THE POET IN YOUR VEINS ASCENDS A MOUNTAIN

Attiré par le chahut des scènes jazz les plus radicales, Bra Willie passe un temps de son exil américain à Chicago. Par l’intermédiaire de l’ami poète Sterling Plumpp, qui leur voyait d’évidents points communs, il y rencontre la juriste Cheryl Harris. Celle-ci participe alors à l’émergence d’un nouveau courant, au croisement du droit et de l’anthropologie, analysant le monde à l’aune des complicités entre la loi, le pouvoir, et la notion de race.

On dit d’eux deux, et de leur couple, qu’ils personnifient la diaspora, sa réunion, la convergence des luttes contre la ségrégation et l’apartheid, le pont entre l’Afrique et l’Amérique.

Cheryl Harris publie De la blanchité considérée comme propriété, un article qui fait d’elle une sommité de la théorie critique de la race. Et elle donne, la même année, naissance à son seul enfant.

« Regarde la taille du front de ce gars, il est putain d’énorme. Et regarde sa putain de bouche. Il a une paire de lèvres on dirait une énorme boule de glace fendue en deux. Puis ses cheveux poussent n’importe comment. Ce mec ressemble à un putain de poète africain !
Hey Thebe, dis quelque chose. 
»

Thebe Neruda Kgositsile ne parle pas encore. Il est le portrait craché de Bra Willie. Il ne parle pas encore mais porte en lui des fantômes de l’histoire, et sur ses épaules pèsent des attentes quasi messianiques. Le poète à l’origine de la rencontre de ses parents lui écrit.

Toi,
Venu de la mythique
heure de nuit

Toi,
né avec des bleus
portant l’empreinte de l’ANC
sur eux. Comment peux-tu
faire autre chose que régner.

Les activités de l’ANC, congrès national africain, demandent à Bra Willie de multiplier les allers-retours entre Johannesburg et Los Angeles, où il est enseignant. Les parents de Thebe finissent par définitivement se séparer. Bra Willie vit désormais à plein temps en Afrique du Sud.

illustration : Hector de la Vallée

MAKE YOUR OWN KIND OF MUSIC

Cet après-midi, Thebe doit nager avec les baleines. Pour l’heure, il profite du jour à peine levé pour se faufiler discrètement de son bungalow, jusqu’à la salle informatique, afin d’y télécharger Illusion of Grandeur, la dernière mixtape du rappeur californien Lil B The Based God.

Pendant que ses camarades profitent de leur pause méridienne, en s’élançant du haut d’une cascade pour plonger dans le lagon par exemple, Thebe tente de leur transmettre sa passion pour le Based God, de leur parler de Waka Flocka, de la libération de Gucci Mane. Ce dernier s’est fait tatouer un cornet de glace sur la joue.

Il est l’heure pour Thebe d’aller nager avec les baleines. Avant, il passe par sa chambre, pour y cacher la clé USB contenant la mixtape téléchargée ce matin, en la glissant entre une biographie de Malcolm X et son exemplaire de L’avenir n’est plus ce qu’il était de Richard Fariña. Alors qu’il s’apprête à sortir, son professeur de plongée sous-marine, un polynésien aux épaules larges et aux tempes rasées, l’arrête.

Quelle que soit la règle transgressée, la punition est la même, ici, à la Coral Reef Academy ; un isolement du groupe, de ses repas sur la plage, de ses soirées à chanter, de ses jeux dans la jungle, le temps de réfléchir à sa faute. Mais le prof de plongée n’est pas au courant pour Lil B. Il vient annoncer à Thebe qu’il va avoir de la visite.

La dernière fois que Leila Steinberg s’est retrouvée impliquée dans la gestion de carrière d’un rappeur, c’était vingt ans plus tôt, après que le jeune Tupac Shakur soit venu assister à son cours de poésie. Désormais, à la demande de sa mère, elle s’occupera de Thebe Kgositsile, dit Earl Sweatshirt. Elle est venue le retrouver, ici, au Samoa, pour le rencontrer et le soumettre à des travaux d’écriture – une fois qu’il sera revenu de sa baignade avec les baleines.

illustration : Hector de la Vallée

deepdeep

Ses mots contre l’apartheid déclarés hors-la-loi, le poète dû fuir son pays natal. Il se réfugie aux Etats-Unis, où côtoyant les jazzmen, les écrivains, il entreprend de réunir toute la puissance créative noire dans un même mouvement, afin de mettre à jour un langage commun à la diaspora africaine.

Au plus haut de son succès, il souhaite retrouver l’Afrique. Pendant quinze ans, il enseigne, en Tanzanie, au Kenya, au Botswana, en Zambie, la peur au ventre, une arme à feu cachée entre ses livres et ses crayons, au cas où ses Némésis referaient apparition. Puis, un jour, Bra Willie est autorisé à revenir en Afrique du Sud, chez lui, pour célébrer la libération de son vieil ami Madiba.

Après cet exil, est-il vraiment chez lui ? Il apprécie sans doute d’être accueilli en héros, mais se sent en rupture avec ses racines, ses amis d’alors, sa famille et tout ce qu’il a pu connaître. Ceux-là sont aujourd’hui ses hôtes. Il est dur de le supporter. Des hôtes, sur sa terre natale. Elle n’est donc plus son pays. Il n’a plus de souvenirs ici, les rues ne le reconnaissent pas, il n’arrive plus à se les approprier.

Bien que tu restes
convaincu
d’être vivant
d’avoir quelque part
où aller
ta destination demeure
incertaine

Mais le poète dépasse ce sentiment de distance, sa destination n’est pas spatiale, certainement pas délimitée par de quelconques frontières, surtout tracées par un tyran. En reprenant le chemin de la didactique et du militantisme, les mots de Bra Willie se font moins impétueux, moins violents, se résolvent à une forme d’approximation, d’incertitude, pour dessiner des contours fluides et mouvants.

Méfie-toi, mon fils, les mots,
portent les résonances,
du désir aveugle…
J’ai aspiré à l’expression,
toutes ces années,
d’une élégance laissée, derrière l’éloquence des mots…
J’ai…
échoué, de tous les noms que j’ai porté

illustration : Hector de la Vallée