Le rap est plein de tarés qui ne se laissent déterminer par rien d’autre que par eux-mêmes : de Shock G à Tyler en passant par Big Gip et Lil B, on apprécie leur alignement chaotique/bon, leur incapacité à tenir en place et l’énergie p-funk qui leur permet de ne jamais éroder une personnalité pourtant mise à l’épreuve d’une extrême polyvalence, les faisant naviguer aisément entre les genres et les registres, de l’absurde à l’engagé, de la farce à l’introversion, tout en restant absolument le même artiste.
El Cousteau laisse des réflexions incontrôlées brosser le portrait d’un énergumène de ce genre, d’un excessif à tout point de vue, d’un batailleur parti à la conquête du superflu et cachant une sensibilité romantique. Il est Dave Chappelle habillé en Rick James, qui défonce son canapé avec les bottes de Cyrano.
Se contenter d’un seul des sillons creusés par le rap ? Non, merci, quand on peut utiliser les délires cacophoniques du Based God, la douceur soul d’un sample, les monologues intérieurs fredonnés, les ringtones du swag rap ou la baby voice d’un vampire, à tour de rôle et en même temps. Toujours poser sa voix et compter les mesures ? Non, merci, alors que l’on peut hurler sur des ballades, lancer des ad-libs cartoon sur une menace 808 ou utiliser suffisamment de timbres différents pour être toute la Dungeon Family sur un titre où l’on rappe seul avec soi-même.
El Cousteau ne construit pas un monde mais raconte des histoires à travers son personnage aussi clairvoyant que nocif, comme peuvent l’être parfois les maquereaux de littérature. Son Merci, Non Merci est une manière de répondre d’une façon catégorique, mais polie, aux conseils, au déterminisme, aux règles, d’affirmer son indépendance et son envie de découvrir seul et par lui-même jusqu’où quelqu’un comme lui peut aller.
Originaire de D.C., El Cousteau cultive naturellement la culture du patchwork, à la manière de Goldlink ou de Yung Gleesh, qui rapiéçaient funk, rap et r’n’b pour l’un, drill, onomatopées et cooking dance pour l’autre, pour les lier dans la sauce locale, son accent, ses lieux, ses marques et son langage. Étrangement, de la somme des excès, c’est une impression de mélancolie et de douceur qui reste. Enfin, est-ce si surprenant justement, quand on est habitué à ces artistes extravertis ? Earl en propose une explication de texte explicite dans son couplet sur Worlds2LiveBy, résumant cet esprit d’une simple petite ligne, clinique. Non, pas celle sur Gaza, l’autre.
Sideshow réside à Los Angeles mais est, comme l’auteur de Merci, Non Merci, originaire de D.C., et son F.U.N. T.O.Y. propose un autre point de vue sur le même genre d’éclectisme. Si El Cousteau est Big Gip, alors Sideshow pourrait être Cool Breeze : Formellement plus menaçant et pince sans rire, avec le ton résigné d’un Boldy James, il utilise la diversité des sons pour contrebalancer la crasse et ne pas laisser sa musique être entièrement plombée par ses récits d’une vie passée sous anesthésiants.
Entre les chansons, des augures viennent essorer toutes possibilités d’espoir, ce que Sideshow semble prendre avec un détachement franchement nihiliste, voire à la rigolade. Chacun de ses textes est écrit comme une nouvelle naturaliste, racontant des histoires ne servant aucune morale, le plus souvent interrompues par des pensées intrusives qui empêchent qu’un dénouement ne survienne. Soudain, Sideshow se souvient qu’il porte une arme, pense au décès d’un ami, fantasme le meurtre d’un rival ou imagine l’état de son foie rongé par les opiacés, et le rideau tombe.
Comme tout drame, la chute du dernier acte demeure la plus vertigineuse. Dans les dernières secondes, le narrateur cesse de rapper pour briser le quatrième mur, et une affirmation, effrayante, laisse l’auditeur abasourdi, en suspend, alors que continue de tourner une mélodie aux dissonances circassiennes.
Au long du disque, les productions entrainantes de Popstar Benny et Blasé, les beats soulfull d’Ayochillman ou de Cocà Cousteau contrastent avec le fond, sans qu’on ne puisse trancher si cela le rend plus acceptable ou davantage malfaisant. C’est en tout cas une diversité sonique qui renvoie à celle d’El Cousteau, présent sur un titre, comme à celle de Niontay ou de Mike récemment. Les excursions de ces artistes se ressemblent et sont en réalité balisées par leurs liens organiques, matérialisées par des concerts et tournées communes lors desquelles on les imagine s’influencer, s’échanger des recommandations et partager autour des nouvelles forces vives de leur musique. Il semble y avoir, autour des artistes 10K et de leur famille étendue, la naissance d’un esprit commun rappelant quelques grands crews de l’histoire du rap, marqué par l’exploration et l’ouverture, tout en arrivant à préserver l’unicité de chacun.
illustrations : Hector de la Vallée