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Rochester, fin des années 2000. Antonio Perez, qui pratiquait la photographie argentique durant son temps libre, a vu apparaître sur ses clichés une suite de numéros ressemblant à une indication en heures – minutes – secondes. Il songea d’abord à une malfaçon sur la pellicule et inséra une nouvelle bobine dans son Leica, avant de reprendre quelques photos au hasard. Les nombres réapparurent comme des spectres sur chacune d’entre elles. En sortant le carnet dans lequel il consignait l’heure et la minute précise à laquelle il prenait ses photos, il eut la confirmation que l’intervalle de temps compris entre chaque prise était identique à celui affiché entre les nombres. La pellicule avait décompté à l’envers le temps écoulé dans la réalité. Antonio Perez comprit aussitôt qu’il s’agissait d’un compte à rebours.

Perez remua ciel et terre pour trouver un sens et une explication à ces apparitions. Dans des circonstances qui resteront longtemps tenues secrètes, il finit par apprendre que le compte à rebours ne cessera que s’il met en faillite l’entreprise dont il est PDG, le géant de la photographie Kodak. C’est ce qu’il fit le jour suivant, après avoir découvert que les nombres apparaissaient désormais directement sur sa rétine.

Pour la ville, après neuf décennies de prospérité fondée sur le film argentique, ce fut un traumatisme. La petite mort de l’inventeur de l’appareil photo moderne entraîna Rochester dans sa chute.

La ruine de Kodak n’aura tout de même pas fait connaître à Rochester le même cauchemar qu’à Detroit ou à Cleveland, et lorsque l’on visite le centre-ville par exemple, la richesse, économique comme culturelle, est toujours là. D’abord, parce que Rochester est moins étendue que les grandes sinistrées de la désindustrialisation, mais aussi parce qu’elle bénéficie encore des vieux investissements de George Eastman, le fondateur de Kodak, et de l’attrait du campus de la Rochester Institute of Technology, qui continue de former les meilleurs ingénieurs du pays. La petite bourgeoisie locale, reconvertie dans les start-up et les services, a donc très vite rebondit.

On ne peut en dire autant de la population qui habite le pourtour de cette ville en forme de croissant. Ceux qui étaient ouvriers des usines Kodak connaissent les périodes de chômage qui n’en finissent pas et l’inexorable paupérisation de leurs quartiers. Fin 2013, un rapport non contesté chiffre à 31% le taux de pauvreté et classe Rochester au cinquième rang des villes les plus pauvres du pays. Dans ces zones périphériques désertées par les blancs, le nombre de meurtres explose et la mortalité infantile y dépasse amplement la moyenne du monde occidental.

Dans ce genre de purin que le capitalisme aime laisser traîner derrière-lui, germent des individus tel que Kristopher K. Williams, un ancien voleur, racketteur, dealer, qui après avoir échappé de justesse à une peine de prison sans fin, s’est mis à faire de la musique à plein temps pour vivre.

Le domicile de Kristopher, situé dans l’est de la ville sur Garson Avenue, où il vit avec sa grand-mère depuis que sa mère l’a abandonné, est épié par la Société des Frontières de la Science. Cette surveillance a à voir avec les évènements qui ont mené à la faillite de Kodak, d’ailleurs, c’est une membre de cette Société qui aurait expliqué à Antonio Perez le sens des chiffres apparus sur ses photos. Ils viendraient du fin fond du cosmos, seraient la réponse à un message envoyé des années plus tôt par un programme de recherche d’intelligence extraterrestre consistant à tenter d’entrer en communication avec d’hypothétiques civilisations. Le projet aurait réussi à dialoguer avec un monde appelé Slitherland. Quant au compte à rebours, il indiquerait l’heure exacte de la venue sur Terre d’un de ses habitants.

Tombé à zéro un soir à priori anodin du début de la décennie 2010, la fin du décompte correspond précisément au jour où Kristopher est libéré d’une peine de prison qui aura duré quatre ans. Pour pouvoir élever ses filles, il débute alors une aventure de rappeur, devenant, progressivement, celui que l’on appelle aujourd’hui RXK Nephew.

