1.

Un coquillage trouvé sur le sable de Baker Beach est le reste d’un animal échoué.

L’attrait pour ces petits squelettes est sans doute d’abord esthétique. Leur forme, d’une architecture parfaite, invite aux questionnements, spirituels comme métaphysiques ; leur beauté naturelle, au sens le plus pur du terme, a fait d’eux des parures, une monnaie, des objets d’art et des muses.

Ramassés sur la plage, ils sont un cadeau de la nature, apporté par le bercement des vagues.

Il aimerait pouvoir se dire que les coquillages qu’il trouve derrière son épaule, sur les flancs de son torse, sous ses bras, et fixés à même sa peau, sont, eux aussi, des cadeaux.

Chaque matin, il prend un peu plus de temps que la veille à les retirer, pour ne pas avoir à affronter les questionnements, spirituels comme métaphysiques, de ceux qui découvriront que des coquilles apparaissent sur lui comme des cornes formant une écorce.

Elles ne lui font pas mal, ne le gênent même pas un peu, que ce soit quand il se déplace ou quand il les enlève. Mais trouvées sur son épiderme plutôt que sur le sable, il n’arrive pas à les trouver jolies. Avec leur fente circulaire qui fait penser à un œil de calcaire, et leur manière de s’agglutiner entre elles, comme une croûte qui s’étend, elles l’inquiètent.

Ce soir-là, au croisement de la 94ème Avenue et du boulevard MacArthur à East Oakland, à l’intérieur d’un van aux portes ouvertes stationné devant un magasin de tondeuses électriques, un groupe de jeunes amis échange des freestyles de rap.

Passant par hasard, il s’est arrêté pour les observer et profiter de l’instant. Leurs rimes lui sont familières, le sont toutes. Certainement l’avaient-ils reconnu, puisque ce sont ses chansons qu’ils interprètent. Alors, accueilli comme s’ils l’attendaient depuis toujours, il les rejoint, d’un fredonnement enjôleur.

Quand il quittera la Terre
il ne connaîtra pas la peur,
à l’heure du retour,
il découvrira la guerre,
ne partagera les écritures
qu’à ceux qui en valent la peine

Sentaient-ils, eux aussi, le fond de l’air se couvrir d’iode à mesure que le soleil se couchait ? Quoi qu’il en fut, personne ne pris le temps d’observer ce crépuscule. Surgissant du virage, un char funèbre fuse, faisant s’abattre sur la troupe une averse de plombage.

Une limace métallique s’est frayée un chemin à travers son crâne, le traversant de part en part. Il se sent arraché de tout ce qui l’entoure, pourrait même être décollé du temps. Il garde les yeux fermés. Quand il les ouvre, il est écroulé sur le trottoir et y entreperçoit le sable, réfugié dans la fine échancrure du béton.

Un témoin, échappé du magasin, tente vainement de ralentir l’écoulement du sang vers les sillons sablonneux, en déposant sur son visage une serviette sèche. Bientôt, il ne sera plus que farine, personne n’essaiera de comprendre ce qu’il s’est passé, mais il part en sachant qu’il est attendu, quelque part.

Shaheed Akbar, dit The Jacka, est déclaré mort quelques heures plus tard, à l’Eden Medical Center, dans la nuit reliant le 2 au 3 février 2015. 

12.

Dis-moi Katharine, descendras-tu prendre un café?

Il est tard, parce que le couple reste éveillé tard, espérant apercevoir la danse des vampires qui survolent la région à cette période. Ils étudient leurs ultrasons, cette musique imperceptible qui permet aux chauve-souris de se déplacer dans l’obscurité la plus totale.

Roger aimait bien utiliser sa French Press, une cafetière à piston, transparente, avec son filtre en maillage métallique qui grince sur la paroi. En approchant l’oreille, il entend les grains moulus buller sous l’eau chaude et sa pression.  

Son dialogue intérieur s’est d’abord suspendu pour écouter le mug se remplir au son d’une cascade noire très infusée, mais son attention est subitement et entièrement détournée par la radio allumée.

Un marsouin mort s’est échoué sur la plage.

Il ne parvient pas à trouver le sommeil, et ce n’est pas à cause du café. Intérieurement aphone, il fixe le sol de sa cuisine, zébré d’obscurité et de clarté lunaire. L’éclat d’un des rayons lumineux pénétrant par la fenêtre attire son attention sur les clés de sa Ford Ranchero.

