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Pour écrire il faut s’exposer à la peur d’être approximatif, au risque que le mot juste n’existe pas. D’après James Baldwin, affronter ces mots imprécis, les sélectionner et les tordre pour dire ou écrire, c’est être un poète. En ouvrant son album avec la voix de Baldwin, Earl donne probablement une des raisons de sa longue absence, passée dans ce sas où la réalité se délite quand on la couche sur papier.

Some Rap Songs existe parce que son auteur s’est résolu au flou. En épurant tout, Earl apprivoise l’imprécision des signes. L’air de rien, il taille dans le brouillard des images simples, des bribes qui ne s’interprètent pas, que l’on comprend sans décrypter, et qui touchent sans que l’on sache vraiment à quel endroit.

Pourquoi le croisement des voix de ses parents sur Playing Possum provoque-t-il autant d’émotions ? Est-on même capable de dire précisément de quelles émotions il s’agit ? Toute la force du découpage, comme de l’écriture, se trouve dans ce qu’ils ont d’à la fois évident et nébuleux, pour ne laisser qu’une impression.

Grâce à cette écriture, ou par le biais des samples quand il ne peut plus se cacher derrière la vapeur des mots, Earl préserve sa pudeur, et s’adapte aux aléas : si son père décède, alors, sans changer une seule note ni un seul mot, ce qui devait servir à faire la paix avec lui devient naturellement un hommage. Et un adieu. Parce que derrière les mots approximatifs, l’émotion reste précisément la même.

En jouant avec les formes et les structures, Earl élève le genre de l’intérieur, n’en modifient pas les contours mais poussent dans leurs retranchements ses matériaux de base : des mots et du découpage d’échantillons. Le strict minimum pour faire quelques chansons de rap.

illustration : Hector de la Vallée

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« Nous ne sommes pas les mêmes, je suis un martien » répète-t-il de sa voix rêche et nasillarde comme celle des créatures du film Gremlins. Que Lil Wayne puisse venir d’une autre planète, on n’a aucune peine à le croire. Surtout quand il fait grincer sa gorge plus sèche que la surface de Vénus ou utilise des machines extra-terrestres pour faire naviguer sa voix entre le rap et le chant. Pleine d’excentricités et d’inventions, sa carrière ressemble finalement moins à l’ascension d’une montagne qu’à une conquête spatiale. Il a fait évoluer toute une partie du rap, l’emmenant sur des territoires jusque là inexplorés, perdus entre réalisme et expressionnisme, pour finalement le remodeler à son image.

« Avalez mes mots, goutez mes pensées, et si c’est trop sale, recrachez-les moi au visage. »

La pointe imaginaire de son ciel, après laquelle tout ne peut être que moins haut, arrive dans la série de mixtapes qui encadrent la sortie de ses albums. Sur Da Drought 3, les oiseaux demandent permission pour voler aux côtés de Lil Wayne, qui plane avec les poissons, nage avec les pigeons. Sur la face b de Mr. Jones, l’un des plus grands rappeurs de tous les temps réalise que le « ciel est la limite ». Un message d’espoir pour tous ceux qui l’écoutent, un aveu de faiblesse pour celui qui voulait quitter la Terre et vivre sans bornage.

Après la sortie de Carter III en 2008, Lil Wayne quitte la Cité croissant de Lune et s’installe sous le Soleil de Miami, pour y vivre comme un enfant gâté de presque 30 ans. Ce quotidien de rock star n’a aucune pitié pour son inspiration. Artistiquement, la chute est aussi vertigineuse que l’ascension fut stratosphérique. L’attraction terrestre est implacable, à jouer la comète on finit par s’écraser.

Dix ans après la sortie des premiers Carter, il est facile d’en observer l’impact sur le rap et la pop music en général. Dans la foulée du III par exemple, Kanye West écrit 808s & Heartbreak, un album marqué par l’utilisation mélancolique du logiciel de transformation vocal auto-tune, démocratisée par Lil Wayne.

Les bizarreries pop et le rap imagé de Wayne influencent surtout la génération d’artistes arrivée après lui. Des façons d’écrire aux impressions de légèreté laissées par le choix de productions éthérées, l’ADN artistique de Lil Wayne se retrouve aujourd’hui dans la musique de rappeurs qui occupent le devant de la scène tels que Drake ou Future. Mais dans cet amas stellaire, ce sont deux autres proto-étoiles qui semblent les plus à même de briller comme Dwayne Carter.

