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metek

Riski commence avec un renversement de l’ordre des générations : Metek, père de Riski, est devenu « gâteux », le fils endosse alors le rôle du père, et vice-versa. De là, découle un second choc, la prise de conscience que le temps passe, qu’il est précieux et compté. L’album de Metek nous fait ressentir l’urgence qu’engendrent forcément de telles épiphanies. On y traverse une vie en courant, en n’y captant seulement quelques contours, apparus comme une suite de souvenirs enchainés dans le brouillard. Le bouton d’un ascenseur, une cassette, un bord de piscine, des gratte-ciel, quelques silhouettes. Et les productions aussi suivent ce schéma, pleines de détails quasi subliminaux qui n’apparaissent qu’une fois, de mélodies FM qui surgissent comme si Metek enregistrait en ayant oublié d’éteindre l’auto-radio, et de samples éthérés ou délibérément datés.

L’erreur serait de croire que cet album n’est qu’une biographie, l’histoire de quelqu’un qui nous enferme avec lui dans sa tête et ses souvenirs, alors que Riski est aussi une quête et un voyage. Il nous embarque sur le « chemin des choses brillantes », nous fait traverser Paris, New-York, la Guadeloupe, avec un horizon universel : se trouver un destin, en finir avec la frustration, ou plus clairement, tout tenter pour « devenir ce que j’aurai dû être » … jusqu’à s’auto-engendrer s’il le faut, pour pouvoir recommencer sans faire table rase.

Le dédoublement (Metek/Riski) aide à brouiller le caractère autobiographique, et ouvre une brèche pour que quiconque, s’il en a envie, puisse entrer dans l’album. Définitivement, ce qui compte dans Riski, c’est autant son histoire que les lieux recréés, que les personnages, ressuscités dans leur chair jusqu’à paraître familiers. Il y a par exemple le pote Emotion, qui arrive à être présent sur le disque sans poser de couplet, et, surtout, les figures féminines. Est-ce Metek ou Riski qui évoque Katoucha ? Impossible d’en être sûr, alors, maîtresse, grand-mère, mère, Saint Esprit, elle pourrait bien être toutes les femmes de votre vie en même temps.

La grande force de Metek, c’est d’abord son écriture, tout en détours métonymiques, avec une attention poétique portée à chaque ligne pour ne pas en gâcher une seule. Tout l’inverse d’une quête de la « punchline », en sommes. Et en se laissant guider par l’émotion plus que par des considérations techniques, Metek navigue d’un flow conversationnel jusqu’à des mélodies chantées, se livre à toute allure, pleure, hallucine, s’amuse, explose, s’ouvre, se renferme, pour faire vivre et interpréter justement chacune de ses images et souvenirs. Alors, tout le travail que demande pourtant l’écriture d’un tel disque s’efface, et tout semble naturel, instinctif.

Mais même s’il arrive à trouver une résonance chez l’auditeur, Riski garde évidemment une dimension immensément personnelle. C’est ce qui le rend unique, parfois cryptique, aussi imparfait. Mais de combien d’albums de rap en français peut-on parler sans ne jamais en évoquer d’autres ? En ne faisant aucune concession, en étant parfois délibérément codé, Riski est par essence clivant. Mais à l’heure des photocopies, de la musique de fans ou d’écoliers d’un style, Riski est une anomalie salutaire dans le rap français. Et Metek réalise un album qu’on imagine sans peine n’être rien d’autre qu’une extension de lui-même. Presque comme un fils.

illustration : Hector de la Vallée

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78

En 2012, les rugissements de Chief Keef étaient synonymes de drill, ce rap violent, répétitif, minimaliste et chargé d’adrénaline venue de Chicago. Vingt-six lunes plus tard, Keef est resté un rappeur instinctif, mais a fait avancer sa musique d’un rap d’énergie vers un rap d’humeur. Fini l’efficacité brute I Don’t Like, place à une attitude « I Don’t Care » de plus en plus sombre, presque maléfique… Quitte à déplaire et perdre la grande majorité des auditeurs, tant il s’éloigne des canons d’un certain rap. Le premier Back From The Dead a été le modèle du « Old Sosa », celui qui a signé en major pour plusieurs millions et inspiré des meutes de rappeurs à travers le monde. Le second volume, sorti cette année en période d’Halloween, est le blueprint de ce nouveau Sosa, punk, possédé, indépendant et, surtout, transformé en rappeur-producteur de niche.

