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« Les enceintes dans la chambre de Squadda ronflaient comme un vieux tracteur. En regardant de plus prêt, j’ai remarqué qu’un morceau de papier était scotché sur le caisson de basse. Je l’ai retiré, et Squadda a immédiatement surgi de la pièce d’à-côté, genre, hey, touche pas à ça ! »

Ce genre d’anecdote se collectait à la pelle en discutant avec L.W.H. et James de Friendzone. A priori anodines, elles étaient partagées avec un enthousiasme qui caractérise l’esprit Green Ova, dont les membres sont liés par ce besoin de s’émerveiller de tout. Cette armée de Don Quichotte est divisée en cinq chapitres, pour autant de rappeurs et quelques producteurs tous autant romantiques. Une bande de rêveurs qui regardent différemment le même horizon et qui ensemble, en faisant de la musique dans leur chambre, laissent une discrète mais indélébile trace sur les années 2010.

A l’époque où Lex Luger assèche le rap, Main Attrakionz évolue dans une bruine humide, faite de productions dont l’âme n’est pas cachée dans les caisses claires mais dans les samples. L’échantillon qui donne le ton est un extrait d’Imogen Heap : « brûlants, nous sommes au dessus des nuages … », Legion of Doom n’est pas la première chanson de Squadda B et MondreM.A.N., mais c’est avec celle-ci que tout commence. Cette voix fantomatique, hachée pour devenir notes de synthétiseurs, est leur moulin à vent. Chacun des membres de Green Ova l’interprète à sa façon, et essaie d’en retrouver l’émotion en empruntant différents chemins de briques jaunes.

Quand Clams Casino échouait à recréer l’esthétique d’Havoc, Lil B entendait dans ce sample un château construit dans les nuages. Mais James et Dylan de Friendzone y reconnaissent la fontaine de sauvegarde des Final Fantasy, L.W.H. y retrouve des bandes originales de films expérimentaux, alors que Beautiful Lou y voit un fantôme de delirium tremens. Ce qui lie ces visions et univers personnels, c’est le duo formé par Squadda B et MondreM.A.N., et leurs influences strictement rap.

Dans sa manière d’entonner et d’écrire sur l’habituel et les rituels, de faire du désœuvrement une aventure quotidienne, Mondre rappelle certains rappeurs louisianais des années 1990, et particulièrement B.G. . Les textes du duo, malgré leurs tournures tout à fait mystiques, sont ancrés dans le réel, et Mondre apparaît comme le plus terre à terre puisque son camarade s’autorise parfois aux fantaisies extraordinaires.

Difficile de dire si Squadda B cherche le grain lo-fi d’une cassette Hypnotize Minds, le crépitement des sous-sols de RZA, ou si ses productions naissent en émulant la mélancolie des Mob Figaz. Leurs collaborations avec ces derniers sont quasiment inexistantes – en dehors d’un titre avec Jacka et d’une bagarre contre A-Wax aux côtés d’Husalah, – mais leur imbrication naturelle dans la mob music plus classique des Mekanix et de RobLo avec Bossalinis & Fooliyones, montre que leur rap s’enracine localement.

Contrairement à leurs ainés, les Main Attrakionz racontent leur débrouille sans pessimisme. Les mélodies chantonnées et l’atmosphère doucement vaporeuse activent des ressorts nostalgiques, non pas comme un sentiment de regret, mais comme une sensation agréable. Dans leurs chansons subsiste l’espoir de lendemains meilleurs, grâce à des choses aussi simples qu’une brise d’été ou que le réconfort d’une amitié, sublimés par leur capacité d’émerveillement.

Pour avoir le meilleur aperçu de leur musique, outre la compilation Two Man Horror Film, il faut se tourner vers les EP parus en 2011, le printanier Blackberry Ku$h et surtout Chandelier.

Chandelier est entièrement produit par The Executive Series, un duo formé par L.W.H. et Julian Wass. L.W.H. personnifie l’alignement chaotique bon de Green Ova, leur œuvre foutraque et protéiforme. Ses productions solos témoignent d’un répertoire large d’influences, allant du cinéma européen au rock garage. Mélangé sans classement dans sa musique poétique comme dans ses discours psychédéliques, ce capharnaüm faisait de lui une version chopped & screwed de Jack Kerouac.

En écoutant Chandelier, il semble que Julian Wass ait joué un rôle de garde fou. On retrouve des inspirations que les deux hommes ont en commun, comme la musique de film, le mélange de sonorités électroniques et orientales, mais tout est plus structuré. Pour accompagner les divagations planantes de Main Attrakionz, les producteurs ont ouvert une porte entre leurs chambres et Katmandou, invoquant cithares, tâlam, ghanta et autres clochettes et cymbales indiennes dans une brume électronique.

Les citations rap et les images typiques du genre paraissent absolument à leur place dans l’univers hippie tissé par The Executive Series. Partout ailleurs, Chandelier aurait sonné comme un pont entre deux mondes, pas à Oakland, où ce genre de cohabitation fait partie de l’histoire locale.

