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Si le premier titre est toujours le meilleur moment des albums de Meek Mill, pourquoi ne les remplit-il pas de quatorze intros ? Il faut croire que Chief Keef a pris ce conseil pour lui, tant 4NEM enchaîne les déflagrations initiales, répétées d’un morceau à l’autre comme à l’intérieur de ceux-là, une succession de tops départ et d’attentes de démarrages permanentes, créant cette agitation qui ne redescend presque pas et qui n’atteint jamais vraiment son climax non plus, comme une cocotte minute au bord de l’implosion. L’ère du streaming et des déficits de concentration a fait de la diminution du temps d’attention une variable d’ajustement. Certains uniformisent leur son et réduisent la durée de leurs morceaux, Chief Keef, lui, épouse cette hyperactivité à bras le corps, avec ce dynamisme nitroglycérique et un besoin obsessionnel de ne pas tenir en place, rythmé par des impulsions crescendos et des détonations perpétuelles.

Paint-ball, lance-roquettes Nerfs et figurines Small Soldiers, bornes d’arcade Time Crisis, références à Street Fighter et freestyles sur la bande originale de Need For Speed : depuis qu’il est interdit de séjour à Chicago, la vie et l’œuvre de Chief Keef semblent n’être fait que de jouets et de jeux vidéo. On se demande d’ailleurs s’il ne fait pas de la musique comme un concepteur de jeux, en pensant ses créations comme des terrains qui seront explorés et arpentés, qu’il faut baliser pour que le promeneur puisse être sans arrêt surpris tout en gardant l’envie d’aller au bout. Chaque artifice, des changements de flows aux mutations impromptues de productions, fonctionnent comme un bonus accélérateur ou le début d’une nouvelle quête, ils allongent la durée de vie et remplissent la barre de dopamine, pour que la plupart des chansons puissent allègrement dépasser les trois ou quatre minutes sans lasser une seconde.

Jouer avec le report ou la disparition des rythmiques est quelque chose qui amuse Chief Keef depuis Earned It. On ne saura jamais si l’arrêt du beat sur cette chanson était volontaire ou non, mais il permet de remettre une décharge d’adrénaline, qui en plus d’éviter au titre d’être interminable, l’a rendu mythique. Keef a tenté des variations de cet effet, que l’on peut entendre dans de nombreux leaks et plusieurs fois sur 4NEM. C’est une manière de jouer avec la pression, de la faire désirer ou de la relâcher, pour mieux la relancer ou la provoquer ensuite. Les caisses claires vont et viennent sur Bitch Where ou Yes Sir, n’apparaissent qu’au dernier moment sur Shady ou Wazzup, et sur les titres plus mélodiques d’autres types d’éléments jouent ce rôle, comme des synthétiseurs ou des samples vocaux sur I Don’t Think They Love Me. Et avec la turbine See Through l’impression de grosse dépressurisation est poussée à son paroxysme, en faisant siffler la production comme un autocuiseur pendant que les snares tourbillonnent jusqu’à l’étourdissement.

Œuvre brutale ne veut pas dire art brut, et la musique de Chief Keef est toujours ultra référencée et renseignée sur son histoire. Son style lui vient moins de son talent d’inventeur que de celui de parfait synthétiseur du meilleur de Gucci Mane, de Lil Wayne, de Soulja Boy, de Waka Flocka, de Jeezy. Sur 4NEM, les cuivres trap de Shawty Redd, que Chief Keef explore depuis des années dans ses collaborations avec D.Rich ou Mike Will, sont ici mélangés à la musique des clubs souterrains de Memphis. Like It’s Ya Job et Hadouken sont produits par DJ Paul, au moins deux autres titres auraient très bien pu l’être aussi, Gangsta Boo fait une petite apparition surprise pour nous parler de son entrecuisse et Shady est construit autour d’un extrait du Blaze Da Blunt d’Evil Pimp.

Ces retours dans le temps ne sonnent jamais datés, grâce à une interprétation monstrueusement vivante. Les performances de Bitch Where, The Talk et, surtout, de Hadouken, sont parmi les plus frénétiques de sa carrière. Graduellement, Keef devient totalement azimuté, maltraitant ses cordes vocales jusqu’à l’éraillement, poussant jusqu’à finir essoufflé en rappant avec l’accent de Zangief. Ces changements aléatoires d’intensité et de flow laissent l’impression d’une performances live, déchainée, et d’une liberté qui permet de faire vivre des instrumentaux d’une autre époque.

Les textes participent à cet esprit joueur qui rappelle encore certains albums de Three 6 Mafia. Les qualités de l’écriture de Chief Keef sont rarement mises en avant, mais elle peut être aussi crue que maline, dans la tradition des Juicy J, Gucci Mane et autres Young Dro atteints de cette synesthésie qui fait se percuter les couleurs et les températures. Ce sont surtout les excès les plus obscènes qui font rire, quand il parle de sexe, de violence ou de rap avec un air moqueur. Et quelque soit le sujet, il garde toujours un goût pour la précision superflu de certains détails, qui donnent un côté surprenant et farceur.

Au milieu de cette grande récréation, des titres comme On What ou I Don’t Think They Like Me sont des moments de respiration pop et mélodique, hérités du swag rap de Soulja Boy et des rêveries de Lil Wayne. En observant comment il nomme et numérote ses mixtapes, il apparaît que Chief Keef compartimente ses styles, un peu comme les périodes d’un peintre. Mais en mélangeant le son des Back From The Dead et celui de Thot Breaker, il fait de 4NEM une mixture des dernières années de sa carrière, et des multiples idées qui ont essaimé de sa musique pour inspirer tellement d’artistes. Ce que l’on souhaiterait est que plutôt que de réadapter des titres de Chief Keef, les rappeurs s’inspirent maintenant de son état d’esprit : marqué par l’envie d’être libre et différent, lui-même en somme, quitte à décevoir ou à déplaire, pourvu qu’il crée et qu’il s’amuse.

illustration : Hector de la Vallée

Valee

Les laboratoires de Chicago continuent de tourner à plein régime, et quelques savants fous comme Valee, Z Money ou Famous Dex, expérimentent la différence. « Dans les laboratoires du rap de Chicago » à lire chez YARD. Illustré par Bobby Dollar.