Déjà en 2013, les meilleurs morceaux de Keef (Go To Jail, Ape Shit, Blew My High) étaient ceux qui s’éloignaient le plus de ses premiers coups de pattes. Cette tendance s’est accentuée cette année, particulièrement grâce à ses propres productions.
Quand les frileux capitalisent sur le style qui les a fait connaitre, et à l’heure où des cars de médiocres s’engouffrent dans la brèche drill, Chief Keef lui, a le mérite de pratiquer une politique de la terre brûlée. BFTD 2 ne ressemble pas à Almighty So, lui-même différent de Finally Rich. Chief Keef s’échappe sans cesse vers de nouveaux terrains de jeux, abandonnant aux autres les cendres de ses projets passés, si bien qu’il est devenu impossible de prévoir à quoi ressemblera sa musique dans quelques mois. Voici une tentative de résumer son année 2014 en quelques singles, parfois accompagnés de parallèles plus ou moins heureux avec d’autres genres musicaux, histoire d’essayer de faire comprendre pourquoi, pour quelques uns au fond de la classe, sa musique n’est pas juste du bruit.

Where’s Waldo (Prod. Chief Keef) / Dear (Prod. Chief Keef) (Back From The Dead 2)

Les productions de Chief Keef font tout de suite penser à son rap : intuitives, au point de se demander si leur réussite n’est pas accidentelle, et brutes, comme si les premières prises avaient été gardées, avec leurs imperfections et leurs expérimentations. Le minimalisme des moyens rappelle des musiques composées dans des cadres finis, particulièrement les bandes son de certains jeux video, à l’ambition limitée de fait par la puissance des consoles. Where’s Waldo et Dear pourraient respectivement se retrouver sur Castlevania : Symphony Of The Night et Katamari Damacy, mais le plus souvent c’est une version trap et dissonante des océans d’Ecco The Dolphin qui semble sortir de la machine de « Sosa On The Beat ».

Musique électronique et fonds marins, il n’en faut pas plus pour que soient aussi invoqués certains titres de Drexciya (Depressurization), métamorphosés ici par les rythmiques 808 Mafia. Car c’est aussi à certains genres de musiques électroniques de niche que peuvent faire penser les beats de Sosa. Une certaine techno de Detroit donc, mais aussi, quand les grappes de sons deviennent longues et oppressantes, à la Drone. D’autant que dans toute cette cacophonie, les grognements du rappeur ressemblent parfois à un bourdonnement ininterrompu.

Côté rap, on trouvera des ressemblances dans le style dépouillé, faussement amateur, des premiers beats de Swizz Beatz (Tear Da Roof Off), dans le gangsta rap bordélique et bruitiste de Schooly D (Schooly D), voire dans la production expérimentale de Basquiat (Beat Bop). Mais impossible de ne pas se dire que le vrai modèle de ce « New Sosa », qui semble ne vouloir rien d’autre que mettre en musique son esprit malade, n’est autre que Gucci Mane. On pense tout particulièrement au Gucci de 2011, qui avait rangé les crayons de couleurs pour se laisser complètement tomber dans la folie noire du Brick Squad et des productions du très sous-estimé Southside (Gucci 2 Time).

Fool Ya (Prod. DPBeats) / War / Make It Count (Prod. 12Hunna) (Bang 3 ?)

Sur les productions des autres, Chief Keef n’est pas forcément beaucoup plus accessible aujourd’hui. Fool Ya est le titre qui se rapproche le plus de ses tubes d’il y a deux ans, mais de l’ambiance cauchemardesque à l’interprétation orageuse, jamais sa musique n’avait sonné aussi asociale. Même l’usage de l’auto-tune y est détourné, puisqu’il n’y sert pas à créer de la mélodie, mais à renforcer la dissonance et l’impression que le rappeur est possédé par un démon.
Idem sur ce Make It Count, dont l’intro aux synthés bullet time doit rappeler à Pinocchio ses pires gueules de bois. Et que dire de War ? Le je-m’en-foutisme de Chief Keef n’a jamais été aussi poussé et assumé, au point de faire passer Sid Vicious pour le fils de Laurent Voulzy.