La même année, le deux titres Perfect Skies/Chuch transporte encore un peu plus à l’Est. Produit cette fois-ci par James et Dylan de Friendzone, on comprend dès l’artwork – une photo de cerisier en fleurs – d’où provient leur inspiration. On imagine alors James sampler la j-pop de Perfume pour Perfect Skies, entre un énième visionnage d’Evangelion et des parties de Puzzle Bobble sur Neo-Geo.

Construit dans un écho de pop et d’animation japonaise, le son étuvé, traînant et cristallin de Friendzone est l’aboutissement du style Main Attrakionz, évoquant le calme et leur recherche de paix intérieure. Ces singles peuvent être entendus comme prélude à 808’s & Dark Grapes III, ultime album de Main Attrakionz à ce jour, sorti en 2015 et entièrement produit par James et Dylan.

L’état d’esprit de Green Ova dans son ensemble est parfaitement capturé par 808’s & Dark Grapes III. Leurs rêveries éveillées y prennent des airs de tour d’honneur avec des titres comme Summa Time, et son sample de Rick James utilisé en hommage à la Three 6 Mafia. Et jusqu’au bout du disque leur optimisme reste indestructible, en atteste ce dernier couplet déchirant de Shady Blaze, écrit alors qu’il vient de perdre son fils nouveau-né : « mais pour l’essentiel, je vais bien, je garde la tête haute ».

Comme tous les Don Quichotte de la Terre, Main Attrakionz et Green Ova n’ont cédé à aucune pression extérieure. Se laissant passivement piller, voire parodier, ils n’ont jamais couru après la reconnaissance ou le succès global, préférant être en paix avec les leurs, dans le petit îlot de réalité qu’ils se sont délimités.

illustration : Hector de la Vallée

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Le visage froncé, les épaules penchées en arrière et tournant comme si elles étaient indépendantes du torse. Ces gestes, Sherrie Silver leur a donné un nom swahili, « neza », pour mieux les mélanger au gwara gwara, hip jook, snakula, shaku shaku et autres danses venues des quatre coins du continent africain qu’elle fait se rencontrer au fil de sa chorégraphie pour This is America. Pourtant, l’arbitrage vidéo est formel, le neza n’est pas africain. Il a été mis au point dans le froid du Michigan par Casada Aaron Sorrell, imitant un surfeur dont le corps est déchiré par l’affrontement de deux fantômes qui y cohabitent.

Sada Baby synchronise ses épaules et son pelvis pour signifier qu’il entre en soirée comme dans une femme. Ses gesticulations burlesques rappellent les pimps de comédie, et ceux que l’on croise à leurs conventions. Contrairement aux maquereaux des Players Ball, Sada ne cherche à remporter aucun concours, sa folie est vaine et paraît donc encore plus démentielle. Cette aura, dont on ne sait jamais si elle doit nous faire peur, nous déchainer ou nous faire rire, on l’appelle parfois « le style ».

Sa présence déborde de l’écran, et écrase ceux qui gesticulent autour de lui. Quand Sada grimace comme s’il ne supportait pas son visage calme, on pense à Mac Dre qui renifle les odeurs de pisse, à sa thizz face et aux danses qui vont avec. Des mouvements qui s’impriment dans la rétine, dont les images persistent grâce à l’énergie de la musique. Ces deux-là partagent aussi une toxicomanie récréative, et Bartier Bounty est plein d’actes sexuels saupoudrés de stupéfiants, de fêtes qui basculent dans la violence sous l’adrénaline des produits.

La drogue est un détonateur, et tout le rap de Sada Baby tourne autour de ces explosions permanentes. Des lignes démarrent puis s’arrêtent, comme une suite de faux départs, puis des chansons et des couplets repartent de zéro pour recréer une détonation. Passé une introduction un peu molle, Bartier Bounty est un rollercoaster qui ne connaît aucun répit, une déflagration alimentée par les changements de flows, y compris quand Sada fredonne de sa voix de velours, parce que soudainement possédé par David Ruffin, le chanteur tourmenté des Temptations.

L’écriture ajoute quelques degrés à cette fièvre. Des lignes aussi bourrines que loufoques, mais sorties d’un esprit fin, participent au déséquilibre puis au K.O. Qu’il provoque avec une blague ou fasse rire pour faire peur, ses intentions ont un côté volontairement insaisissable pour simuler la démence. Hurlées jusqu’à rupture des cordes vocales, entre éclats et rugissements d’animaux, on est forcé de croire à ses pires énormités, de l’imaginer entrer par effraction chez son pire ennemi pour jouer aux petites voitures avec ses enfants après avoir chié dans ses cabinets, ou apprendre le Libanais pour tirer au fusil de précision sans retirer ses lunettes Cartier.

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Sada Baby est finalement comme ces basketteurs qu’il prend sans cesse pour référence, physiques et précis dans leurs gestes, qui ont l’air de tout pouvoir casser, mais dont les mouvements s’apprécient comme ceux d’un danseur de ballet. Et derrière ce bordel apparent, l’efficacité fait sens : toutes ses gesticulations, ramassées sur moins de trois minutes, sont un remède efficace au déficit d’attention qui touche la plupart des auditeurs de rap. Même le plus hyperactif se laisse porter par les dribbles de Skuba Sada, et ce jusqu’à finir écrasé dans l’arceau après un 360 windmill.

