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hard2kilm

Etre victime d’une tentative d’assassinat reste de la pure fantaisie pour la plupart d’entre nous. Bandgang Lonnie Bands propose de matérialiser pour ses auditeurs les mouvements contradictoires qui traversent un tel événement. Des sueurs angoissées, de la paranoïa, et sans que l’on puisse dire si cela est paradoxal ou absolument normal, une impression d’euphorie et de toute puissance, se dégagent alors toutes ensembles d’Hard 2 Kill.

Quarante-huit heures après être entré dans un hôpital de Las Vegas, pour déloger la balle coincée dans son crâne, Lonnie Bands est de retour à Détroit pour terminer cet album. Dans ses textes, la ville est un fruit pourrissant, vicié et grouillant d’individus toujours seuls au milieu de la multitude. Dans ce tableau dantesque, les faibles sont décrits comme une faune, déshumanisés et à la merci des forts que sont les tueurs, les dealers de morts et les proxénètes. Cet enfer, Lonnie le regarde en face mais n’y voit désormais plus ce qu’il a de désespérant. Il est devenu une Big Creature, cousin des ConCreatures de Boldy James, comme anesthésié à force de côtoyer le pire et pouvant le décrire de la manière la plus clinique possible.

« Tantine est à court de veine, elle s’est plantée l’aiguille dans la tête… » l’album est plein d’images de ce genre, ni jouissives ni spectaculaires, qui n’interpellent que par leur aspect choquant. D’autant plus qu’elles sont alignées de manières dépassionnées, Lonnie donnant l’impression de n’être ému que par lui-même, par sa grandeur et cet alliage de nihilisme et de misanthropie d’où il tire sa résistance.

Passée par son fond de gorge creusé aux opioïdes, le mélange d’arrogance et de parano de Lonnie Bands fait penser au louisianais B.G. qui essaierait d’émuler Tupac, comme si ce dernier avait été membre des Hot Boy$. Les références au rap de son adolescence sont partout, prenant parfois quasiment la forme de remixes, mais elles sont toujours frigorifiées par l’air bleu froid du Michigan. Même le cachet comique d’un sample de The Real Slim Shady est mis à l’épreuve d’une cloche bounce et d’une basse electrofunk givrée, pour transformer l’humour en démence et les sosies de Marshal Mathers en jeunes crackheads décolorés.

Avec son esthétique unie, faites de mélodies sinistres, de bruits de gazinières et de robinets qui fuient, de basses saturées et de nappes synthétiques rappelant le travail de Frontline, l’album dégage une tension extrême, et une impression de violence étouffante qui peut rebuter. Cette ambiance lourde est maintenue sans acmé, jusqu’à l’anti-climax de Shoulda Got A Verse From Drake : Lonnie manque de perdre sa jambe en marchant dans la gamelle qu’il sert aux chiens accros à l’héro, puis réalise, plein d’ironie, qu’avec ce qu’il vient de dépenser pour ses kilos de drogues, il aurait pu s’acheter un couplet de Drake.

Le message devient limpide. Lonnie Bands se fiche autant de la rédemption que de la possibilité de s’enfuir, ici il est une créature immortelle, riche, dangereuse et respectée. Et malgré l’ouverture vers l’extérieure que sont les apparitions de Young Nudy, EST Gee ou OhGeesy, il y a dans la direction artistique du disque un extrémisme qui évoque un enfermement dans Détroit, avec un retour au son originel de cette scène et à ses thèmes les plus dures. Alors qu’une partie des artistes de la ville se tournent vers les récits de réussite, la musique de club, la comédie ou un rap a-régional, Lonnie Bands démontre que l’on peut continuer de grandir et de s’affiner à l’intérieur de ce canevas.