Chief Keef fait une musique qui lui ressemble, étrange, explicitement différente.

illustration : Hector de la Vallée

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nico1

Qu’on l’imagine faire ses prises de voix dans une pièce sans oxygène, comme un écureuil qui découvre que son museau a pris feu ou en hybride sous-marin doté de branchies, l’idée est finalement toujours un peu la même. Young Thug donne l’impression de jouer autour des codes et des règles du rap, des normes de la musique, et d’envoyer bouler certaines limites, jusqu’à celles de l’Humain. A tel point que, et ce malgré ses extravagances, chacune de ses apparitions physiques peuvent s’avérer troublantes : parce que, finalement, il est un jeune garçon (presque) normal, un grand échalas maigre et tatoué, bien loin de l’image de petit gremlins interstellaire qu’il laisse sur piste.

Il y a ses chansons déstructurées, celles qui miment une progression aléatoire, aux explosions météorites qui peuvent arriver à l’angle de n’importe quelle phrase, au croisement de chaque raclement de gorge avec une note perchée dans les étoiles. L’auditeur est forcé de suivre les chemins de traverse empruntés par la voix polymorphe de Thug et, lui aussi, se transforme en animal, réapprend à écouter et réagir à la musique, tout en laissant une irrépressible euphorie s’installer.
Puis, on s’amuse de ne pas réussir à déchiffrer le langage, et quand on y arrive, s’amuse encore de ne pas totalement comprendre ce qu’il veut dire. Les brasses dans l’eau de Cologne, les Tyrannosaures à trois jambes, les chameaux démoniaques, les parades nocturnes ou les rideaux de Phantom : Ces accumulations d’images à priori absurdes décrivent des choses pourtant très concrètes, et font de Young Thug un rappeur non pas « lyrical » mais lyrique, dessinent un univers poétique, porté par l’émotion plus que par le sens.

Sous l’égide du Diable en personne, Young Thug a cette année laissé entrevoir ce que pourrait donner son inévitable carrière de l’autre côté du miroir. Au bout des doigts du marionnettiste Birdman, le taux de midi-chloriens le plus élevé depuis Anakin a donné naissance à un crooner pop, une nouvelle race de Samy Davis Jr, nourri aux bonbons gélatinés et au rap de Fabo. Et en jouant avec sa folie douce comme une Diva en vocalises, Young Thug démontre sur The Tour Part.1 que tout ce qui fait son succès n’est pas tombé du ciel, mais est bien le résultat d’un sens musical pensé et maîtrisé.

Rien ne se perd, rien ne se crée, et forcément la musique de Young Thug ne vient pas de nul part. Il revendique l’imagination illimitée du Wayne pré-Carter III, les outrances synesthésiques de Gucci Mane, les ringtones futuristics de Yung L.A. et l’émotion robotique de Future. Des modèles dont il s’est d’ailleurs affranchi cette année, jusqu’à complètement retourner le rapport de force avec certains de ces maîtres, qui essaient désormais de ressembler à leur apprenti.
Mais, des mélodies jamaïcanisantes aux fausses improvisations, en passant par ses envolées presque Soul, il est clair que ce gamin ne descend pas que du rap. Finalement, s’il y a une frontière que Young Thug fait disparaître, c’est peut-être juste celle qui a été tracée entre les musiques « Noires », pour nous rappeler que de Lee Perry à James Brown, de George Clinton à Lil’ Wayne, il n’y a qu’un long continuum, et une suite d’artistes animés par la même chose : emmener la musique ailleurs, en la faisant exploser. Et le plus beau avec Young Thug (comme avec ceux cités plus tôt) c’est que cette musique progressiste n’est ni cryptique, ni élitiste. Sa musique est à tout le monde et pour tout le monde. Ce qui lui manque encore, c’est un solo au niveau de ses meilleurs singles, espérons que 2015 nous offre un tel projet. En attendant, voici un résumé de son année 2014, en 10 titres : 

The BLanguage (MetroThuggin)