« E.T. téléphone maison, parti pour longtemps, car mes cônes sont puissants. Et je hais les clones, renvoyez-les chez eux ou j’en place deux dans leur dôme. » Young Thug

« Je pourrais décoller, laisser ces cul-terreux et partir pour Vénus, j’suis une étoile qui porte un neutron sur le riquiqui (…) Sur Uranus, je crois avoir vu le démon. Je pensais l’avoir laissé en cellule, je dois rêver. » Kodak Black

illustration : Hector de la Vallée

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Durant l’été 2012, TMZ met en ligne la vidéo d’une déposition de Lil Wayne. Un avocat lui pose une série de questions inoffensives, pour confirmer les détails d’un dossier. Avachi sur une table, une capuche enfoncée jusque sur ses paupières, l’apparente placidité du rappeur cache mal un volcan intérieur de haine, prêt à entrer en éruption à chaque instant. Et Dwayne, visiblement rodé à l’exercice, s’amuse avec les codes hyper rigides de ce genre d’entretien, comme pour mieux en souligner le ridicule. Agacé, il finit par entrecouper absolument chaque mot prononcé par son interlocuteur d’un « je ne sais pas. »

« Quelle image de vous dépeignez-vous dans les médias ? – Je ne dépeins rien, je suis qui je suis. Dwayne Michael Carter Jr. »

Hors caméra, le Juge lui demande de faire un effort pour répondre aux questions. Sans le quitter des yeux, Weezy glisse à l’avocat face à lui « Il ne peut pas te protéger dans le monde réel. – Est-ce une menace Mr. Carter ? – Non je me parle à moi-même. Il ne peut pas te protéger. – Pardon ? – Désolé, c’est mon inconscient qui parle. »

Six ans plus tôt, la police de New York contrôle inopinément le bus de Lil Wayne après un concert au Beacon Theatre. Ils y trouvent le rappeur et un ami en train de fumer un joint d’herbe. Et une arme à feu, enregistrée au nom du manager de Wayne, mais rangée dans un sac de sport appartenant à l’artiste. Dans un pays où la consommation de marijuana tend de plus en plus à être légalisée, et où chaque fermier possède son .22 long rifle, Dwayne Michael Carter Jr. est condamné à un an de prison ferme pour possession de drogue douce et d’une arme à feu.

En juin 2008, son ascension est enfin terminée et pendant quelques minutes Lil Wayne est sur le toit du monde. Son opus magnus Tha Carter III vient d’arriver dans les bacs, et s’écoule à plus d’un million d’exemplaires en quelques jours seulement. Cet instant où l’Univers entier est pendu à ses lèvres, Lil Wayne choisit de l’utiliser pour pointer du doigt l’absurdité et la malhonnêteté du système. La conclusion de l’album est un morceau fleuve de 9 minutes et 52 secondes où après trois minutes de freestyle, Lil Wayne s’allume une cigarette avant de partir dans un long monologue. Une bouteille lancée à l’Humanité en général, à l’Amérique en particulier, renfermant sa démonstration de la cruauté de la justice.

Si un américain sur mille passe par la case prison, le chiffre passe à un sur neuf ramené aux seuls afro-américains. La somme d’argent dépensée pour maintenir une personne enfermée est supérieure à ce qu’il aurait fallu pour l’envoyer à l’université. Les lois sont nettement plus sévères avec les drogues de pauvres qu’avec les drogues de riches, créant une forme de priorité qui amène la police à harceler d’avantage les ghettos que les banlieues huppées.

« Pourquoi ? La réponse ne m’intéresse pas vraiment. Je crois qu’on ne se comprend pas. »

Lil Wayne n’a connu aucun traitement de faveur et ressort brisé par son séjour à Riker Island. Dans ses mémoires de prisonnier, il raconte sa peur des autres détenus, sa peur de rapper devant eux, ses longues discussions pour ramener à la raison les suicidaires, il se souvient avoir manqué les premiers pas de son fils, et ce tout premier « papa » entendu à travers le téléphone de la prison.

Privé de studio pour enregistrer ce qui pousse à l’infini dans sa tête, Wayne est obligé de coucher ses textes sur papier, ce qu’il n’avait plus fait depuis plus de cinq ans. Comme si son imagination s’en retrouvait bridée, à sa sortie, il ne sera plus jamais le rappeur qu’il a été.

Le 18 juillet 2010, B.G. est condamné à 14 ans de prison ferme pour port d’arme, dans ce même pays où chaque fermier possède son .22 long rifle. Mais son passé d’héroïnomane a laissé des traces dans son casier judiciaire, et même devenu sobre, B.G. n’avait plus tous ses droits.

Cinq ans plus tard, Lil Wayne continue de peindre un tableau apocalyptique de l’Amérique. Son monde intérieur est un champ de mine, et debout dans les ruines laissées par Katrina, il tend à son pays un verre en plastique rouge dans lequel il essore son cœur.

« Demain, serais-je mort ou en prison ? »

Les étoiles du drapeau américain ne brillent plus pour le President Carter, qui se pose en observateur extérieur, presque extra-terrestre. « Assis sur le monde, j’ai la vie dans le creux de ma main ». A cheval sur leurs têtes nucléaires comme le Baron de Münchhausen, il dit observer les guerres que se déclarent entre eux les gorilles en costume. On ne sait pas bien s’il déteste la justice, le président, l’Amérique ou l’humanité tout entière.

Depuis Katrina et Riker Island, Lil Wayne s’est lentement et progressivement retiré du monde pour s’isoler là haut, dans sa tête.

illustration : Hector de la Vallée