tyler

Tyler l’a probablement choisi pour sa belle consonance française, mais ce nouveau pseudonyme de T. Baudelaire va sans doute désorienter quelques européens. Et si le soleil qui ouvre CALL ME était celui qui brûle une charogne ? Et si les multiples apparitions de Rolls Royce, de yachts, de passeports, étaient autant d’invitations au voyage ?

Il y a des thèmes baudelairiens qui traversent toute la discographie de Tyler. D’abord, l’ennui, qui plombe les lieux comme les gens. Un ennui que Tyler tente d’égayer avec son rap de chambre, mais que l’on ressent toujours dans sa trame sonore planante et pastel, qui rappelle ces banlieues américaines dont même un ciel repeint couleur vanille ne saurait cacher la morosité et la mélancolie. Un ennui qu’il faut combler aussi, comme un vide. Pour ça il y a l’art et la musique évidemment, mais aussi l’amour. Les provocations violentes et vulgaires ont toujours mal dissimulé le romantisme de Tyler. Il est triste de ne pas trouver l’amour, malheureux d’être amoureux, anéanti de ne plus l’être, puis déprimé que ce soit sans issu ou non réciproque. Un vide comblé par un autre en somme, par le rêve d’une moitié idéalisée, fantasmée au point de ne même pas pouvoir lui donner un prénom, comme l’amoureuse d’une poésie.

Tyler n’est pas Charles Baudelaire mais il pourrait être une de ses créatures, bizarres, passionnées et pataudes, comme le cygne ou l’albatros. Il n’est jamais devenu un double de ses modèles, parce qu’il s’est jeté de tout son être dans ses références, avec cette personnalité antithétique, insufflant autant le ridicule que le sublime, pour tout déformer. Ce charisme atypique a pu donner l’impression d’une progression en trompe l’œil. Il a été meilleur producteur de disque en disque, mais est resté invariablement le même rappeur, enfermé dans un corps difforme d’adolescent. On a pensé qu’il avait réglé cette question avec IGOR, en reléguant sa présence aux marges pour se mettre au service du reste et des autres. Le papillon de CALL ME, né après ce temps de chrysalide, est finalement semblable à la chenille.

Paraît-il que l’on reste attaché à la musique de son adolescence, parce que la zone du cerveau gérant les goûts commence à faner peu après 20 ans. Emporté par sa passion et des influences tatouées sur les tympans, Tyler continue d’entretenir une nostalgie flamboyante pour son âge d’or, fait de souvenirs très personnels d’Eminem, du Wu-Tang et de tout ce qu’ont pu produire, rapper ou chanter les Neptunes et leurs proches collaborateurs.

Avec CALL ME, il continue d’utiliser ce passé comme une boite à outils. DJ Drama par exemple, revenu de l’époque où Datpiff régnait sur le rap, host l’album comme s’il s’agissait d’une mixtape des années 2000, avec son bagout empruntant autant au narrateur d’évènements historiques qu’au commentateur sportif. L’entendre enclenche les souvenirs oubliés d’archives de trente-trois titres pour vingt-huit méga-octets, téléchargées après avoir attendu des heures devant un compte à rebours descendu plusieurs fois à zéro. Un plaisir nostalgique qui fait réaliser l’aberration d’avoir cherché comme le graal les versions no DJ des mixtapes, ces cris étant un élément central de leur esthétique. Ce que Drama raconte en hurlant insuffle de l’adrénaline aux Gangsta Grillz, et continue d’ajouter du bordel à la cacophonie plutôt habituelle des albums de Tyler.

