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En 2012, les rugissements de Chief Keef étaient synonymes de drill, ce rap violent, répétitif, minimaliste et chargé d’adrénaline venue de Chicago. Vingt-six lunes plus tard, Keef est resté un rappeur instinctif, mais a fait avancer sa musique d’un rap d’énergie vers un rap d’humeur. Fini l’efficacité brute I Don’t Like, place à une attitude « I Don’t Care » de plus en plus sombre, presque maléfique… Quitte à déplaire et perdre la grande majorité des auditeurs, tant il s’éloigne des canons d’un certain rap. Le premier Back From The Dead a été le modèle du « Old Sosa », celui qui a signé en major pour plusieurs millions et inspiré des meutes de rappeurs à travers le monde. Le second volume, sorti cette année en période d’Halloween, est le blueprint de ce nouveau Sosa, punk, possédé, indépendant et, surtout, transformé en rappeur-producteur de niche.

Déjà en 2013, les meilleurs morceaux de Keef (Go To Jail, Ape Shit, Blew My High) étaient ceux qui s’éloignaient le plus de ses premiers coups de pattes. Cette tendance s’est accentuée cette année, particulièrement grâce à ses propres productions.
Quand les frileux capitalisent sur le style qui les a fait connaitre, et à l’heure où des cars de médiocres s’engouffrent dans la brèche drill, Chief Keef lui, a le mérite de pratiquer une politique de la terre brûlée. BFTD 2 ne ressemble pas à Almighty So, lui-même différent de Finally Rich. Chief Keef s’échappe sans cesse vers de nouveaux terrains de jeux, abandonnant aux autres les cendres de ses projets passés, si bien qu’il est devenu impossible de prévoir à quoi ressemblera sa musique dans quelques mois. Voici une tentative de résumer son année 2014 en quelques singles, parfois accompagnés de parallèles plus ou moins heureux avec d’autres genres musicaux, histoire d’essayer de faire comprendre pourquoi, pour quelques uns au fond de la classe, sa musique n’est pas juste du bruit.

Where’s Waldo (Prod. Chief Keef) / Dear (Prod. Chief Keef) (Back From The Dead 2)

Les productions de Chief Keef font tout de suite penser à son rap : intuitives, au point de se demander si leur réussite n’est pas accidentelle, et brutes, comme si les premières prises avaient été gardées, avec leurs imperfections et leurs expérimentations. Le minimalisme des moyens rappelle des musiques composées dans des cadres finis, particulièrement les bandes son de certains jeux video, à l’ambition limitée de fait par la puissance des consoles. Where’s Waldo et Dear pourraient respectivement se retrouver sur Castlevania : Symphony Of The Night et Katamari Damacy, mais le plus souvent c’est une version trap et dissonante des océans d’Ecco The Dolphin qui semble sortir de la machine de « Sosa On The Beat ».

Musique électronique et fonds marins, il n’en faut pas plus pour que soient aussi invoqués certains titres de Drexciya (Depressurization), métamorphosés ici par les rythmiques 808 Mafia. Car c’est aussi à certains genres de musiques électroniques de niche que peuvent faire penser les beats de Sosa. Une certaine techno de Detroit donc, mais aussi, quand les grappes de sons deviennent longues et oppressantes, à la Drone. D’autant que dans toute cette cacophonie, les grognements du rappeur ressemblent parfois à un bourdonnement ininterrompu.

Côté rap, on trouvera des ressemblances dans le style dépouillé, faussement amateur, des premiers beats de Swizz Beatz (Tear Da Roof Off), dans le gangsta rap bordélique et bruitiste de Schooly D (Schooly D), voire dans la production expérimentale de Basquiat (Beat Bop). Mais impossible de ne pas se dire que le vrai modèle de ce « New Sosa », qui semble ne vouloir rien d’autre que mettre en musique son esprit malade, n’est autre que Gucci Mane. On pense tout particulièrement au Gucci de 2011, qui avait rangé les crayons de couleurs pour se laisser complètement tomber dans la folie noire du Brick Squad et des productions du très sous-estimé Southside (Gucci 2 Time).

Fool Ya (Prod. DPBeats) / War / Make It Count (Prod. 12Hunna) (Bang 3 ?)

Sur les productions des autres, Chief Keef n’est pas forcément beaucoup plus accessible aujourd’hui. Fool Ya est le titre qui se rapproche le plus de ses tubes d’il y a deux ans, mais de l’ambiance cauchemardesque à l’interprétation orageuse, jamais sa musique n’avait sonné aussi asociale. Même l’usage de l’auto-tune y est détourné, puisqu’il n’y sert pas à créer de la mélodie, mais à renforcer la dissonance et l’impression que le rappeur est possédé par un démon.
Idem sur ce Make It Count, dont l’intro aux synthés bullet time doit rappeler à Pinocchio ses pires gueules de bois. Et que dire de War ? Le je-m’en-foutisme de Chief Keef n’a jamais été aussi poussé et assumé, au point de faire passer Sid Vicious pour le fils de Laurent Voulzy.

Chief Keef fait une musique qui lui ressemble, étrange, explicitement différente.

illustration : Hector de la Vallée

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