I BEEN LIVING WHAT I WROTE

Dans une chambre à la lumière atténuée jusqu’à la quasi obscurité, enfermé avec un quatre pistes aussi vieux que lui, Earl enregistre son pouls et le son de la pâteuse entassée au coin de ses lèvres. En deux ans, il est passé de la vie insulaire à l’isolationnisme complet, en autarcie sociale et psychologique.

I DON’T LIKE SHIT, I DON’T GO OUTSIDE est un album captant les méditations d’un esprit pulvérisé, errant comme un fantôme. Earl et Thebe sont fanés. L’un par sa notoriété et son image de prodige, l’autre par le deuil et l’abandon.

Les boucles tremblotantes et séchées par la rouille, l’atmosphère aveugle, bruitiste, le timbre et le flow apathiques, tout évoque un cerveau ralenti, des sens anesthésiés par les mises à l’épreuve. En un mot : la dépression.

Et Earl s’effondre en regardant ses mains, qui ressemblent à celles de sa grand-mère.

Solace commence à cet instant, comme un appendice de l’album, et marque l’arrivée au fin fond de ce labyrinthe mental. Cette pièce de musique de dix minutes tapisse la limite basse de l’inconscient, là où la carcasse demeure inerte, affligée. Earl est déjà venu ici, on y échoue quand on se laisse glisser, d’une main molle, le long du fil de la vie. La joue posée sur le carrelage, il cherche un interrupteur.

Se réjouir
Thebe Neruda au sourire vibrant
L’œil si curieux qu’il est réticent
A fermer le monde, même en dormant

Poète, laissez-le
Laissez-le tranquille
Vous l’avez loué
Vous, l’avez loué
Sans connaitre son nom

A l’autre bout du monde, Bra Willie se voit demander ce qu’il pense de la musique de son fils. Il a entendu parler d’Earl Sweatshirt, d’Odd Future, de cette réputation, mais n’a aucune idée de ce à quoi ressemble leur art.

Bra Willie estime ne pas avoir à s’imposer à Thebe simplement parce que le monde entier parle de lui, et pense que ce dernier, quand il aura quelque chose à partager avec lui, le fera. Ce n’est juste pas encore arrivé.

« Franz Fanon disait que chaque génération doit trouver sa mission. S’il fait partie de ceux qui ont trouvé la leur, alors, je suis très heureux. »

Après trois ans passés dans le noir, Earl se décide à enregistrer un album spécifiquement pour son père. Pour renouer, faire la paix.

Keorapetse Kgositsile dit Bra Willie, décède à Johannesbourg, sans avoir eu la chance d’écouter Some Rap Songs.

illustration : Hector de la Vallée

SOMETHING SINISTER TO IT

La détonation syncopée de Chum est une marque laissée par l’influence des Neptunes. L’un d’eux, Chad Hugo, souffle d’ailleurs dans l’inquiétant saxophone entendu dans l’interlude à la fin du morceau. Ce premier single est à l’image de l’album dont il est extrait – un pont entre la musique d’Odd Future et celle, à venir, d’Earl.

Serpentant sous un piano et le son d’une voix inintelligible, une ligne de basses bourdonne comme un essaim de fantômes et de sorcellerie. La grenouille qui gonfle dans le clip à la photographie goudronneuse, laisse entendre que nous allons assister à un étrange récit. Il s’agit pourtant d’une histoire des plus banales.

Cela fait bien douze ans qu’il est parti,
me laissant sans père,
avec cette habitude malhonnête
de dire que je le déteste
alors qu’honnêtement,
ce mec manque comme quand j’avais six ans
Et chaque fois que j’aurais pu le lui dire,
Je ravalais.

Le ton est placide, Earl apparaît plus intime. Aux provocations de sa première mixtape, il préfère des mots clairs. Sont évoqués sa gène vis à vis d’un public qui ne lui ressemble pas, la dépression chronique qui le ronge depuis toujours, ses addictions, à l’herbe et à l’alcool, la pression écrasante des attentes à son encontre, le vide laissé par les absences des uns, des autres. Ce n’est définitivement pas le contenu de ses textes qui justifiait sa retraite au Samoa.

Pendant l’écriture, sa grand-mère est en train de mourir et on dit l’album plein de clins d’œil, rassemblés en tumulus pour honorer sa mémoire. Un titre porte la couleur rouge violacée du tapis de son salon, et certainement qu’à part elle, personne ne pouvait le remarquer. Doris, le titre de l’album, pourrait être son prénom, ou celui d’une autre vieille apparue dans ses rêves.

On ne sait pas parce que rien ne délimite nettement la frontière entre ce qui est vécu et les hallucinations. Et chaque apparition de Tyler, comme rappeur ou producteur, ramène Earl vers l’époque où tout était dissimulé derrière des farces et des paraboles alambiquées qui menaient dans des trous noirs.

Ce mélange de quête de sens, de biographie et d’autofiction, baignées d’une atmosphère surréaliste, pourrait être inspirée de sa lecture avide de l’unique roman de Richard Fariña. D’ailleurs, son disque suivant aurait du s’intituler Gnossos, comme le héros génial, assoiffé d’alcool et de vérités de L’avenir n’est plus ce qu’il était. Le décès de sa grand-mère, avant même que celle-ci ait pu découvrir l’hommage à son tapis rouge violacé, semble avoir modifié ce plan.

illustration : Hector de la Vallée

THE POET IN YOUR VEINS ASCENDS A MOUNTAIN

Attiré par le chahut des scènes jazz les plus radicales, Bra Willie passe un temps de son exil américain à Chicago. Par l’intermédiaire de l’ami poète Sterling Plumpp, qui leur voyait d’évidents points communs, il y rencontre la juriste Cheryl Harris. Celle-ci participe alors à l’émergence d’un nouveau courant, au croisement du droit et de l’anthropologie, analysant le monde à l’aune des complicités entre la loi, le pouvoir, et la notion de race.

On dit d’eux deux, et de leur couple, qu’ils personnifient la diaspora, sa réunion, la convergence des luttes contre la ségrégation et l’apartheid, le pont entre l’Afrique et l’Amérique.

Cheryl Harris publie De la blanchité considérée comme propriété, un article qui fait d’elle une sommité de la théorie critique de la race. Et elle donne, la même année, naissance à son seul enfant.

« Regarde la taille du front de ce gars, il est putain d’énorme. Et regarde sa putain de bouche. Il a une paire de lèvres on dirait une énorme boule de glace fendue en deux. Puis ses cheveux poussent n’importe comment. Ce mec ressemble à un putain de poète africain !
Hey Thebe, dis quelque chose. 
»

Thebe Neruda Kgositsile ne parle pas encore. Il est le portrait craché de Bra Willie. Il ne parle pas encore mais porte en lui des fantômes de l’histoire, et sur ses épaules pèsent des attentes quasi messianiques. Le poète à l’origine de la rencontre de ses parents lui écrit.

Toi,
Venu de la mythique
heure de nuit

Toi,
né avec des bleus
portant l’empreinte de l’ANC
sur eux. Comment peux-tu
faire autre chose que régner.

Les activités de l’ANC, congrès national africain, demandent à Bra Willie de multiplier les allers-retours entre Johannesburg et Los Angeles, où il est enseignant. Les parents de Thebe finissent par définitivement se séparer. Bra Willie vit désormais à plein temps en Afrique du Sud.

illustration : Hector de la Vallée