En direction du rivage, les routes sont poussiéreuses, empruntées de voitures anciennes. Arrivé sur la grève, Roger aperçoit le cadavre entre les petits regroupements d’indiscrets, et découvre que des chasseurs de souvenirs ont déjà coupé les ailerons du cétacé.

Quelqu’un a gravé ses initiales sur son flanc.

Un mégot de cigare est enfoncé dans son évent, la narine dorsale qui sert à ces animaux pour l’écholocalisation. Son radar ainsi obstrué, qui sait où l’âme de celui-ci finira par se perdre ?

Roger Payne s’approche, machinalement, du cadavre, pas un seul instant son dialogue intérieur n’a repris. Il retire le cigare et reste là, longtemps, perdu dans un mélange de sentiments qu’il n’arrivera jamais à véritablement décrire.

14.

En s’observant mourir, Shaheed Akbar, dit The Jacka, se demande ce qu’il adviendra du monde qu’il s’apprête à quitter.

Il a passé sa vie d’adulte à observer l’inflexible réalité des quartiers de Pittsburg et d’Oakland, ceux que voulaient libérer les panthères de son oncle Huey, finalement noyés sous la ronge et transformés en champs de batailles.

Il a chanté les dealers, les braqueurs, les prostituées et leur logique de survie désolée, aussi, ses propres contradictions, dans lesquelles il s’est lui-même enfermé en étant à la fois pieux et gangster de circonstances.

Dans les milliards de molécules d’air de son dernier souffle, l’espoir que par delà la tristesse et la souffrance, reste sa pensée optimiste, lumineuse, amoureuse, celle que l’on entend dans la mélodie de ses méditations gracieuses, capables d’apaiser, comme la berceuse d’un père.

Certains prétendent qu’il reviendra s’échouer sur la plage, rejeté par le bercement des vagues qui refusent de le voir partir, et qu’alors sa tête continuera à chanter. Entre le va et le vient, dans les latences qui s’étirent, les intrigues, comme tout le reste, se dématérialiseront, pour que ne reste qu’un cadeau.

you can murder me but never kill my thoughts.

16.

Roger Payne pose un poste sur la table de sa cuisine, au milieu des dizaines de cassettes qu’il a récupérées auprès de contacts dans plusieurs universités du pays. Ces enregistrements ont été réalisés par un ingénieur de la marine qui, voulant écouter les communications entre sous-marins russes au large des Bermudes, s’était retrouvé à réunir la première collection de chants de baleines.

Roger et Katharine installent leur matériel d’écoute et de prise de notes sans se lâcher des yeux. Se sachant forts de leur expérience dans l’étude des ultrasons de chauve-souris, ils exultent, tenant dans leur main une nouvelle matière inexplorée et qu’ils vont aisément pouvoir décrire, analyser, commenter, classifier et chérir.

Les époux Payne se voient déjà sillonner les très grands larges et capter à leur tour le chant des baleines. Ce qu’ils ne soupçonnent pas encore, c’est la nature de leurs découvertes, auxquelles ils ne croiraient pas eux-mêmes si quelqu’un les leur révélait maintenant.

Imaginez que l’on vous apprenne que les spécimens d’un même océan chantent les mêmes chansons, que celles-ci ont des structures récurrentes, faites de notes répétées à intervalles réguliers, comme peuvent l’être des rimes. Le croiriez-vous, si vous appreniez que les baleines écrivent et se souviennent de leurs chants pour les transmettre?

En 1970, Roger Payne consigne quelques-unes de ces chansons dans un disque qui fera le tour du monde, et même un voyage dans l’espace, diffusant ainsi la culture des baleines et leur message.

A nos oreilles, chaque assemblage de sons peut sembler s’enchaîner sans aucun lien spécial, pourtant les enregistrements écoutés d’un bloc créent l’intuition, surprenante et profonde, que ces chants ravivent la mémoire de moments divers, appréhendés simultanément.

A force d’écouter ce que les baleines fredonnent, Roger Payne a lui acquis la certitude de comprendre ce que certaines de leurs chansons racontent. Il a même sa préférée.