On pourrait le méprendre pour un fou. Il semble plutôt qu’il soit un Dieu venu des immensités cosmiques, jouant avec ses doubles comme avec notre réalité. La musique de Nephew s’écoute comme elle a été enregistrée – dans en flux continu – comme si l’on observait le fond diffus cosmologique pour y voir l’expansion infinie de l’Univers. Dans ses homélies où les phrases se chassent les unes après les autres, jusqu’à presque se superposer, on l’entend donner forme à l’imagination des hommes. Il dramatise à l’extrême la substance sociale la plus triviale, la plus absurde, pousse la rationalité dans ses derniers retranchements et tord la vérité, jusqu’à ce que notre réalité, criblée de fuites, se retrouve désagrégée.

En l’écoutant rapper tout ce qui traverse son lobe temporal, sans classement ni quelconque considération morale ou thématique, on observe Rochester s’évaporer en fines molécules, pour laisser place à la vision d’un Mont Rushmore à mille visages, reliant comme des étoiles Max B et French Montana, Gucci Mane et OJ Da Juiceman, E-40 et Juicy J. Et au centre de cette constellation, brille Lil B.

Le Based God est une inspiration claire, par ailleurs revendiquée par RXK Nephew. Ils partagent le même genre d’hyper productivité, de persona sans surmoi, et ont tous les deux un style pour le moins iconoclaste, marqué par l’envie d’être libre et différent. Mais ce qui les lie avant tout s’apparente à un trouble dissociatif de la personnalité, l’un étant persuadé d’être un Dieu, l’autre étant, vraisemblablement, possédé par un reptile extraterrestre.

Le Slitherman, descendu sur Rochester quand le compte à rebours a marqué le zéro, réapparait parfois au milieu des chansons d’RXK Nephew, sans prévenir, comme s’il reprenait soudainement le dessus. Son flow devient alors un hurlement rauque, que les organes humains peinent à imiter. Il devient clair alors que la grande clairvoyance de Nephew, comme sa logorrhée indomptable, lui viennent de cet occupant venu d’ailleurs.

Les principaux symptômes de cette possession sont des freestyles approchant la dizaine de minutes, survolant absolument tous les sujets possibles simultanément. En 2020, il y a American Tterroristt, extrait de Crack Therapy 3, une démonstration du pouvoir performatif du Nephew, qui par le langage impose sa vérité comme la seule possible. Le titre fonctionne comme un trou de ver reliant observations et révélations sans rapport entre elles : les religions et la Bible sont des canulars, Christophe Colomb aurait mérité de se faire tabasser, le clonage humain existe, Will Smith est un baltringue, personne n’est capable de compter toutes les étoiles dans le ciel, etc., etc. jusqu’à ressortir groggy par cette espèce de I’m God de la post-vérité.

Comme une comète périodique, l’évènement se réitère un an plus tard avec The Real Lil Reese, quasi quart d’heure d’idées incohérentes, de diss envers des rappeurs qui n’ont probablement jamais entendu parler de lui, mais aussi de vulnérabilité et de souvenirs émouvants.

Pour Kristopher Williams – RXK Nephew – Slitherman, l’enjeu est de trouver l’équilibre entre ses trois corps. Le théoricien du complot, le dealer de crack cartoon et le gamin de Rochester cohabitent à parts égales mais se chassent et se mélangent. L’erreur serait de limiter son univers à une seule de ses faces, souvent pour le confondre avec les bouffons du meme, quand il s’apparente plutôt à un kaléidoscope.

A plusieurs reprises il a tenté de prendre le contrôle de cet esprit aléatoire et indomptable. Il y a eu Make Drunk Cool Again, un album de hip-house se concluant sur un cliffangher metal du Slitherman, ou des collections de productions plugg avec 2:22 et 2:22 PT.2, mais c’est avec ses mélanges de genres – ou en plongeant dans ses chaines youtubes comme dans un trou noir – que l’on se prend vraiment toute sa pesanteur.

