#01

Après Cold Turkey, Starlito joue avec les mots d’une nouvelle expression idiomatique : « To wear a sheepish grin » c’est être embarrassé par ses actes, au point de ne plus pouvoir les assumer en public. En appelant son album Black Sheep Don’t Grin, Starlito en résume donc l’idée et le propos. Il y raconte sa vie, qu’il sait faites d’erreurs, de mauvais choix, d’échecs, de galères, de péchés d’orgueil et de luxure, mais sans en avoir honte, ni même chercher à se faire pardonner. Quelle est la valeur d’une confession sans repentance ? En devient-elle poétique ou pathétique ? C’est en creux la question posée par Starlito.

En étant aussi sincère et critique envers lui-même et les autres, Lito fait apparaître des contradictions. Celles d’un homme qui reproche à une femme (She just want the money) ce qu’il glorifie chez lui (I just want the money), qui s’enorgueillit de vivre une vie rapide, faites d’armes, d’argent et de sexe, tout en en parlant comme s’il traversait une maladie (« Don’t do it… I’m going through it… ») ou qui prétend vouloir être meilleur, tout en continuant de fauter. A moins que ce soit le Starlito d’aujourd’hui, mûr et presque apaisé, qui hante le jeune All-Star d’hier, qui courait après le succès tout en étant poursuivi par la police. Alors, ce qui semble être une contradiction ne serait qu’une trace laissée par un homme qui avance et continue d’avancer. (« I got this vision in my head of this new and improved me »).

Pour ses mémoires, Starlito a trempé son âme dans des samples de Stevie Wonder, de Willie Hutch, de smooth jazz et de country, pour avoir ce gangsta rap soul et éthéré qui, de Scarface à The Jacka, a toujours été la bande son favorite du « dope boy blues ». Des mélodies laidback, comme couvertes d’une légère rosée de nostalgie, propices à l’introspection, au questionnement et à l’autocritique. Et les nappes, guitares électriques et samples vocaux forment ensembles une grappe nuageuse, renforçant l’impression de solitude, comme si Starlito s’était enfermé dans un confessionnal de brume et de fumé.

#02 (1)

Comme souvent, Starlito tient tous les rôles : sujet, acteur, metteur en scène (« I’m the coach, I’m the player and the mascot« ) parce qu’en plus de rapper sa vie de morceau en morceau, il pense son disque comme un tout, comme un film. Mais contrairement à d’autres qui rendent évident ce genre de construction d’album, lui ne fait que le suggérer… et c’est ce qui peut perdre l’auditeur, le faire passer « à côté. » Pourtant, l’intérêt de Black Sheep Don’t Grin se trouve surtout dans le fond de ses tripes. C’est un disque qui demande à être digéré longtemps, réécouté des dizaines de fois, parce que dans ses moins de trois quarts d’heure, il renferme la profondeur d’un livre de plusieurs milliers de pages. Chaque titre est un chapitre de la vie du rappeur, ensembles, ils forment ses mémoires, pris un par un ils sont des fables évoquant chacune des thèmes communs : la course à la réussite, la guerre contre ses démons intérieurs, la place de l’histoire personnelle face aux grands évènements, les limites de la loyauté, les cercles vicieux, etc… Pour le rappeur c’est une biographie, pour l’auditeur qui prend le temps de déchiffrer ses psaumes et mantras, l’album pourrait être un guide de vie.

Alors, est-ce à cela que peuvent servir des confessions sans repentance ? Starlito fait mine de poser cette question mais il en connaît la réponse. « I made mistakes so you wouldn’t have to make them » disait-il sur Cold Turkey. Ce sont des conseils donnés par quelqu’un qui a l’expérience, en somme. Et c’est à peu près ce qu’il redit dans le morceau introductif de ce nouvel album : « Get you a million dollars worth of game for a dollar twenty-nine cents » (un mp3 coûte 1$29). Quand on poussait Yams a expliquer comment, d’après lui, il fallait juger de la qualité d’un album, il répondait « Judge it by how much game you gettin from it. That’s what really makes a rap good or bad in my opinion. » Un simple calcule vous donnera une idée de la valeur de Black Sheep Don’t Grin. Mais pour s’en assurer, le mieux reste de prendre le temps de vraiment l’écouter.