Contrairement aux mixtapes, souvent marchepieds dans l’ascension d’un artiste, il s’agit ici d’un album célébrant un aboutissement. Pour magnifier une réussite, il est bon d’insister sur les embuches rencontrées en chemin, et en cela la mise en scène burlesque de LUMBERJACK aux BET Awards est particulièrement parlante. Sur scène, Tyler tente d’avancer contre un vent de tempête, puis ouvre une boite aux lettres délivrant une marée de messages qu’il se prend en plein visage. Il n’y a que sa Rolls Royce, dont il remercie le chauffeur en sortant, qui lui a permis d’avancer. Puis, il y a son monster truck tiré à bout de bras dans la vidéo de JUGGERNAUT, ou le wagon restaurant de BROWN SUGAR SALMON, qui continue de rouler pendant que Tyler se voit refuser ce qu’il désire par la serveuse. Ces vélos, trains, voitures, yachts et passeports disséminés dans les textes comme dans les images, matérialisent le chemin parcouru malgré les obstacles, jusqu’à l’Europe imaginaire de CALL ME symbolisant la réussite. Tyler a quitté sa banlieue, et contre tous les présages qui envoient les farfelus tels que lui se perdre aux marges du monde, se retrouve au sommet des Alpes et des charts, avec un Grammy entre les mains. Et si sa réussite prend la forme de ces destinations et objets luxueux, cela peut autant être pour recomposer des figures de style connues du rap que pour narguer DJ Khaled et les sceptiques.

L’amateur éclairé s’est perdu pour devenir un artiste récompensé. Ce parcours, Tyler le veut inspirant pour les jeunes aussi bizarres que lui, les poussant à être reconnaissants de ce qu’ils sont et les invitant eux aussi à tirer partie de leur pneu crevé. Le titre de l’album n’est finalement pas le slogan d’une hotline d’entraide, mais un appel à le rejoindre si, et seulement si, on a réussi à se perdre : « You Can Do It Too, » comme le disait Pharrell, en énumérant lui aussi ses bénédictions, tout en admirant son reflet dans le logo lustré de sa Rolls Royce.

T. Baudelaire est donc un dandy européen qui aime rapper comme Pusha T. Ce dernier est certainement le rappeur ultime du Tyler-verse, il est normal de l’entendre lui emprunter toutes ses cadences et reprendre ses grognements quand il bombe le torse sur CORSO ou MASSA. A la fin de son couplet sur HOT WIND BLOWS, l’émulation est telle que la chanson prend des airs de fan fiction racontant des retrouvailles avec Lil Wayne. Malgré tout, sa voix grave et grenue, bien trop sienne, préserve Tyler d’être une simple copie. Le masque comique porté par son personnage lui évite aussi le premier degrés d’un frère Thornton. Le sérieux et l’absurde s’interpénètrent sans cesse, lui permettant de rapper sa vie bourgeoise avec dérision, de faire des clins d’oeil ironiques aux traumatismes qui le suivent depuis toujours, aussi d’aborder l’air de rien des sujets plus profonds.

L’influence des Neptunes se fait toujours sentir, dans la teinte des synthés et la saturation des guitares électriques notamment. Mais là où Pharrell et Chad Hugo aimaient libérer l’espace autour de l’idée avec laquelle ils construisaient leurs beats, et ainsi souligner son côté surprenant, Tyler lui, a le goût des structures peu orthodoxes et chargées. RISE! par exemple est construit sur une idée simple très Neptunienne – syncoper à l’extrême un sample du générique d’Amicalement Vôtre pour le poser sur un breakbeat – mais un titre comme SAFARI balade on ne sait jamais où, grâce à de multiples ponts et des arrangements vocaux ou instrumentaux qui font sans cesse évoluer l’ambiance de la chanson. Sur ce point, IGOR allait plus loin, grâce à sa fluidité neo-soul et au mix qui ensevelit les voix pour faciliter les mélanges et les métamorphoses. Avec le retour au rap et à l’esthétique mixtape de CALL ME, reviennent les textures crépitantes d’anciens disques de Tyler, avec des rythmiques qui font rouler les moutons de poussière ou des collages et effets de transitions volontairement abruptes.

Une bonne dizaine d’années plus tard, Tyler reste fidèle à ses références, et donc à lui-même. CALL ME est une combinaison de tout ce qu’il a été, est et sera, d’une cohérence improbable compte tenu des mélanges de genres et du casting pantagruélique. Des stars d’aujourd’hui croisent les amis de toujours, les samples horrorcores des débuts et les faces B boom-bap s’insèrent entre les instrumentalisations jazz, les douceurs bossa et les quasi reprises R’n’B. Ce grand désordre collectif rappelle celui des mixtapes, comme les envies de groupes de Tyler, qui rêvait d’être à Odd Future ce que RZA est pour le Wu-Tang, ce que Shock G était au Digital Underground. Plus forte que le chaos, une unité perdure grâce à l’aura solaire de Tyler. Il est une boule de neige de dessin animé, emportée par la curiosité, la passion, qui grossie en dévalant les albums, accumulant les apports amassés en route, mais sans jamais rien perdre de sa naïveté d’origine. Et quand le soleil rayonnant sur la charogne aura aussi fait fondre toute cette neige, il restera le même Tyler, grotesque, bizarre, mais beau et génial, ce héros romantique qui conçoit tout comme un voyage.