Slitherman Activated, Universal Slither, ou le récent Ready 2 Ball, lient entre eux plugg, trap, cloud rap et mélodies oniriques avec un fond d’horrorcore. En 2023, des mixtapes introspectives comme Neph Crocket et Not Fin Be On No Streaming Services, rappellent l’âge d’or des tapes new yorkaises, l’époque où French Montana et Max B marchaient sur l’eau et surfaient sur tous les samples de la Terre. Comme ces derniers, Nephew est capable de naviguer d’un style à l’autre, de la musique de club hédoniste au rap de rue le plus naturaliste, en restant absolument le même rappeur.

Cette même année, il tente une nouvelle fois de dompter ses énergies avec Till I’m Dead, son premier album enregistré sobre. L’œuvre est encore bordélique et rappelle par moment Make Drunk Cool Again avec ses passages par la house, la dance et la drum’n’bass. C’est une nouvelle diarrhée de propos sans queue ni tête, fleurie d’anecdotes touchantes sur sa maman, une nouvelle chanson-monde de plus de sept minutes, un retour de quelques unes de ses marottes comme les références au catch et au deal de crack, des délires paranoïaques et des réflexions candides sur la vie et l’Univers. Surtout, une énième pluie météorique de charisme et de liberté, comme on en a plus vue depuis Lil B, peut-être même depuis le Gucci Mane non-dupliqué.

RXK Nephew ne peut être synthétisé, par aucun thème, aucun son, ne peut même pas être réduit à ses comptes spotify ou youtube ou soundcloud, puisqu’il en possède plusieurs de chaque et n’y partage pas les mêmes choses. Comme ses propos, sa présence est spectrale, insaisissable et sans bornes, hermétique aux datas, aux formats, induplicable par l’I.A. A la manière des maquillages camouflages des émeutiers hongkongais, dupant les algorithmes de la reconnaissance faciale, RXK Nephew ne peut être capturé par aucun fichier, aucun cliché. Et un être saisissable par aucune pellicule ne pouvait provenir que de la ville de Kodak.

illustration : Hector de la Vallée 

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Celle que les premiers auditeurs d’Earl Sweatshirt prennent pour une sorcière et une écorcheuse de destinée, est finalement le phare qui aiguille Thebe dans les vents de tempête. C’est elle qui le met à l’abri après la sortie d’EARL, elle qui le remonte à bout de bras des tréfonds de Solace, encore elle qui lui inspire le titre de Feet of Clay, au détour d’une discussion sur la vulnérabilité.

Une centaine de personnes attend devant le musée d’art contemporain de Los Angeles. Thebe Kgositsile et Cheryl Harris s’apprêtent à y avoir une discussion en public, pour évoquer leur relation chahutée et le dernier EP d’Earl Sweatshirt.

Dans le hall d’entrée, les invités passent devant une statue géante de Nebuchadnezzar, avant de s’installer face à des pages du Livre de Daniel et du Livre de la Révélation projetée sur le mur. Ces passages et personnages de la Bible hébraïque font échos à des thèmes des récentes chansons d’Earl, comme à ceux des échanges qu’il a régulièrement avec sa mère.

Au cours de leur discussion, ils évoquent la dérive du navire capitaliste, la fragilité de ses navigateurs colossaux aux pieds d’argile, l’impact d’internet et du numérique sur notre humanité, les formes modernes de l’asservissement, et le rôle des intellectuels et des artistes face à la reconnaissance de tous ces maux. Puis terminent, d’une seule voix, sur un vœu, celui de ne plus chercher à sauver ce qui est condamné, pour s’atteler à créer quelque chose de meilleur.

« Une fois la dissonance cognitive dépassée, une fois que l’on commence à regarder les choses telles qu’elles sont… On devient très déprimé. Je le suis devenu. Mais je suis convaincu que si le monde est un grand feu de poubelle, on ne peut se sentir que plus mal si on ne prend pas un seau d’eau pour le verser au moins autour de nous. »

En y intégrant le fruit de ses discussions avec sa mère, Earl fait atteindre à sa musique un nouvel échelon d’engagement et de maturité. Alors, pourquoi cette envie de militantisme et de didactique, s’accompagne-t-elle d’une forme de plus en plus insaisissable ?

