Fut un temps où il chantait le refrain de tous les hits de la Terre, comme s’il était un check point incontournable avant la sortie d’un album. En parallèle, son style se faisait absorber par la génération montante. Future était partout, y compris quand il n’était physiquement plus là.
C’est à cette époque qu’Epic Records l’a imaginé en star de la pop. Avec des chansons comme Real & True, I Won ou Side Effect, il prend progressivement cette direction, celle d’un interprète qui parle de victoires, d’épreuves et d’amour en étant le moins spécifique possible.
En résumé, sa musique et tout ce qu’elle porte étaient désincarnés. Cela a souvent été le cas avec Future, mais durant les mois qui ont précédé la sortie d’Honest, cette caractéristique s’est accentuée. Comme s’il était une voix flottante au dessus d’un corps. Et c’est, entre autres raisons, pourquoi il était facile de se l’approprier.
Depuis, cette voix a fait le voyage inverse, pour venir reprendre place dans la chaire du rappeur. Le storytelling autour de sa musique est passé de l’odyssée spatiale aux évènements très concrets liés à l’incarcération de DJ Esco, aux décès de ses proches ou à sa rupture avec Ciara. Alors, les énergies et émotions véhiculées par sa musique se sont transformées en devenant beaucoup plus personnelles.
Dans la culture haïtienne, une personne dont l’esprit a quitté le monde des vivants devient zombi en retrouvant son corps. C’est à peu près le trajet qu’on imagine entrepris par l’âme de Future. En reprenant place dans sa biographie et dans ce qu’il a de plus intime, sa musique évoque un corps gangrené, des instincts morbides et autodestructeurs. Avec Dirty Sprite 2 il est définitivement « devenu un monstre ».
Il n’est plus mélancolique mais dépressif, il n’est plus simple consommateur de drogues mais poly toxicomane dépravé, il n’est plus amoureux d’une femme mais les traite toutes comme de la viande inerte, et ses excès de matérialisme ne paraissent plus triomphants mais misérables. Grâce à un flow plaintif on comprend qu’il achète une nouvelle voiture comme il goberait un paquet de gélules de prozac, pendant que les détails choisis pour ses récits libidineux les transforment en provocations détestables.
D’une certaine manière, des titres comme Groupies et Slave Master sont les miroirs de These Walls et U. Future et Kendrick Lamar partagent de nombreux sujets sur leurs albums respectifs, connaissent aussi des expériences similaires, mais les vivent et les racontent très différemment. Et si la dépression, les substances utilisées comme pansement ou l’abus de pouvoir sur les femmes, sont des thèmes communs à Dirty Sprite 2 et To Pimp a Butterfly, le premier ne s’embarrasse pas de remords et de quête de rédemption.
A des époques et dans des styles différents, l’état d’esprit de Future et l’atmosphère de son album peuvent rappeler le Redman de Dare Iz a Darkside. Un tournant noir, où la sensation d’adrénaline renvoyée par les excès et la sauvagerie dissimule mal une sorte de mal être. Aujourd’hui, Redman avoue ne plus pouvoir écouter son deuxième album pour ces raisons là, il sera intéressant de voir comment Future abordera DS2 dans vingt ans.
Si Future se mue définitivement en bête blessée et misanthrope, c’est aussi grâce à la parfaite symbiose qu’il a trouvé avec ses producteurs. Majoritairement pourvues par Metro Boomin et South Side, les productions de DS2 sont globalement agressives, pleines de basses pachydermiques et des sons mécaniques d’un combat de robots géants.
Sur Serve The Base, des cris saturés se mélangent à des bourdonnements électroniques. Avec Groupies, basses, sirènes et piano semblent nous passer sur le corps comme un seul drone cacophonique. Les sonorités sont toujours futuristes, mais n’évoquent plus le calme rassurant de l’espace. Cette fois, Future nous projette en pleine dystopie fasciste où tout est noir. Ou violet. Les sons et décors spatiaux ont évidemment toujours été des métaphores de prises de drogues, et sur DS2, le « futur » de Future a changé en même temps que son rapport à la drogue. Maintenant qu’il assume d’en abuser parce qu’il se sent lamentable, la couleur de ses productions a logiquement évolué en conséquence.
Cette symbiose avec les producteurs est à son apogée sur la révélation finale de Blood On The Money. Grâce à leurs tags et styles respectifs, Cassius Jay, Zaytoven et Metro Boomin donnent l’impression d’arriver chacun leur tour dans la pièce, et rendent évident une chose ressentie sur tout le disque : Même sans invité (en tout cas, après un passage essentiel par audacity ma version n’en compte aucun) Future n’est jamais seul. Parce que comme lui, ses producteurs prennent corps. Et même s’ils restent muets, Zaytoven, Metro Boomin et South Side n’arrêtent pas de réaffirmer leur présence avec des gimmicks de production, pour rappeler que cet album est aussi le leur.
Issues de croisements génétiques entre Shawty Redd, Lex Luger et Mike Will Made It, la trap sombre développée par la 808 Mafia & al. cette année est née en 2013. A cette époque Gucci Mane enregistrait ses derniers albums avant d’entrer en prison, et sa musique était habitée par une tristesse inhabituelle chez lui. Que ces producteurs aient fini par participer au second souffle de Future est tout naturel, tant Gucci Mane était à cette époque influencé par les spleens de l’astronaute.
Derrière le léger éraillement d’auto-tune sur la voix de Future, se cache Seth Firkins. Ingé son de tous ses projets sortis cette année, c’est lui qui donne à DS2 ce son moite comme le sol d’un strip club. Les filtres et les échos sur sa voix plonge Future dans la matière brumeuse que l’on trouve sur la pochette du disque, et crée presque une sensation psychédélique sur des titres comme Thought It Was A Drought ou The Percocet & Strippers Joint. A noter que cela n’est vrai que sur la version CD, le mix n’étant pas le même en digital, faisant d’ailleurs de l’écoute des deux versions des expériences différentes.
Il y aura encore des tas de choses à dire sur DS2, cet enfant né de la rupture avec Ciara, plein de rage, de défonce et d’énergies négatives. Sur les détails de l’habillage sonore (a-t-il vraiment enregistré avec un gobelet plein de glaçons à la main ?), sur les croquettes de Ralo et les claquettes Gucci, sur ce pouce tombé du ciel, cet hommage terrible à A$AP Yams ou sur Kno The Meaning et la nouvelle dimension qu’elle fait prendre à 56 Nights. Après la relative déception d’Honest, Future aurait pu renouer avec la formule qui l’avait fait décoller, celle reliant gangsta rap et ballades pop. Il a préféré prendre la Terre entière à revers, après avoir regardé le diable dans le blanc des yeux. En espérant que Dirty Sprite 2 (et son succès aussi artistique que commercial) inspire le gangsta rap à suivre la même voie, originale et radicale, libre de compromis.
Et le pire, c’est qu’il n’est même pas certain que DS2 soit le meilleur projet que Future ait sorti cette année…
illustrations : Bobby Dollar