Avant de conclure son album, Tyler tient à rappeler qu’il est parfois un peu lâche et misérable. Derrière le narcissisme et les récits de vacances entre Nice, Capri et Genève, le point d’orgue de CALL ME reste une histoire malheureuse, qui relègue le reste au rang des choses aussi superflues qu’un parapluie à Los Angeles. Dans une atmosphère cotonneuse, WILSHIRE raconte un triangle amoureux qui consume doucement T. Baudelaire. Traversé par la culpabilité, les regrets, le constat de son illégitimité et de sa faute, il conclue qu’il est lui-même la pourriture échappée de la charogne restée en plein soleil. Des moments comme celui-ci, ou quand il raconte que sa mère ne se déplace jamais sans son drap pour les pique-niques, ou qu’elle vivait dans un abri à l’époque où le succès est venu les trouver, éclipsent presque tous les apparats et les récits de rêves réalisés. Le beau réel l’emporte sur le beau idéal, parce qu’il est simple, parce qu’il est dramatique, parce qu’il a des failles, parce qu’il est romantique en somme, comme Tyler.

illustration : Hector de la Vallée

categories: Blog, Featured
tags: ,

rio

Rio fait tout ce qu’il peut pour paraître indifférent à l’art. Il raconte s’être mis à la musique pour occuper son temps d’assignation à domicile, considère que ses enregistrements sont le résultat d’accidents, à fortiori leur succès, et fait en sorte que tout ait l’air laid et dégueulasse. A écouter son torrent ininterrompu de bêtises et de fables sales, on devine que le but est de déranger, avec violence ou avec humour, de choquer par sa brutalité, sa vulgarité, son absence de limites en tout point de vue. Mais dans cette lourdeur perdure une étrange sensation de fluidité, due à une finesse d’esprit qu’il partage avec les grands comédiens de stand-up.

La manière dont ses lignes, toujours dites de manière identique, se déploient sur leurs dernières syllabes ou se découpent pour presque se superposer, donne la sensation qu’elles s’enchainent avec répartie. Ses idioties sont fascinantes parce qu’elles ont quelque chose de malin, et malgré l’imprécision technique et la monotonie, finissent toujours par tout emporter avec force comme une bonne grosse coulante de rhinocéros, parce qu’elles ne s’arrêtent jamais.

Le fond est aussi cru que la forme, dans un réalisme direct et extrême, sans aucune métaphore ou presque. Des séances de sexe oral quasiment interminables, jusqu’à ce que quelqu’un finisse par se blesser ou vomir d’épuisement, de la merde de chien livrée dans la gamelle d’addicts traités comme des animaux abandonnés à la veille des vacances, des quantités étourdissantes de sécrétions et de sirop, des rivaux violentés et humiliés devant leurs enfants. Et tout, toujours, raconté le sourcil froncé, mais en gardant le fond de l’œil rieur.

Pour accompagner sa diarrhée verbale, Rio, comme tous ses partenaires de Flint, rap sur des productions dérivées de ce qu’on entend à Detroit depuis quelques années. Une décoction de snares trap, de bass vaguement funk, d’accords mineurs et de lasers. Mais à Flint tout est légèrement plus up-tempo, et le mix saturé et fouillis accentue le côté cacophonique. Les éléments s’emballent jusqu’à se marcher les uns sur les autres, jusqu’à ne plus savoir qui doit taper quand, pour créer une confusion électrisante, et rendre cette simplicité plus ludique.