«Vous ne vous êtes jamais mangé un headshot… » lance Lonnie Bands à ses auditeurs bienheureux. Lui si. De quoi rappeler que rien n’est pure fantaisie, voire que tout pourrait être inspiré de faits aux conséquences bien réelles. C’est ce que suggère la fin du disque, quand la tension dramatique laisse un peu de place à quelques envolées tragiques. A la manière de ce que Rio Da Yung OG a fait avec Nuez, Lonnie termine sur un versant plus introspectif, en sortant la guitare blues et les wah-wah country rap tunes. Quand la coquille de Big Creature se craquèle, le rythme et le ton change, la misanthropie se transforme en solitude, et la figure du gangster héros s’écroule.

illustration : Hector de la Vallée

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Manger On McNichols est absent des plateformes de streaming et cela donne un intérêt supplémentaire à sa déclinaison physique. Avec l’album entre les mains, l’artwork grand format communique mieux l’aspiration de l’artiste, Wes Taylor, et la manière dont il illustre le contenu et son thème. On y voit l’œil peint de Boldy James, fixant l’extérieur à travers un œil de bœuf fait de petites sculptures de la Nativité positionnées en couronnes. Le dégradé de couleurs chair et l’expression du regard tranchent avec le blanc figé et fissuré des personnages de marbre. L’un est plein de confiance, de colère, parait vicié mais bien vivant. Les autres sont immaculés, visiblement purs et innocents mais semblent morts. Ce que fixe Boldy James avec défi est ce qui a transformé les innocents en statues : Medusa, la gorgone des mythologies grecques, et métonymie de Detroit, comprise à la fois comme une ville et un système chape de plomb.

A travers sa biographie et donc l’expérience personnelle de Boldy James, Manger On McNichols raconte cet environnement, ses victimes bien sûr, mais surtout ceux qui lui ont survécu en acceptant de s’inoculer un peu de son mal, comme un vaccin. Ceux-là sont des « ConCreatures ». Devenu le nom d’une entité opaque à laquelle Boldy James fait référence, ConCreatures désigne d’abord un état d’esprit et ceux qui, comme lui, l’embrassent pour tenir le regard de Medusa. Aussi originaires de Detroit, Drexciya ont imaginé un peuple de créatures sous-marines dans l’esprit de celles qui habitent l’Atlantide, descendantes des esclaves jetés à la mer entre l’Afrique et l’Amérique pendant la traite des Noirs. A leur manière, les ConCreatures de Boldy James sont aussi une sorte de nouveaux sapiens, fils des travailleurs Noirs arrivés jusqu’à Detroit, endurcis, voire anesthésiés, par les circonstances. Comme le laisse entendre un autre habitant de la ville, le militant révolutionnaire James Boggs, samplé en introduction, le capitalisme a attiré ces populations avec l’illusion d’une « Terre Promise », avant de broyer leur avenir et leurs espoirs avec les crises. C’est dans ce contexte que Boldy James entre en scène, ConCreature parmi les gorgones et les poltergheist, qui nous raconte sa vie hors-la-loi et la fin de sa mutation.

L’enregistrement de Manger On McNichols a débuté en 2007. Replacée sur la chronologie des œuvres de Boldy James, il s’agit donc d’une préquelle sur l’origine de sa personnalité et de son style. On découvre qu’il a déjà son interprétation froide, son air impassible, mais grâce à ce retour dans le temps et dans le passé de l’interprète, ces choix stylistiques prennent sens. Ses vers courts, faits d’images flashs et d’impressions fugitives, matérialisent Detroit par touches, la rendent familière et tangible même pour un étranger. Des qualités d’immersion que Boldy James a surtout utilisées pour transcrire des ambiances et des activités, un peu moins pour se décrire lui-même. Ici, sous l’impulsion de Sterling Toles qui l’invite à être plus personnel, son écriture impressionniste sert aussi à matérialiser sa mémoire pour plonger dans sa psyché.