J’ai établi un plan et l’ai mené à bout,
Lui ai donné une chance, parce que je crois en vous,
Peu importe si c’est dur, voyez l’autre bout
Ma seule récompense est de vous voir debout
Alors voyez l’autre bout,
Voyez l’autre bout,
Peu importe si c’est dur, voyez l’autre bout,
Voyez l’autre bout,
Voyez l’autre bout,

Peu importe à quel point c’est dur.

extraits d’un ouvrage à paraitre, ces textes sont publiés ici en hommage à The Jacka, décédé il y a dix ans, qui aurait dû, aujourd’hui, fêter son anniversaire.

illustrations : Hector de la Vallée

Playlist : « Moby-Nick; or, The Whale »



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elcousteau

Le rap est plein de tarés qui ne se laissent déterminer par rien d’autre que par eux-mêmes : de Shock G à Tyler en passant par Big Gip et Lil B, on apprécie leur alignement chaotique/bon, leur incapacité à tenir en place et l’énergie p-funk qui leur permet de ne jamais éroder une personnalité pourtant mise à l’épreuve d’une extrême polyvalence, les faisant naviguer aisément entre les genres et les registres, de l’absurde à l’engagé, de la farce à l’introversion, tout en restant absolument le même artiste.

El Cousteau laisse des réflexions incontrôlées brosser le portrait d’un énergumène de ce genre, d’un excessif à tout point de vue, d’un batailleur parti à la conquête du superflu et cachant une sensibilité romantique. Il est Dave Chappelle habillé en Rick James, qui défonce son canapé avec les bottes de Cyrano.

Se contenter d’un seul des sillons creusés par le rap ? Non, merci, quand on peut utiliser les délires cacophoniques du Based God, la douceur soul d’un sample, les monologues intérieurs fredonnés, les ringtones du swag rap ou la baby voice d’un vampire, à tour de rôle et en même temps. Toujours poser sa voix et compter les mesures ? Non, merci, alors que l’on peut hurler sur des ballades, lancer des ad-libs cartoon sur une menace 808 ou utiliser suffisamment de timbres différents pour être toute la Dungeon Family sur un titre où l’on rappe seul avec soi-même.

El Cousteau ne construit pas un monde mais raconte des histoires à travers son personnage aussi clairvoyant que nocif, comme peuvent l’être parfois les maquereaux de littérature. Son Merci, Non Merci est une manière de répondre d’une façon catégorique, mais polie, aux conseils, au déterminisme, aux règles, d’affirmer son indépendance et son envie de découvrir seul et par lui-même jusqu’où quelqu’un comme lui peut aller.

Originaire de D.C., El Cousteau cultive naturellement la culture du patchwork, à la manière de Goldlink ou de Yung Gleesh, qui rapiéçaient funk, rap et r’n’b pour l’un, drill, onomatopées et cooking dance pour l’autre, pour les lier dans la sauce locale, son accent, ses lieux, ses marques et son langage. Étrangement, de la somme des excès, c’est une impression de mélancolie et de douceur qui reste. Enfin, est-ce si surprenant justement, quand on est habitué à ces artistes extravertis ? Earl en propose une explication de texte explicite dans son couplet sur Worlds2LiveBy, résumant cet esprit d’une simple petite ligne, clinique. Non, pas celle sur Gaza, l’autre.

sideshow

Sideshow réside à Los Angeles mais est, comme l’auteur de Merci, Non Merci, originaire de D.C., et son F.U.N. T.O.Y.  propose un autre point de vue sur le même genre d’éclectisme. Si El Cousteau est Big Gip, alors Sideshow pourrait être Cool Breeze : Formellement plus menaçant et pince sans rire, avec le ton résigné d’un Boldy James, il utilise la diversité des sons pour contrebalancer la crasse et ne pas laisser sa musique être entièrement plombée par ses récits d’une vie passée sous anesthésiants.

Entre les chansons, des augures viennent essorer toutes possibilités d’espoir, ce que Sideshow semble prendre avec un détachement franchement nihiliste, voire à la rigolade. Chacun de ses textes est écrit comme une nouvelle naturaliste, racontant des histoires ne servant aucune morale, le plus souvent interrompues par des pensées intrusives qui empêchent qu’un dénouement ne survienne. Soudain, Sideshow se souvient qu’il porte une arme, pense au décès d’un ami, fantasme le meurtre d’un rival ou imagine l’état de son foie rongé par les opiacés, et le rideau tombe.

Comme tout drame, la chute du dernier acte demeure la plus vertigineuse. Dans les dernières secondes, le narrateur cesse de rapper pour briser le quatrième mur, et une affirmation, effrayante, laisse l’auditeur abasourdi, en suspend, alors que continue de tourner une mélodie aux dissonances circassiennes.