Il ne rappe pas toujours comme un funambule sur une mèche de dynamite, parfois Young Thug est plus concentré, plus appliqué. Ca ne l’empêche pas de marmonner et probablement de rester incompréhensible pour beaucoup, mais son feeling un peu sauvage et son sens naturel pour les mélodies en sortent étrangement décuplés. Aux premières écoutes de The BLanguage, on entend la transe, la voix grinçante de Young Thug, ses tics. Une musique brute, en somme. Mais chaque écoute du titre équivaut au passage d’un nouveau sas de décompression, comme si l’oreille s’enfonçait dans la chanson. On déchiffre les milles et unes images, puis capte les détails en troisième plan. Et la production de Metro Boomin fonctionne aussi comme une poupée Russe, une superposition de détails, de filtres, de scratchs, cachés derrières les synthés. Si The BLanguage a autant fasciné (au point de faire de MetroThuggin le projet le plus attendu de Young Thug) c’est parce qu’il est un titre aussi dense que certains albums entier, dans lequel on peut plonger pendant des heures, sans se lasser.

Eww (Internet) / Stuck In The Game (Feat. Ola Playa) (Slime Season)

Un jour, Boosie a dit que son cœur ne pompait pas de sang mais de l’urine d’Alien. C’est aussi ce qu’on imagine passer dans les veines de Young Thug quand il est dans ce registre de weirdo hyper auto-tuné. D’ailleurs, son pote Ola Playa (derrière Slime Season, un des tout meilleurs projets venus d’Atlanta cette année) opère aussi dans ce style et a repris l’expression de Boosie à son compte.

Lifestyle (Feat. RHQ) (Rich Gang Album) / Flava (Feat. RHQ & Birdman) (The Tour Part.1)

Le rappeur qui chante et le chanteur qui rappe, le weirdo et le playboy. Avec Rich Homie Quan, Young Thug a trouvé le partenaire parfait, et forme un des duos les plus équilibrés depuis le foie de veau et la tranche de lard. Les morceaux où l’un rap pendant que l’autre fredonne ou fait des harmonies/ad-libs derrière sont des injections de bonheur à même le lobe temporal, et le plaisir de l’alchimie est renforcé par l’unité musical du Rich Gang. Sur les productions sur-arrangées de London On The Track, aux intros piano et aux synthés joués comme du thérémine, on suit deux ados lâchés dans Monaco avec des cartes bleues crédit illimité, et sent presque le marbre sous nos pieds et la brise du grand large. Et au son, Birdman vient rajouter l’image : the Rich Gang lifestyle, marble floors, gold terlets and chandeliers…

About The Money (Feat. T.I.) (Paperwork)

Un refrain dans un refrain dans un refrain, avant le refrain. T.I. laisse Young Thug briller sur son propre morceau, quand d’autres ce seraient (se sont) contentés de lui pomper le sang et la lumière. About The Money est un des morceaux de l’année, mais entendre Young Thug descendre des prêtres sur cette prod laisse malgré tout un arrière-goût amer : parce qu’on se dit qu’on aura jamais le bonheur de l’entendre aux côtés de Pimp C.

Givenchy (The Tour Part.1) / See You (The Tour Part.1)

Les autres producteurs de The Remedy (Isaac Flame, Dun Deal, Goose, etc.) apportent une touche beaucoup plus sombre que London On The Track à la tape Rich Gang. L’impression de grand luxe est toujours là, mais les balades en yacht deviennent des rides nocturnes en limousine. C’est en solo sur ces ambiances que Young Thug révèle son côté crooner, chante, tout en continuant de faire craquer sa voix comme s’il étirait très lentement un muscle. Tout au plus, il y a peut-être trois, quatre, thèmes évoqués par Young Thug dans ses chansons, mais avec milles et une façon de les aborder et de les utiliser. Il peut les rendre drôles, dansants, hypnotisants, dans le cas de ces chansons là, ils deviennent simplement « beaux ».

Florida Water (Feat. Bloody Jay) (Black Portland)

Mélodie pop pour téléphone portable et articulation sous anesthésiants : Atlanta a l’époque où Young Thug tombait dans le rap, c’était aussi Yung L.A. et Fabo. Si, à l’époque, ces deux gloires locales avaient enregistré un projet en commun, il aurait probablement ressemblé à Black Portland.

Take Kare (Feat. Lil’Wayne) (Rich Gang Album)

« Qui est qui » sur ce Take Kare ? Mais attention, ce n’est certainement pas deux Lil’ Wayne qu’on entend… La boucle est bouclée, la routourne a tourné.

illustration : Hector de la Vallée