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En 2012, les rugissements de Chief Keef étaient synonymes de drill, ce rap violent, répétitif, minimaliste et chargé d’adrénaline venue de Chicago. Vingt-six lunes plus tard, Keef est resté un rappeur instinctif, mais a fait avancer sa musique d’un rap d’énergie vers un rap d’humeur. Fini l’efficacité brute I Don’t Like, place à une attitude « I Don’t Care » de plus en plus sombre, presque maléfique… Quitte à déplaire et perdre la grande majorité des auditeurs, tant il s’éloigne des canons d’un certain rap. Le premier Back From The Dead a été le modèle du « Old Sosa », celui qui a signé en major pour plusieurs millions et inspiré des meutes de rappeurs à travers le monde. Le second volume, sorti cette année en période d’Halloween, est le blueprint de ce nouveau Sosa, punk, possédé, indépendant et, surtout, transformé en rappeur-producteur de niche.

Déjà en 2013, les meilleurs morceaux de Keef (Go To Jail, Ape Shit, Blew My High) étaient ceux qui s’éloignaient le plus de ses premiers coups de pattes. Cette tendance s’est accentuée cette année, particulièrement grâce à ses propres productions.
Quand les frileux capitalisent sur le style qui les a fait connaitre, et à l’heure où des cars de médiocres s’engouffrent dans la brèche drill, Chief Keef lui, a le mérite de pratiquer une politique de la terre brûlée. BFTD 2 ne ressemble pas à Almighty So, lui-même différent de Finally Rich. Chief Keef s’échappe sans cesse vers de nouveaux terrains de jeux, abandonnant aux autres les cendres de ses projets passés, si bien qu’il est devenu impossible de prévoir à quoi ressemblera sa musique dans quelques mois. Voici une tentative de résumer son année 2014 en quelques singles, parfois accompagnés de parallèles plus ou moins heureux avec d’autres genres musicaux, histoire d’essayer de faire comprendre pourquoi, pour quelques uns au fond de la classe, sa musique n’est pas juste du bruit.

Where’s Waldo (Prod. Chief Keef) / Dear (Prod. Chief Keef) (Back From The Dead 2)

Les productions de Chief Keef font tout de suite penser à son rap : intuitives, au point de se demander si leur réussite n’est pas accidentelle, et brutes, comme si les premières prises avaient été gardées, avec leurs imperfections et leurs expérimentations. Le minimalisme des moyens rappelle des musiques composées dans des cadres finis, particulièrement les bandes son de certains jeux video, à l’ambition limitée de fait par la puissance des consoles. Where’s Waldo et Dear pourraient respectivement se retrouver sur Castlevania : Symphony Of The Night et Katamari Damacy, mais le plus souvent c’est une version trap et dissonante des océans d’Ecco The Dolphin qui semble sortir de la machine de « Sosa On The Beat ».

Musique électronique et fonds marins, il n’en faut pas plus pour que soient aussi invoqués certains titres de Drexciya (Depressurization), métamorphosés ici par les rythmiques 808 Mafia. Car c’est aussi à certains genres de musiques électroniques de niche que peuvent faire penser les beats de Sosa. Une certaine techno de Detroit donc, mais aussi, quand les grappes de sons deviennent longues et oppressantes, à la Drone. D’autant que dans toute cette cacophonie, les grognements du rappeur ressemblent parfois à un bourdonnement ininterrompu.

Côté rap, on trouvera des ressemblances dans le style dépouillé, faussement amateur, des premiers beats de Swizz Beatz (Tear Da Roof Off), dans le gangsta rap bordélique et bruitiste de Schooly D (Schooly D), voire dans la production expérimentale de Basquiat (Beat Bop). Mais impossible de ne pas se dire que le vrai modèle de ce « New Sosa », qui semble ne vouloir rien d’autre que mettre en musique son esprit malade, n’est autre que Gucci Mane. On pense tout particulièrement au Gucci de 2011, qui avait rangé les crayons de couleurs pour se laisser complètement tomber dans la folie noire du Brick Squad et des productions du très sous-estimé Southside (Gucci 2 Time).

Fool Ya (Prod. DPBeats) / War / Make It Count (Prod. 12Hunna) (Bang 3 ?)

Sur les productions des autres, Chief Keef n’est pas forcément beaucoup plus accessible aujourd’hui. Fool Ya est le titre qui se rapproche le plus de ses tubes d’il y a deux ans, mais de l’ambiance cauchemardesque à l’interprétation orageuse, jamais sa musique n’avait sonné aussi asociale. Même l’usage de l’auto-tune y est détourné, puisqu’il n’y sert pas à créer de la mélodie, mais à renforcer la dissonance et l’impression que le rappeur est possédé par un démon.
Idem sur ce Make It Count, dont l’intro aux synthés bullet time doit rappeler à Pinocchio ses pires gueules de bois. Et que dire de War ? Le je-m’en-foutisme de Chief Keef n’a jamais été aussi poussé et assumé, au point de faire passer Sid Vicious pour le fils de Laurent Voulzy.

Chief Keef fait une musique qui lui ressemble, étrange, explicitement différente.

illustration : Hector de la Vallée