Si Earl concède à ouvrir les portes de l’île sur laquelle il s’isole, c’est aussi pour pouvoir dire que tout le monde n’y est pas le bienvenu. Contre l’air du temps qui récompense les séducteurs, le lisse et le cartoon, qui se passionne pour les aspirateurs à attention, les stratèges de plateformes et des réseaux sociaux, il se fait maître du capharnaüm et de l’a priori inaccessible, parce qu’il estime aujourd’hui ne pas avoir à forniquer avec l’oeil et l’oreille de tous.

« Le rap est une musique d’esclaves. La communication des esclaves était cryptée, ils parlaient en code, ce n’en est qu’une nouvelle version. Si je l’ai compris, je peux l’enseigner. Ecrire est un processus méticuleux pour moi, c’est mon propre code. Cela peut prendre un peu de temps pour le comprendre, parfois. Ma musique n’est pas accessible ni faites pour vendre, mais pour expulser. Le rap m’aide à comprendre la vie. C’est le moyen que j’utilise pour harmoniser la vie. »

illustration : Hector de la Vallée

I BEEN LIVING WHAT I WROTE

Dans une chambre à la lumière atténuée jusqu’à la quasi obscurité, enfermé avec un quatre pistes aussi vieux que lui, Earl enregistre son pouls et le son de la pâteuse entassée au coin de ses lèvres. En deux ans, il est passé de la vie insulaire à l’isolationnisme complet, en autarcie sociale et psychologique.

I DON’T LIKE SHIT, I DON’T GO OUTSIDE est un album captant les méditations d’un esprit pulvérisé, errant comme un fantôme. Earl et Thebe sont fanés. L’un par sa notoriété et son image de prodige, l’autre par le deuil et l’abandon.

Les boucles tremblotantes et séchées par la rouille, l’atmosphère aveugle, bruitiste, le timbre et le flow apathiques, tout évoque un cerveau ralenti, des sens anesthésiés par les mises à l’épreuve. En un mot : la dépression.

Et Earl s’effondre en regardant ses mains, qui ressemblent à celles de sa grand-mère.

Solace commence à cet instant, comme un appendice de l’album, et marque l’arrivée au fin fond de ce labyrinthe mental. Cette pièce de musique de dix minutes tapisse la limite basse de l’inconscient, là où la carcasse demeure inerte, affligée. Earl est déjà venu ici, on y échoue quand on se laisse glisser, d’une main molle, le long du fil de la vie. La joue posée sur le carrelage, il cherche un interrupteur.

Se réjouir
Thebe Neruda au sourire vibrant
L’œil si curieux qu’il est réticent
A fermer le monde, même en dormant

Poète, laissez-le
Laissez-le tranquille
Vous l’avez loué
Vous, l’avez loué
Sans connaitre son nom

A l’autre bout du monde, Bra Willie se voit demander ce qu’il pense de la musique de son fils. Il a entendu parler d’Earl Sweatshirt, d’Odd Future, de cette réputation, mais n’a aucune idée de ce à quoi ressemble leur art.

Bra Willie estime ne pas avoir à s’imposer à Thebe simplement parce que le monde entier parle de lui, et pense que ce dernier, quand il aura quelque chose à partager avec lui, le fera. Ce n’est juste pas encore arrivé.

« Franz Fanon disait que chaque génération doit trouver sa mission. S’il fait partie de ceux qui ont trouvé la leur, alors, je suis très heureux. »

Après trois ans passés dans le noir, Earl se décide à enregistrer un album spécifiquement pour son père. Pour renouer, faire la paix.

Keorapetse Kgositsile dit Bra Willie, décède à Johannesbourg, sans avoir eu la chance d’écouter Some Rap Songs.

illustration : Hector de la Vallée