Comme toute la scène qui l’entoure, la musique de Sada Baby doit quelque chose à la Bay Area, à la Louisiane, et à leur gangsta rap respectif. Mais aujourd’hui ces inspirations ne sont plus que de lointaines références, que l’on devine derrière un synthé vaguement modern funk ou un piano agressif qui tourne en boucle. A force d’être asséché par le froid, le trap rap et la drill music, le rap de Detroit en est devenu un trop proche cousin, et les productions de cet album sont malheureusement très génériques.

C’est par inférence que l’on relie Sada Baby à sa ville, parce que ses textes et ses flows sont pleins d’hommages discrets à Hardwork Jig, Eastside 80’s ou Project Pacino, et de renvois à la culture et à la géopolitique locale. Les guerres de chapelles ont d’ailleurs fortement impacté la liste des producteurs de Bartier Bounty, et les absences de Dam Jon Boi et Da Realest Sounds, sans doute victimes collatérales des embrouilles avec l’entourage de Tay Blood, se font cruellement sentir.

Sur l’album précédent, D.O.N., avec des chansons comme First Sunday ou Big Squad, il était clair que Sada Baby doit une partie de son style à Chief Keef. Il y a dix ans, après avoir profondément marqué toute une partie du rap, Waka Flocka était dépassé par ceux qu’il influençait. Rick Ross a construit des tanks avec Lex Luger et Gunplay a mis des textes dans son adrénaline par exemple. Aujourd’hui, l’un des quelques fils illégitimes de Waka est en train de vivre la même chose. Bien que lui en ait fait une force, profitant de sa position d’éternel outsider pour continuer à cabosser les marges, au centre, Chief Keef est dépassé par certains de ses enfants. Sada Baby pourrait devenir un de ceux-là.

illustrations : Leo Leccia

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Sur When Vultures Cry, les colombes de la chanson de Prince sont remplacées par des corbeaux, ce n’est plus un ange mais un rejeton du diable qui pleure. Kodak Black n’est pas seulement triste du sort réservé aux siens, il réalise aussi qu’il est lui-même une ordure. Comme son père avant lui, probablement comme son fils déjà, damnés et diaboliques depuis la naissance. Elle est l’une de ses plus belles chansons, l’une des plus dures également, et le point de départ de ce qui est développé sur Dying To Live.

Elle a toujours été en décalage avec sa chair, la voilà devenue une étrangère : Kodak Black ne reconnaît plus sa propre âme et fait de la séparation du corps et de l’esprit le fil rouge de cet album. Nourrit de vocabulaire et de références religieuses, il détourne des questionnements bibliques pour faire son introspection et comprendre sa biographie.

A-t-il une emprise sur ses actes et paroles, ou n’est-il qu’un vaisseau, pour des messages dont l’importance dépasse sa personne ? Cela revient à se demander si ses textes ne sont pas dictés par Dieu lui-même. En insinuant qu’un messager peut être insignifiant par rapport au message, il protège le sien. Peu importe qui il est, cela n’entache pas ce qui a pu être défendu et ressenti dans ses chansons.

Cette séparation, qu’elle soit consciente ou non, entre sa chair dégueulasse et son message sacré, permet une justesse touchante. Il sort de son corps pour dire des choses intimes, mieux s’observer lui-même comme son environnement.

Ce regard détourné, couplé à une atmosphère presque gospel faite de guitares, d’orgues d’église et de mélodies de bluesman, évoque les musiques des Etats Noirs très croyants du Sud. On pense aux rappeurs autant pêcheurs que prêcheurs de ces régions, à Scarface, aux Goodie Mob, et à leur univers southern gothic mêlant le sentimental au macabre, le grotesque au fantastique.

Sur Gnarly, Kodak Black devient un « suburban dude » à la peau noire, et transforme sa tragédie en farce. Le clip assombrit presque cette chanson naïve et amusante : il n’est comique que parce qu’on a placé un haïtien dans une banlieue huppée, et qu’il est absurde de le voir dans ce monde où tout va bien.

D’Haïti il ramène la mythologie du zombie, cette créature morte pour vivre, qui se détruit pour repartir de zéro. Sur ZEZE, lui et Offset prennent des drogues pour altérer leurs corps et devenir des morts vivants drôles et joyeux sur un steelpan caribéens.

Vouloir échapper à son corps est aussi une métaphore de l’expiation, la destruction du sien et de son identité est l’objectif de Kodak Black, qui veut tuer Dieuson pour devenir Bill Kapri. Même si Dying To Live a des poches d’air, l’essentiel est dramatique, comme écouter un garçon mourant d’envie de se repentir pour vivre, mais dont les seules échappatoires semblent être la mort, l’autodestruction et ces inévitables cellules de prison qui hantent comme des cercueils le dernier tiers de l’album.

illustration : Hector de la Vallée