Ces souvenirs ressemblent à une succession de nouvelles qui l’ont figé dans son attitude, et bien qu’évoqués de manière fragmentaire, ils sont habilement mis en scène pour transcrire leur impact. Sur Medusa par exemple, l’idée d’un bébé à venir est utilisée comme un fusil de Tchekhov. Il devient, après l’accident de Middle Of Next Month, les cadavres de ceux qui auraient dû être ses jumeaux. La crainte de l’arrivée d’un enfant n’est pas apaisée par la paternité, mais remplacée par un double deuil. S’active alors, avec Mommy Dearest, des questionnements sur sa propre naissance, présumément non voulue, et le point de non retour est atteint. Le nihilisme et la sérénité d’apparence de Boldy James prennent une dimension nouvelle, presque abyssale, tant tout ce qu’il y a à l’intérieur doit bouillonner de douleur et de colère. C’est ainsi qu’il est devenu une ConCreature, aux deux C majuscules comme ceux des Centimètres Cubes qui servent à peser l’héroïne, une créature qui a sacrifié sa sensibilité pour survivre.

Si son style est un refuge où les sentiments et l’émotion sont suspendus, c’est pourtant une pulsion de vie qui pousse Boldy James à rapper, dealer, violenter. Et celle-ci s’entend dans la partition jouée par Sterling Toles, producteur et metteur en scène de Manger On McNichols.

L’essentiel des textes a été écrit entre 2007 et 2010, mais il a fallu dix années supplémentaires pour finir de composer l’album. A la faveur des allers et venus de musiciens locaux dans son studio, Sterling Toles a peaufiné, dynamisé, enluminé, les productions au fil des ans. Essentiellement jazz, avec quelques notes funk et ghettotech dans la seconde moitié, on ressent à chaque instant cette dimension collective. Elles sont mouvantes, organiques, parfois surprenantes en ne suivant pas la construction des productions rap classiques, et soufflent la vie sur McNichols comme dans l’œil de Boldy James. Violoncelle, sax, flute, synthé, trombone, batterie, guitare, chaque instrument est joué par un habitant de Detroit. Parfois voisin, parfois rencontré par hasard, parfois ancien collaborateur de légendes locales, voire légende en personne ou en devenir, tous représentent la ville et aident à matérialiser une partie de sa riche culture musicale. Il semble que Sterling Toles cherche à faire apparaître Detroit par touches lui aussi, et sous toutes ses facettes, à la manière des mix réseaux d’Electrifying Mojo, dont on entend d’ailleurs la voix d’hôte sur Welcome To 76.

Detroit, ou ce qu’elle symbolise, tient donc un rôle tout en ambivalences. Source de fierté, célébrée pour ses musiques et sa culture, autant que décor des luttes internes de Boldy James parce qu’elle maudit ses habitants ab ovo. Mais si les ConCreatures ne finissent pas pétrifiées, c’est aussi parce qu’elles ne sont pas dupes : « Probably could have been president, if I ain’t grow up a Detroit resident ».

illustration : Hector de la Vallée

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Le visage froncé, les épaules penchées en arrière et tournant comme si elles étaient indépendantes du torse. Ces gestes, Sherrie Silver leur a donné un nom swahili, « neza », pour mieux les mélanger au gwara gwara, hip jook, snakula, shaku shaku et autres danses venues des quatre coins du continent africain qu’elle fait se rencontrer au fil de sa chorégraphie pour This is America. Pourtant, l’arbitrage vidéo est formel, le neza n’est pas africain. Il a été mis au point dans le froid du Michigan par Casada Aaron Sorrell, imitant un surfeur dont le corps est déchiré par l’affrontement de deux fantômes qui y cohabitent.

Sada Baby synchronise ses épaules et son pelvis pour signifier qu’il entre en soirée comme dans une femme. Ses gesticulations burlesques rappellent les pimps de comédie, et ceux que l’on croise à leurs conventions. Contrairement aux maquereaux des Players Ball, Sada ne cherche à remporter aucun concours, sa folie est vaine et paraît donc encore plus démentielle. Cette aura, dont on ne sait jamais si elle doit nous faire peur, nous déchainer ou nous faire rire, on l’appelle parfois « le style ».

