mal qui se glisse dans et entre les lignes, comme un serpent. La fois où le diable se matérialise le plus clairement, c’est certainement sous la forme d’une lessive, que Malcolm Little a un jour utilisée pour lisser ses cheveux, jusqu’à risquer de faire fondre son crâne. Le plus souvent, il se dissimule dans la poétique d’un croissant de lune et de la météo d’une zone de montagne, ou derrière des métaphores à tiroirs et difficiles à pénétrer, qui donnent à des phrases comme « Five O’s on me like the Olympics » trois ou quatre interprétations possibles, dont au moins une possède cette aura malfaisante.

On retrouve le Earl apathique, caché derrière un filtre grésillant sur le titre éponyme, mais on l’entend aussi être plus ardent, notamment sur les singles 2010 et Titanic, avec leurs 808s opérant sur le cerveau reptilien pour passer dans un mode plus direct et sans fioritures, qui le transforme en punchliner. Que ce soit dans un cas comme dans l’autre, ces styles rappellent que la musique d’Earl a toujours été éponge, marquée par son parcours d’auditeur. Son évolution est aussi liée à cela, passer d’Eminem et Tyler à Lucki, Mach-Hommy, Ka, Armand Hammer, Mike, Navy Blue, Valee et les shit talkers du Michigan, a permis à Earl d’abandonner la performance multisyllabique pour plus de finesse d’esprit et de diversité.

Ce côté hétérogène, avec un répertoire de rythmes, de flows, de textures, plus large que sur les albums précédents, accompagne aussi un changement d’état d’esprit et une atmosphère moins pesante. Si l’art reflète la vie, alors il doit y avoir quelques éclaircies dans celle d’Earl Sweatshirt. Inversement, la vie peut refléter l’art, et ce sont encore des voix émergeant des interstices qui soufflent cette idée. La musique devrait être révolutionnaire, insuffler l’envie de changement, de meilleur, de réparation, dit Fela Kuti. C’est la voie prise par Earl, décidé à balayer les poussières de la maison où il est enfermé. Il apparaît souvent membre d’un tout, en détournant les tropes libéraux du rap : il court après les plus gros sacs pour pouvoir les partager, et son ciel n’est plus la limite d’une réussite individuel, mais celle d’une libération collective. Le dire peut être une arme magique, grâce au pouvoir performatif de la parole et de l’art, explique une femme aux airs de Pythie à la fin de Vision. Imaginer, rêver, serait la première étape avant de pouvoir accomplir.

« but what can I tell them ? Tell them they’re beautiful. Tell them that they’re Black. »

L’album se conclue sur un épilogue définitivement optimiste. Earl poursuit une existence réconfortante par sa banalité, faites de textos laissés en vu et d’envie de guérir, en attendant qu’ensemble nous sortions du donjon comme OutKast, pour que les notes de piano terminant Fire In The Hole deviennent la mélodie de tous les déconfinements.

illustration : Hector de la Vallée