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Cet après-midi, Thebe doit nager avec les baleines. Pour l’heure, il profite du jour à peine levé pour se faufiler discrètement de son bungalow, jusqu’à la salle informatique, afin d’y télécharger Illusion of Grandeur, la dernière mixtape du rappeur californien Lil B The Based God.

Pendant que ses camarades profitent de leur pause méridienne, en s’élançant du haut d’une cascade pour plonger dans le lagon par exemple, Thebe tente de leur transmettre sa passion pour le Based God, de leur parler de Waka Flocka, de la libération de Gucci Mane. Ce dernier s’est fait tatouer un cornet de glace sur la joue.

Il est l’heure pour Thebe d’aller nager avec les baleines. Avant, il passe par sa chambre, pour y cacher la clé USB contenant la mixtape téléchargée ce matin, en la glissant entre une biographie de Malcolm X et son exemplaire de L’avenir n’est plus ce qu’il était de Richard Fariña. Alors qu’il s’apprête à sortir, son professeur de plongée sous-marine, un polynésien aux épaules larges et aux tempes rasées, l’arrête.

Quelle que soit la règle transgressée, la punition est la même, ici, à la Coral Reef Academy ; un isolement du groupe, de ses repas sur la plage, de ses soirées à chanter, de ses jeux dans la jungle, le temps de réfléchir à sa faute. Mais le prof de plongée n’est pas au courant pour Lil B. Il vient annoncer à Thebe qu’il va avoir de la visite.

La dernière fois que Leila Steinberg s’est retrouvée impliquée dans la gestion de carrière d’un rappeur, c’était vingt ans plus tôt, après que le jeune Tupac Shakur soit venu assister à son cours de poésie. Désormais, à la demande de sa mère, elle s’occupera de Thebe Kgositsile, dit Earl Sweatshirt. Elle est venue le retrouver, ici, au Samoa, pour le rencontrer et le soumettre à des travaux d’écriture – une fois qu’il sera revenu de sa baignade avec les baleines.

illustration : Hector de la Vallée

deepdeep

Ses mots contre l’apartheid déclarés hors-la-loi, le poète dû fuir son pays natal. Il se réfugie aux Etats-Unis, où côtoyant les jazzmen, les écrivains, il entreprend de réunir toute la puissance créative noire dans un même mouvement, afin de mettre à jour un langage commun à la diaspora africaine.

Au plus haut de son succès, il souhaite retrouver l’Afrique. Pendant quinze ans, il enseigne, en Tanzanie, au Kenya, au Botswana, en Zambie, la peur au ventre, une arme à feu cachée entre ses livres et ses crayons, au cas où ses Némésis referaient apparition. Puis, un jour, Bra Willie est autorisé à revenir en Afrique du Sud, chez lui, pour célébrer la libération de son vieil ami Madiba.

Après cet exil, est-il vraiment chez lui ? Il apprécie sans doute d’être accueilli en héros, mais se sent en rupture avec ses racines, ses amis d’alors, sa famille et tout ce qu’il a pu connaître. Ceux-là sont aujourd’hui ses hôtes. Il est dur de le supporter. Des hôtes, sur sa terre natale. Elle n’est donc plus son pays. Il n’a plus de souvenirs ici, les rues ne le reconnaissent pas, il n’arrive plus à se les approprier.

Bien que tu restes
convaincu
d’être vivant
d’avoir quelque part
où aller
ta destination demeure
incertaine

Mais le poète dépasse ce sentiment de distance, sa destination n’est pas spatiale, certainement pas délimitée par de quelconques frontières, surtout tracées par un tyran. En reprenant le chemin de la didactique et du militantisme, les mots de Bra Willie se font moins impétueux, moins violents, se résolvent à une forme d’approximation, d’incertitude, pour dessiner des contours fluides et mouvants.

Méfie-toi, mon fils, les mots,
portent les résonances,
du désir aveugle…
J’ai aspiré à l’expression,
toutes ces années,
d’une élégance laissée, derrière l’éloquence des mots…
J’ai…
échoué, de tous les noms que j’ai porté

illustration : Hector de la Vallée

tyler (1)

Pendant l’absence, physique, d’Earl Sweathshirt, Odd Future devient un phénomène. De Londres jusqu’à la vallée de Coachella, leurs performances électriques lancent des émeutes. Des lycéens remontent leurs chaussettes jusqu’aux genoux, portent des t-shirts Free Earl et se vissent des casquettes pastels sur la tête pour ressembler à Tyler, The Creator. Les images de ce dernier, monté sur les épaules de Jimmy Fallon, font le tour de la planète. En quelques mois, Odd Future passe d’une bande d’enfants qui font de la musique dans leurs chambres, à un collectif d’artistes qui font le tour des festivals et des Late Shows.

« Putain, Earl n’est pas là, mettons le feu ici et maintenant pour cet ignoble laideron ! »

Tyler et Earl vivent tous les deux à Los Angeles mais se sont rencontrés sur internet. Tyler souffre alors d’une autre absence, celle de son père, paradoxalement omniprésent dans sa musique, sous forme de cadavre ou de punching ball, selon son humeur. C’est un des quelques points communs que partagent les deux garçons, avec leurs passions pour Relapse d’Eminem, pour les productions des Neptunes, pour Jackass et pour le skate. A moins que le jeune Earl ne se soit calqué sur son ainé, qu’il admire déjà un peu.

Depuis toujours Tyler se rêve en hybride de Pharrell et de RZA, à la fois producteur de rap capable de faire le à grand écart entre l’underground le plus clivant et les tubes grand public, bon garçon qui voudrait inviter sa mère à la cérémonie des Grammy’s Awards et leader d’un collectif de gobelins qui renverserait l’ordre établi.

Goblin est justement le titre de son premier album pour XL Recording. Un disque adolescent, bancal et mal dégrossi, pensé pour provoquer des chocs visuels et moraux, en mariant l’horrible et le grotesque. C’est un instantané de l’esprit Odd Future, de cette énergie déployée pour combler l’ennui, de cette envie de faire le maximum de bruit pour être remarqué dans la foule, de cette certitude d’avoir, contre toute vraisemblance, un destin. Cet esprit, c’est Tyler, et tout ce qui fait de lui un paradoxe déambulant, amuseur et provocateur autant que romantique et tourmenté. Comme sa mixtape Bastard, Goblin est ponctué de discussions avec un alter ego psychiatre, le Dr. TC, et l’on y comprend que ses rêves de collectifs naissent du besoin de combler des manques et des absences, en réunissant à ses côtés des enfants aussi perdus, instables et anxieux que lui. Les bouts de Neptunes, de Wu-Tang, de Brick Squad, découpés au ciseau rouillé et utilisés pour créer la texture de l’album, se déforment et se craquèlent sous l’effet de la personnalité hors norme de Tyler. On devine déjà qu’il ne deviendra jamais ses idoles, mais rien ne laisse entrevoir encore ce qu’il deviendra un jour.

illustration : Hector de la Vallée