illustrations : Leo Leccia
Les Princes de Nashville
« Cold Turkey » 

COVER

Que sais-tu à propos de la viande de requin, du calmar, du tilapia ? A une époque où les références aux écailles n’avaient vraiment plus aucun rapport avec le poisson, Young Dro, lui, développait une réelle obsession pour les fruits de mer. Mais pas n’importe lesquels, ceux avec des noms rigolos et à rallonge, les exotiques, avec des couleurs improbables et des goûts inconnus par les palais les plus rustres. Parce qu’à une époque où Atlanta célébrait d’abord ringtones et motivational speakers, Young Dro est resté obsédé par le son de ses syllabes, par les techniques servant à les étirer et les faire rimer unilatéralement à 360° Celsius.

Jumanji, Sponge Bob, Piggy la cochonne, les ponchos, la paëlla, les oreos, le Monopoly, la Macarena et les sauces japonaises ont en commun leurs voyelles internes, terrain de jeu favori de Dro. Son truc, c’est de colorier des images avec le son de ses mots. Son univers est une mosaïque arc-en-ciel, une plongée dans le système nerveux d’un synesthète sans qu’un seul nom de couleur ne soit jamais prononcé. Young Dro trempe des crevettes Ralph Lauren dans le jus de kiwi d’une femme fontaine pour faire apparaitre les contours de voitures de luxe. Un magicien, qui se déguise en aristocrate blanc pour faire rimer « polo » avec « turbot » ou en sud-américain quand il est plus inspiré par « mucho » et « mexicano ».

Evidemment, le grand patron de ce parlé, c’est E-40 et son Oldmobile Cutlass cuirasse cocaïne, capote cookie et intérieur moutarde-mayonnaise. Mais on ne peut s’empêcher de penser que si ce petit trick d’écriture s’est répandu à Atlanta c’est aussi grâce à Young Dro. Sa force, c’est d’avoir cette maitrise de l’image et de la référence farfelue, tout en ayant un rap « classic » avec un flow technique et hyper précis. Sur le papier, le dandy de Bankhead aurait pu être l’ATLien ultime, mais son style hybride n’a pas complètement réussi à réunir l’amateur de performance technique et celui de chaussures en salamandre. Young Dro ne sera jamais une superstar, mais il reste un héros local et l’auteur en 2006 d’un album qui est devenu culte au fil des ans.

Entre roulements de cuivres et d’orgues d’églises, rap de rappeur, images de dessins animés, musiques de carnavals, qu’ils soient de Bogota ou de New Orleans, mélanges de blagues, de romantismes, de délires swag-rap et de white boy swag, la carrière de Young Dro est un grand gumbo de fun, à peu près résumé dans cette compilation :

HYDROPOLOTILAPIA

illustration : Bobby Dollar
Part.1 ; Part.2 ; Part.3

category: Bilans
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awax

Sur la pochette de Pullin’ Strings A-Wax pose avec une D’Angelico noire, appartenant probablement à Lito, producteur exécutif du disque et récent acquéreur de la marque de guitares. L’instrument renvoie évidemment au titre mais aussi à l’un des fils rouges de l’album : les cordes. Celles-ci reviennent sans cesse, majoritairement sous forme de guitares électriques, parfois d’un piano ou d’un violon. Cette récurrence, qui participe à la cohésion sonore du disque, n’est pas fruit du hasard puisque le rappeur avait expressément demander à ses producteurs d’utiliser subtilement la guitare. A-Wax ne l’a jamais clairement dit, mais la présence de ces cordes est une des quelques raisons qui ont amené des auditeurs à voir en Pullin’ Strings une suite directe à Thug Deluxe. Les disques partagent en effet une même ambiance musicale, principalement faite de mélodies douces, calmes et mélancoliques. Mais entre ces deux albums dix ans se sont écoulés, et le rap a changé. Lex Luger et la 808 Mafia sont passés par là, et leur patte, qu’on ne présente plus, résonne encore sur Pullin’ Strings. Ce qui n’a pas changé, c’est la manière dont A-Wax s’approprie le son d’une époque, pour le remodeler à son image. Pendant des années, il a été une figure marginale de la Mob Music, une sorte d’outsider de l’intérieur. « One foot in, one foot out ». Aujourd’hui, il occupe de nouveau cette position, en proposant une Trap Music mélancolique et mélodique, quasi opposé sonore de ce qu’était le premier album de son partenaire Waka Flocka.

