feet of clay

Dans la révélation de Daniel, épisode biblique qui inspire le titre, la pochette et le thème de Feet Of Clay, Earl n’aimerait pas être pris pour the goat. Contrairement à ceux qui lisent ici les initiales de greatest of all time, il a choisi d’être the aries, le bélier à cornes biscornues qui observe l’effondrement du monde.

Il commence à rapper alors que la première seconde de son album n’est pas entièrement terminée. Une ouverture abrupte, et Feet Of Clay nous tombe sur la gueule comme un bout de Some Rap Songs resté collé au plafond. Ses phrases courtes coulent dans un entremêlement de textures organiques et de cliquetis métalliques. D’une goutte de ce mélange, il anéanti les artistes factices, les auditeurs débiles, les faux prophètes, exterminés par ses petites sentences dont le côté codé et nébuleux ne rend que plus fortes.

Il est toujours autant misanthrope, mais Earl n’a jamais été aussi sûr, voir imbu de lui-même. Certainement marqué par le l’afro-pessimisme crépusculaire de billy woods et Elucid, ou par l’extrême répugnance pour l’autre de Mach-Hommy et son souhait de 93 millions d’hectars d’espace personel, Earl réévalue les états d’âme qu’il partage depuis plusieurs années : dans un monde malade, ceux pour qui tout va bien sont soit fous soit à abattre, ce sont les mal intégrés et les parias qui ont raison.

Une lueur perdure chez Earl Sweatshirt, quelque chose qui se dégage de la manière dont il bricole le son comme une matière, comme de la glaise à sculpter. Il produit lui-même la majorité de FOC, et profite d’avoir les mains sur les machines pour leur faire dire autant de choses que ses textes. Dans l’emboitement des échantillons, dans les découpages qui rembobinent ou zappent d’un fragment à l’autre, percent des rayons qui rendent les raideurs flexibles, et les ténèbres supportables – des flashbacks flous qui laissent une impression évidente, bizarrement agréable, l’impression que l’on pli mais ne se brise pas.

illustration : Hector de la Vallée

eaaarle

Pour écrire il faut s’exposer à la peur d’être approximatif, au risque que le mot juste n’existe pas. D’après James Baldwin, affronter ces mots imprécis, les sélectionner et les tordre pour dire ou écrire, c’est être un poète. En ouvrant son album avec la voix de Baldwin, Earl donne probablement une des raisons de sa longue absence, passée dans ce sas où la réalité se délite quand on la couche sur papier.

Some Rap Songs existe parce que son auteur s’est résolu au flou. En épurant tout, Earl apprivoise l’imprécision des signes. L’air de rien, il taille dans le brouillard des images simples, des bribes qui ne s’interprètent pas, que l’on comprend sans décrypter, et qui touchent sans que l’on sache vraiment à quel endroit.

Pourquoi le croisement des voix de ses parents sur Playing Possum provoque-t-il autant d’émotions ? Est-on même capable de dire précisément de quelles émotions il s’agit ? Toute la force du découpage, comme de l’écriture, se trouve dans ce qu’ils ont d’à la fois évident et nébuleux, pour ne laisser qu’une impression.

Grâce à cette écriture, ou par le biais des samples quand il ne peut plus se cacher derrière la vapeur des mots, Earl préserve sa pudeur, et s’adapte aux aléas : si son père décède, alors, sans changer une seule note ni un seul mot, ce qui devait servir à faire la paix avec lui devient naturellement un hommage. Et un adieu. Parce que derrière les mots approximatifs, l’émotion reste précisément la même.

En jouant avec les formes et les structures, Earl élève le genre de l’intérieur, n’en modifient pas les contours mais poussent dans leurs retranchements ses matériaux de base : des mots et du découpage d’échantillons. Le strict minimum pour faire quelques chansons de rap.

illustration : Hector de la Vallée

3YARD

Conway, Roc Marciano, Ka, Mach-Hommy, anthologie du rap new yorkais noir et bien serré, à lire chez yard. Illustrée par le sombre Bobby Dollar.