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Celle que les premiers auditeurs d’Earl Sweatshirt prennent pour une sorcière et une écorcheuse de destinée, est finalement le phare qui aiguille Thebe dans les vents de tempête. C’est elle qui le met à l’abri après la sortie d’EARL, elle qui le remonte à bout de bras des tréfonds de Solace, encore elle qui lui inspire le titre de Feet of Clay, au détour d’une discussion sur la vulnérabilité.

Une centaine de personnes attend devant le musée d’art contemporain de Los Angeles. Thebe Kgositsile et Cheryl Harris s’apprêtent à y avoir une discussion en public, pour évoquer leur relation chahutée et le dernier EP d’Earl Sweatshirt.

Dans le hall d’entrée, les invités passent devant une statue géante de Nebuchadnezzar, avant de s’installer face à des pages du Livre de Daniel et du Livre de la Révélation projetée sur le mur. Ces passages et personnages de la Bible hébraïque font échos à des thèmes des récentes chansons d’Earl, comme à ceux des échanges qu’il a régulièrement avec sa mère.

Au cours de leur discussion, ils évoquent la dérive du navire capitaliste, la fragilité de ses navigateurs colossaux aux pieds d’argile, l’impact d’internet et du numérique sur notre humanité, les formes modernes de l’asservissement, et le rôle des intellectuels et des artistes face à la reconnaissance de tous ces maux. Puis terminent, d’une seule voix, sur un vœu, celui de ne plus chercher à sauver ce qui est condamné, pour s’atteler à créer quelque chose de meilleur.

« Une fois la dissonance cognitive dépassée, une fois que l’on commence à regarder les choses telles qu’elles sont… On devient très déprimé. Je le suis devenu. Mais je suis convaincu que si le monde est un grand feu de poubelle, on ne peut se sentir que plus mal si on ne prend pas un seau d’eau pour le verser au moins autour de nous. »

En y intégrant le fruit de ses discussions avec sa mère, Earl fait atteindre à sa musique un nouvel échelon d’engagement et de maturité. Alors, pourquoi cette envie de militantisme et de didactique, s’accompagne-t-elle d’une forme de plus en plus insaisissable ?

Si Earl concède à ouvrir les portes de l’île sur laquelle il s’isole, c’est aussi pour pouvoir dire que tout le monde n’y est pas le bienvenu. Contre l’air du temps qui récompense les séducteurs, le lisse et le cartoon, qui se passionne pour les aspirateurs à attention, les stratèges de plateformes et des réseaux sociaux, il se fait maître du capharnaüm et de l’a priori inaccessible, parce qu’il estime aujourd’hui ne pas avoir à forniquer avec l’oeil et l’oreille de tous.

« Le rap est une musique d’esclaves. La communication des esclaves était cryptée, ils parlaient en code, ce n’en est qu’une nouvelle version. Si je l’ai compris, je peux l’enseigner. Ecrire est un processus méticuleux pour moi, c’est mon propre code. Cela peut prendre un peu de temps pour le comprendre, parfois. Ma musique n’est pas accessible ni faites pour vendre, mais pour expulser. Le rap m’aide à comprendre la vie. C’est le moyen que j’utilise pour harmoniser la vie. »

illustration : Hector de la Vallée

I BEEN LIVING WHAT I WROTE

Dans une chambre à la lumière atténuée jusqu’à la quasi obscurité, enfermé avec un quatre pistes aussi vieux que lui, Earl enregistre son pouls et le son de la pâteuse entassée au coin de ses lèvres. En deux ans, il est passé de la vie insulaire à l’isolationnisme complet, en autarcie sociale et psychologique.

I DON’T LIKE SHIT, I DON’T GO OUTSIDE est un album captant les méditations d’un esprit pulvérisé, errant comme un fantôme. Earl et Thebe sont fanés. L’un par sa notoriété et son image de prodige, l’autre par le deuil et l’abandon.