Pour quelqu’un qui veut donner l’impression d’être artiste en dilettante, le style entier de Rio est étonnamment cohérent. Au départ inspiré par l’effervescence de Detroit, particulièrement par Peezy qui est ensuite devenu son mentor, Rio comme tout le rap de Flint a finalement creusé son propre sillon dans les nappes phréatiques polluées de la ville. Entre minimalisme électrofunk et répétions intempestives, brouhaha violent, pornographie suintante et humour potache, le rap de Flint est aujourd’hui au carrefour de la ghettotech de Detroit/Chicago et de la trap d’Atlanta, et Rio Da Yung OG se révèle être le rejeton difforme de DJ Deeon et Gucci Mane.

Avec City On My Back, le je-m’en-foutisme de Rio est encore mis à mal. Les mêmes éclats de rire, la même outrance amorale, mais arrangés comme une tentative de blockbuster, à sa sauce, avec des refrains, des samples grillés, des mélodies, qui rendent l’ensemble plus accessible. Derrière l’intention, l’intuition qu’avec la reconnaissance Rio a fini par se prendre au jeu, et qu’en plus d’avoir trouvé un moyen de gagner sa vie, qu’il s’éclate à rapper autant que nous à l’écouter.

Le ton de sa musique a encore nettement évolué récemment. Deux ans après avoir retrouvé le droit de sortir de chez lui, Rio a plaidé coupable d’un crime et écopé de 44 mois de prison. Avec son morceau d’au revoir, Last Day Out, comme sur toute une partie de Life Of a Yung OG, un album entièrement produit par Nuez, l’humeur habituelle de Rio est mêlée d’une nostalgie et d’une mélancolie toutes nouvelles.

C’est d’abord le changement de tonalité des productions qui permet de ressentir cette évolution. Le son de Flint est d’abord poli et nettoyé par un vrai mixage puis, dans les deux derniers tiers du disque, filtré au point d’en récupérer la sève nue et toutes les influences qui étaient cachées sous l’écorce, les rythmiques de Mannie Fresh, les samples aériens qui plaisent autant à Queensbridge qu’à Oakland, le blues et la country des cow-boys noirs. La musique, plus épurée, laisse d’avantage de place à Rio et à ses nouvelles facettes. Grâce aux orgues sudistes, ses farces sur la vie de dealers prennent des airs de récits d’errances paranoïaques à la Scarface, et sur un sample de Tryin’ to Get the Feeling Again, dont le titre dit déjà beaucoup, les émotions rappellent quand Pimp C, Max B, Boosie, Peezy ou 03 Greedo vivaient eux aussi leurs dernières heures de liberté.

Avec une confiance intacte, le refus d’avoir malgré tout le moindre regret, et un optimisme touchant, Rio a fait évoluer ses textes en laissant s’effriter le masque du personnage, pour raconter sa 25ème heure et énumérer tout ce qui va irrémédiablement lui manquer : des choses aussi simples que l’herbe fraiche, ses enfants et sa famille bien sur, mais vu comme la musique et son business gagnent du terrain sur les références au deal de drogue, on comprend que c’est aussi le rap qui va, finalement, laisser un vide dans sa vie.

illustration : Hector de la Vallée

categories: Blog, Featured
tags: , ,

valee (1)

Valee aime que sa fiancée soit physiquement au dessus de la moyenne, comme un 11 sur 20, et observe impassiblement sa Ferrari en panne prendre la poussière. Sa désinvolture donne un flegme poétique à son matérialisme. Parfois, il coupe ses lignes en deux comme s’il rappait un point-virgule. A son braggadocio, il juxtapose alors un détail trivial qui naturalise l’hors du commun. Cette césure a l’impact d’une troisième ligne de haïku, d’une chute, laissant une sensation d’évanescence, voire de plénitude béate face aux objets, en même temps qu’un effet comique. Il a dépensé 2 000 dollars pour une paire de chaussettes ; mais ne sait plus où il les a rangé.

L’impression de détachement vient aussi des comparaisons lunaires, utilisées pour décrire des lieux communs du rap. Elles sont comme un pas de côté fait à la fin d’une affirmation banale, et enlèvent tout le sérieux que lui aurait donné un autre rappeur matérialiste. Valee a toute une collection de voitures de sport ; elles ressemblent à Jay Leno. Mais plus que l’absurde, ce sont la légèreté et la sérénité qui s’en dégagent qui restent, parce que l’art de la mesure se retrouve autant dans le choix des mots que dans la manière dont ils sont prononcés.