Cette place occupée par A-Wax renvoie directement à son parcours de vie, celui qu’il raconte dans ses textes et qui lie le fond à la forme de Pullin’ Strings. Il avance seul, parce qu’il reste fidèle à une éthique qui n’est qu’un gimmick pour ses collègues, eux qui ne sont que des lâches et des traitres en puissance. En se présentant comme seul détenteur de vertu, A-Wax s’est créé un personnage d’incompris, presque de prophète sans apôtre. « Even Jesus didn’t have loyal friends » fait il remarquer sur Let It Go. Mais c’est dès l’intro qu’il prend cette stature quasi biblique, quand se mélangent résurrection après trahison, témoignages du mal humain ordinaire (« I seen a man snitched on a man who stole an orange« ) et où les 30 pièces d’argent de Judas sont devenues les humiliants 40$ de l’administration pénitencière. La mélancolie, la trahison, la perte, sont ses muses depuis toujours, mais sur Pullin’ Strings, A-Wax pousse les compteurs jusqu’à se faire personnification de la misanthropie. Et ce n’est sûrement pas un hasard non plus si l’album est absolument vierge de featurings.

En jouant ce rôle de révélateur des tares et contradictions de l’autre, A-Wax s’est souvent imaginé en Freddy Krueger, hantant les cauchemars des rappeurs qui ont des choses à se reprocher. S’il a choisi Krueger plutôt que le Boogie Monster pour dévorer les songes, c’est en référence aux Elm Street Piru, gang qui se nomme comme la rue où se déroule le film de Wes Craven. Plus que son appartenance à tel gang, cela montre l’importance qu’il donne aux détails, et, encore une fois, qu’il ne laisse rien au hasard. Il le faisait comprendre clairement en 2005 en appelant un album Conceptz & Contradictionz (ses (albums) concepts à lui, faces aux contradictions des autres) ou plus subtilement avec la série des Everybody Loves Me, dont les initiales font encore une fois référence à son gang. Le moindre détail semble toujours avoir été pensé dans ses albums, et Pullin’ Strings ne fait pas exception à la règle. L’écriture d’A-Wax y est toujours pleine de doubles sens et d’images à décoder, que ce soient des références aux gangs (« N.A.S.A. like astronauts » qu’on peut aussi comprendre « Ene (N), Ese (S) » pour Nortenos et Surenos), des références cachées à ses beefs avec les rappeurs de la Bay Area ou des hommages pudiques à ses amis, tous morts ou enfermés (Lay Em Down Twice reprend mélodie et refrain d’un titre de son album en duo avec Woodie, décédé en 2007).

Simple d’accès, grâce à ses productions, au flow chantonné et à l’articulation claire d’A-Wax, Pullin’ Strings et donc aussi un album qui se révèle complexe s’y on s’y laisse entièrement tomber. Au même titre que les Kevin Gates, Starlito, et autres Gunplay (pour ne citer que des rappeurs qui ne fâcheront pas Waxfase…) A-Wax transforme ses épreuves et sa mélancolie en instruments musicaux, et livre un témoignage qui ressemble à l’envers de ce que raconte la majorité du gangsta rap. Aussi longue qu’intéressante, aussi urgente à découvrir qu’elle est jusqu’à présent ignorée, la carrière d’A-Wax est parfaitement résumée dans ce dernier album. Les textes introspectifs, le rap chanté et les productions éthérées sont les héritages de la Mob Music qui a marqué ses débuts en 2000 (encore une fois sans citer les noms qui fâchent ^.^) et les sprints de caisses claires et basses saturées sont les apports de la Trap moderne, qu’il pratique depuis que Flockaveli a traumatisé le gangsta rap.

Avec Pullin’ Strings A-Wax a sorti un des meilleurs albums de 2014 (peut-être le meilleur) et un des meilleurs disques de sa carrière (peut-être le meilleur…). En espérant qu’il donne envie au public de découvrir le reste de son immense discographie qui, étendue sur plus d’une décennie, regorge de pépites dans des styles très différents.

illustration : Hector de la Vallée