Les boucles tremblotantes et séchées par la rouille, l’atmosphère aveugle, bruitiste, le timbre et le flow apathiques, tout évoque un cerveau ralenti, des sens anesthésiés par les mises à l’épreuve. En un mot : la dépression.

Et Earl s’effondre en regardant ses mains, qui ressemblent à celles de sa grand-mère.

Solace commence à cet instant, comme un appendice de l’album, et marque l’arrivée au fin fond de ce labyrinthe mental. Cette pièce de musique de dix minutes tapisse la limite basse de l’inconscient, là où la carcasse demeure inerte, affligée. Earl est déjà venu ici, on y échoue quand on se laisse glisser, d’une main molle, le long du fil de la vie. La joue posée sur le carrelage, il cherche un interrupteur.

Se réjouir
Thebe Neruda au sourire vibrant
L’œil si curieux qu’il est réticent
A fermer le monde, même en dormant

Poète, laissez-le
Laissez-le tranquille
Vous l’avez loué
Vous, l’avez loué
Sans connaitre son nom

A l’autre bout du monde, Bra Willie se voit demander ce qu’il pense de la musique de son fils. Il a entendu parler d’Earl Sweatshirt, d’Odd Future, de cette réputation, mais n’a aucune idée de ce à quoi ressemble leur art.

Bra Willie estime ne pas avoir à s’imposer à Thebe simplement parce que le monde entier parle de lui, et pense que ce dernier, quand il aura quelque chose à partager avec lui, le fera. Ce n’est juste pas encore arrivé.

« Franz Fanon disait que chaque génération doit trouver sa mission. S’il fait partie de ceux qui ont trouvé la leur, alors, je suis très heureux. »

Après trois ans passés dans le noir, Earl se décide à enregistrer un album spécifiquement pour son père. Pour renouer, faire la paix.

Keorapetse Kgositsile dit Bra Willie, décède à Johannesbourg, sans avoir eu la chance d’écouter Some Rap Songs.

illustration : Hector de la Vallée

THE POET IN YOUR VEINS ASCENDS A MOUNTAIN

Attiré par le chahut des scènes jazz les plus radicales, Bra Willie passe un temps de son exil américain à Chicago. Par l’intermédiaire de l’ami poète Sterling Plumpp, qui leur voyait d’évidents points communs, il y rencontre la juriste Cheryl Harris. Celle-ci participe alors à l’émergence d’un nouveau courant, au croisement du droit et de l’anthropologie, analysant le monde à l’aune des complicités entre la loi, le pouvoir, et la notion de race.

On dit d’eux deux, et de leur couple, qu’ils personnifient la diaspora, sa réunion, la convergence des luttes contre la ségrégation et l’apartheid, le pont entre l’Afrique et l’Amérique.

Cheryl Harris publie De la blanchité considérée comme propriété, un article qui fait d’elle une sommité de la théorie critique de la race. Et elle donne, la même année, naissance à son seul enfant.

« Regarde la taille du front de ce gars, il est putain d’énorme. Et regarde sa putain de bouche. Il a une paire de lèvres on dirait une énorme boule de glace fendue en deux. Puis ses cheveux poussent n’importe comment. Ce mec ressemble à un putain de poète africain !
Hey Thebe, dis quelque chose. 
»

Thebe Neruda Kgositsile ne parle pas encore. Il est le portrait craché de Bra Willie. Il ne parle pas encore mais porte en lui des fantômes de l’histoire, et sur ses épaules pèsent des attentes quasi messianiques. Le poète à l’origine de la rencontre de ses parents lui écrit.

Toi,
Venu de la mythique
heure de nuit

Toi,
né avec des bleus
portant l’empreinte de l’ANC
sur eux. Comment peux-tu
faire autre chose que régner.

Les activités de l’ANC, congrès national africain, demandent à Bra Willie de multiplier les allers-retours entre Johannesburg et Los Angeles, où il est enseignant. Les parents de Thebe finissent par définitivement se séparer. Bra Willie vit désormais à plein temps en Afrique du Sud.

illustration : Hector de la Vallée