Au long du disque, les productions entrainantes de Popstar Benny et Blasé, les beats soulfull d’Ayochillman ou de Cocà Cousteau contrastent avec le fond, sans qu’on ne puisse trancher si cela le rend plus acceptable ou davantage malfaisant. C’est en tout cas une diversité sonique qui renvoie à celle d’El Cousteau, présent sur un titre, comme à celle de Niontay ou de Mike récemment. Les excursions de ces artistes se ressemblent et sont en réalité balisées par leurs liens organiques, matérialisées par des concerts et tournées communes lors desquelles on les imagine s’influencer, s’échanger des recommandations et partager autour des nouvelles forces vives de leur musique. Il semble y avoir, autour des artistes 10K et de leur famille étendue, la naissance d’un esprit commun rappelant quelques grands crews de l’histoire du rap, marqué par l’exploration et l’ouverture, tout en arrivant à préserver l’unicité de chacun.

illustrations : Hector de la Vallée

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sosodaveeze

Veeze est arrivé dans l’écume de Babyface Ray. Puis, ayant ignoré l’hors-champs océanique des disques de son ami, il en a déplacé l’esthétique de la mer au béton, comme l’ont fait les premiers skateurs avec le surf.

Ses plus belles performances évoquent celles de Tom Penny porté par sa planche, flottantes à la surface des choses, avec une authentique nonchalance qui dissimule le travail et la technicité pour ne laisser que l’impression d’un geste facile, à la souplesse naturelle. Et toujours comme un skateur, qui joue élégamment avec un bitume qui, pourtant, peut l’écorcher à vif, Veeze frôle les dangers en restant hypnotiquement cool et blasé. Il manipule avec charme les menaces qui l’entourent, les mêmes qui créent la tension dans le reste du rap de Détroit, en mélangeant l’adrénaline à l’endorphine.

Son flow sous antalgiques, son timbre éraillé, les productions dissonantes et érodées par les rythmiques du Michigan, laissent souvent percer des mélodies duveteuses et rassurantes. Quant à son air indifférent et ses démonstrations de flegme, ils ne font pas disparaître sa joie aux pigments mélancoliques.

On ne sait pas si ce sont les intentions qui sont contredites par les moyens, ou l’inverse, mais quand Veeze glisse comme une ligne de basse à la surface des productions d’Unreleased Leak ou de No Sir Ski, l’anti climax est continu. Cela démultiplie les strates de la perception, comme pris dans une grande bouffée de drogues qui brouille les sens. Se débloque alors une autre compréhension de l’expression wavy, où ce qui est vague est l’état affectif, fait d’un halo d’ennui coincé entre la joie contenue et la tristesse douce, sorte de spleen psychédélique en plein tour de victoire. Sur GOMD par exemple, la performance en apesanteur, rappée sans effort ni gravité, dégage pourtant une euphorie qu’on ne peut ressentir qu’après avoir emporté les X Games.

Veeze fait ce qu’il peut pour avoir l’air insensible à sa réussite en donnant l’impression d’appréhender la musique comme un loisir. C’est peut-être son absence de calcul qui lui permet d’avoir cette fraicheur, d’être lui-même étonné et authentiquement heureux de ce qui lui arrive, alors qu’il semble rapper affalé au sommet d’un quarter-pipe.

Nimbée de ce charisme hypnotique, on oublierait presque que la musique de Veeze est un patchwork du rap dont il est fan, d’Uzi Vert, de Chief Keef, de Young Thug, de Rio ou évidemment de Peezy et de Babyface Ray. Quand ils n’en sont pas originaires, le style des uns et des autres est passé au marteau pilon de Détroit, mais on continue de sentir leurs esprits, celui de Lucki sur Robert De Niro ou de Nudy sur Kinda $, par exemple.

Avec son Auto Tune réglé pour onduler la voix et la faire devenir bizarre, avec la structure diffractée de son album, reliant toute une constellation de formes et de sons actuels, c’est aussi du côté de Lil Wayne que penche la board de Veeze, qui dans sa version mixtape continue d’être le Rodney Mullen d’une génération qui n’a pourtant pas connu l’époque de The Drought Is Over 2. Et comme chez celui-ci, le déversement de pensées tenues en une ligne est, autant que l’aura envoûtante, ce qui permet à Veeze de tenir à lui toute cette mixture, d’y imprimer par-dessus tout sa patte. Sédaté pour oublier la mort de son frère, il hallucine des combats de girafes, transgresse les lois de la physique et, avant de partir, fait la promesse de ne jamais s’arrêter de rouler, comme Tony Hawk.

illustration : Hector de la Vallée