Sa présence déborde de l’écran, et écrase ceux qui gesticulent autour de lui. Quand Sada grimace comme s’il ne supportait pas son visage calme, on pense à Mac Dre qui renifle les odeurs de pisse, à sa thizz face et aux danses qui vont avec. Des mouvements qui s’impriment dans la rétine, dont les images persistent grâce à l’énergie de la musique. Ces deux-là partagent aussi une toxicomanie récréative, et Bartier Bounty est plein d’actes sexuels saupoudrés de stupéfiants, de fêtes qui basculent dans la violence sous l’adrénaline des produits.

La drogue est un détonateur, et tout le rap de Sada Baby tourne autour de ces explosions permanentes. Des lignes démarrent puis s’arrêtent, comme une suite de faux départs, puis des chansons et des couplets repartent de zéro pour recréer une détonation. Passé une introduction un peu molle, Bartier Bounty est un rollercoaster qui ne connaît aucun répit, une déflagration alimentée par les changements de flows, y compris quand Sada fredonne de sa voix de velours, parce que soudainement possédé par David Ruffin, le chanteur tourmenté des Temptations.

L’écriture ajoute quelques degrés à cette fièvre. Des lignes aussi bourrines que loufoques, mais sorties d’un esprit fin, participent au déséquilibre puis au K.O. Qu’il provoque avec une blague ou fasse rire pour faire peur, ses intentions ont un côté volontairement insaisissable pour simuler la démence. Hurlées jusqu’à rupture des cordes vocales, entre éclats et rugissements d’animaux, on est forcé de croire à ses pires énormités, de l’imaginer entrer par effraction chez son pire ennemi pour jouer aux petites voitures avec ses enfants après avoir chié dans ses cabinets, ou apprendre le Libanais pour tirer au fusil de précision sans retirer ses lunettes Cartier.

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Sada Baby est finalement comme ces basketteurs qu’il prend sans cesse pour référence, physiques et précis dans leurs gestes, qui ont l’air de tout pouvoir casser, mais dont les mouvements s’apprécient comme ceux d’un danseur de ballet. Et derrière ce bordel apparent, l’efficacité fait sens : toutes ses gesticulations, ramassées sur moins de trois minutes, sont un remède efficace au déficit d’attention qui touche la plupart des auditeurs de rap. Même le plus hyperactif se laisse porter par les dribbles de Skuba Sada, et ce jusqu’à finir écrasé dans l’arceau après un 360 windmill.

Comme toute la scène qui l’entoure, la musique de Sada Baby doit quelque chose à la Bay Area, à la Louisiane, et à leur gangsta rap respectif. Mais aujourd’hui ces inspirations ne sont plus que de lointaines références, que l’on devine derrière un synthé vaguement modern funk ou un piano agressif qui tourne en boucle. A force d’être asséché par le froid, le trap rap et la drill music, le rap de Detroit en est devenu un trop proche cousin, et les productions de cet album sont malheureusement très génériques.

C’est par inférence que l’on relie Sada Baby à sa ville, parce que ses textes et ses flows sont pleins d’hommages discrets à Hardwork Jig, Eastside 80’s ou Project Pacino, et de renvois à la culture et à la géopolitique locale. Les guerres de chapelles ont d’ailleurs fortement impacté la liste des producteurs de Bartier Bounty, et les absences de Dam Jon Boi et Da Realest Sounds, sans doute victimes collatérales des embrouilles avec l’entourage de Tay Blood, se font cruellement sentir.

Sur l’album précédent, D.O.N., avec des chansons comme First Sunday ou Big Squad, il était clair que Sada Baby doit une partie de son style à Chief Keef. Il y a dix ans, après avoir profondément marqué toute une partie du rap, Waka Flocka était dépassé par ceux qu’il influençait. Rick Ross a construit des tanks avec Lex Luger et Gunplay a mis des textes dans son adrénaline par exemple. Aujourd’hui, l’un des quelques fils illégitimes de Waka est en train de vivre la même chose. Bien que lui en ait fait une force, profitant de sa position d’éternel outsider pour continuer à cabosser les marges, au centre, Chief Keef est dépassé par certains de ses enfants. Sada Baby pourrait devenir un de ceux-là.

illustrations : Leo Leccia