Les phrases sont murmurées d’un ton neutre, dans un seul et léger souffle, parfois entrecoupées d’un silence qui force à être attentif à un jeu minutieux, celui d’un horloger qui s’amuse avec la mécanique des flows trap, qui les rend planants, élégants, en jouant avec leurs rythmes et leur ponctuation. Cette dernière disparait complètement de son couplet signature de Two 16’s, seize mesures lâchées sans respiration, dont on ressort aussi hébété qu’époumoné, l’auditeur se trouvant comme piégé au volant d’une concept car sans frein qui descend le Mont Fuji. Pourtant, malgré la performance technique, la décontraction reste intacte, le timbre molasse de Valee faisant disparaître toute notion d’effort.

Son rap ressemble au monologue intérieur d’une personne relax, pleinement à l’aise dans l’ultra moderne solitude. Depuis son cocon de luxe et de couture, la fourmilière du monde extérieur lui arrive comme un son étouffé. Sur Womp Womp il l’entend sous forme d’onomatopées indéchiffrables, comme quand les adultes de Peanuts s’adressent aux enfants. Sur m.o.N.e.y., elles sont devenues la fée pénible des jeux Zelda, qui harcèle sans cesse le joueur jusqu’à ce que celui-ci finisse par ignorer ses bruits.

Sur The Trappiest Elevator Music Ever, son album produit par AYOCHILLMANN, les effets naturels de sa voix sont augmentés par un échos qui rappelle l’acoustique de certains espaces : le couloir anonyme d’un hôtel, le hall vide d’un aéroport, le rayon chips d’un hypermarché. Autant de non-lieux érigés en rempart contre la frénésie assourdissante de la ville.

Pour recréer l’atmosphère feutrée de ces lobbies où se croiseraient Bill Murray et Takeshi Kitano sans jamais socialiser, AYOCHILLMANN s’inspire de la muzak, ou de ce qu’on appelle communément « la musique d’ascenseur ». A l’exception du plus abrasif 10nidwendu, chaque production est une pièce uniforme, faite de courts samples jazzy ou répétant les motifs les plus simples, juste assez faciles à l’oreille pour couvrir la gêne des bruits organiques, et faire oublier l’agressivité des snares trap en les transformant en inoffensives trotteuses d’horloge.

Le rap de Valee s’est souvent trouvé volontairement en décalage avec celui des productions qu’il utilise. Soit parce que sa nonchalance imposait le tempo contre le sprint des charlestons, soit parce que son phrasé fredonné à la Pharrell contrebalançait le son mécanique et amélodique de ChaseTheMoney. Sur cet album, Valee avance de pair avec AYOCHILLMANNN, sur les mêmes flottements agréables, sur les mêmes répétitions hypnotiques, qui atténuent les tensions. Par moment Valee s’efface presque pour mettre ses répétitions au service des productions, les habiller d’ad-libs et de petits grognements, de placements épars mais si judicieux qu’ils emportent comme une brise fraiche. Les deux artistes ne font qu’un dans cette bruine flâneuse à peine effleurée par le rappeur, qui s’y déplace sans pesanteur, comme en chausson.

Pour autant, jamais leur album n’est aussi aseptisé que la muzak dont il se réclame. Le style neutre de Valee permet aussi de mieux s’accrocher à ses mots, dont le côté absurde, énigmatique ou paradoxal crée une écoute concentrée. Il faut rouler ses exotiques comme des plans de sol, ne pas parler comme si on avait donné sa langue au chat. Ses courtes phrases en forme d’anecdotes se rapprochent alors des gong’an chinois, ces aphorismes ne sollicitant pas la logique ordinaire pour favoriser l’éveil.

Quand il construit des étangs à carpes Koï habillé d’un pull Fendi, quand il parle d’argent et de jeans Vlone sur des samples de musiques traditionnelles chinoises, Valee est-il un apôtre du mercantilisme ou un maître zen ? Son style entier est une équation insoluble ; qui même au milieu d’une mégapole comme Chicago, nous mènerait presque à la méditation.

illustration : Hector de la Vallée