pbsbilan

Quelques albums, quelques chansons, sans classement ou presque, pour se souvenir de quelques trucs cool de cette année.

DAYS WITH DR. YEN LO

« Le dernier album de Ka débute par un supplice. « Blood, Blood, Blood…» du sang coule de la pointe d’un stylo et tombe au compte goutte sur le front de l’auditeur.» Lire « Gardien des Nuits de Brooklyn» sur Dr. Yen Lo.

DIRTY SPRITE 2 / 56 NIGHTS / BEAST MODE

« Dans la culture haïtienne, une personne dont l’esprit a quitté le monde des vivants devient zombi en retrouvant son corps. C’est à peu près le trajet qu’on imagine entrepris par l’âme de Future.» Lire « Fringe Event #17072015 : Walkers of Atlanta» sur DS 2

BARTER 6

« Des changements de flow en plein couplet jusqu’aux adlibs qui ne laissent aucune respiration entre les mots, beaucoup de choses évoquent soit un trop plein, soit un manque de souffle.» Lire « That’s How You Let That Bitch Breath Fool» sur Barter 6

BLADADAH

Il y a quelques années, le Boss Tuego a.k.a. your plug’s plug me demandait si j’avais entendu parler de ce rappeur qui commence un morceau en clashant un mec mort. Avec son timbre légèrement éraillé et sa façon de sortir les aigus par le nez, il fait penser au Lil Rue des bons jours. Quant à sa gouaille infatigable, et ses images violentes détourées à la craie, elles rappellent le génial et trop fainéant Husalah. Ce rappeur qui déterre les cadavres en se marrant, c’est Mozzy.

Sacramento a toujours été une cousine sombre de la déjà peu accueillante Bay Area. Là bas, la Mob Music sert à essuyer ses larmes et les traces de poudre, mais surtout à dénoncer ses propres larcins, essentiellement des meurtres ultra-violents et tout un tas d’activités tournant autour du refroidissement de corps humains. Mozzy est brutal, malin, sans vergogne. Et en décrivant avec précision un environnement qu’il comprend avec plus de finesse qu’il n’y paraît, il réussi à nous faire entrer dans la psyché d’un meurtrier de sang froid, tout en nous plongeant dans sa réalité de manière effroyablement concrète.

En alternant productions pleines de notes sinistres, et samples à la lueur triste, Bladadah nous coince entre le besoin de tuer et l’envie de mourir. La meilleure porte d’entrée dans l’univers de ceux qui ont fait les beaux jours de Sacramento et de la Bay Area en 2015 : Mozzy, E-Mozzy et Celly Ru.

I DON’T LIKE SHIT, I DON’T GO OUTSIDE

Enfermé dans un tout petit placard avec un quatre pistes aussi vieux que lui. Il fallait au moins ça pour sentir Earl et son pouls, sa toux, le cliquetis des machines et la pâteuse entassée au coin de ses lèvres. Les réactions autour de son album montrent qu’il n’est pas toujours simple de comprendre les introvertis. I Don’t Like Shit est sombre, mais certainement pas dépressif. Earl ne se laisse pas ensevelir par ce qui l’inquiète. Il assume mais s’amuse de son anxiété, de son isolation, et se marre en nous imaginant réagir à ses petits élans misanthropes. Plus Larry David que Kurt Cobain, en somme. Mais je suis peut-être le seul à éclater de rire à chaque fois que j’entend « Nigga I ain’t been outside in a minute, I been living what I wrote».

L’avantage d’un album court, c’est que les détails et les meilleurs moments deviennent encore plus marquants. Un beat qui switch, un changement de flow, le sequencing. Ou Na’Kel, qu’on entend sortir de la cabine sur DNA, submergé par l’émotion, avant de revenir rendre hommage à son ami décédé quelques minutes avant l’enregistrement.

SUMMERTIME ‘06

Au bout de la conquête de l’Ouest, le rêve américain a été personnifié en la figure du surfeur. Buste en V, cheveux blonds, et décontraction du mec à qui le capitalisme a réglé tous les problèmes. Jusqu’au jour où Miki Dora a débarqué de sa Hongrie natale, pour enfoncer son gros poing dans la carte postale. Brun et poilu, solitaire, bagarreur et un peu voyou, il a été un des premiers à représenter une autre vie californienne.

L’album de Vince Staples est habillé par des sons marins, de vagues et de cris de mouettes, et nombreux sont les titres à emprunter des éléments de surf music, des guitares rock aux sonorités hawaïennes. Mais le son étouffé et étouffant, et les sirènes anxiogènes d’une émeute latente, ne laissent aucune place au doute : Vince Staples nous plonge dans l’envers, là où les gangs de surfeurs sont composés de Miki Doras en bandanas bleus. Méfiez-vous de l’eau qui dort, les dents de la mer sont sous la planche.

L’univers que No I.D. ramène (venu du Nobody’s Smiling de Common) est très mécanique, industriel. Miraculeusement, cela rend l’insolent Staples beaucoup moins rigide qu’à son habitude. Certes, ses chants sont backés par une voix féminine, mais même son flow parait plus souple, balancé. L’ambiance et les propos se tiennent, et font de Summertime ’06 une danse macabre et malaisante.

STACK SEASON

Cash Money, No Limit, puis tout le gangsta rap californien de L.A. à Oakland, traversés par le vent glacial du Michigan. Quatre-cents degrés sous zéro, ou YG en manteau de fourrure à 400 000 dollars, pour le meilleur album du meilleur rappeur-producteur de la meilleure scène locale actuellement. Ils n’étaient pas encore arrivés à la fin de leur première écoute de Stack Season, que les membres de mon gang s’étaient déjà tous achetés une voiture de luxe de la même couleur. L’avantage d’être du côté pacifique de l’Atlantique, c’est qu’on peut dire que Payroll Giovanni est numéro un, tout en écoutant Icewear Vezzo et Peezy, sans risquer de finir en chaise roulante après un passage par la station service.

INTROVERSION / I’M MOVIN’ TO HOUSTON

Il y a des évènements qui ne se racontent qu’à travers leurs conséquences. Alors, après nous avoir invité dans sa biographie avec Black Sheep Don’t Grin, Starlito ouvre les portes de son crâne avec Introversion. Culpabilité, addictions, insomnies, solitude, la seule chose que Starlito refuse toujours de connaître, c’est la honte. Et grâce aux conseils de sa grand-mère il sait comment tirer des enseignements de chacune de ces épreuves. « It’s a thin line between joy and pain» dit-il, mais il faut bien comprendre que le passage de l’un à l’autre fonctionne dans les deux sens. Avec I’m Movin To Houston on sait que Lito est plus du bon que du mauvais côté en ce moment. Derniers mètres d’un long tunnel avant la lumière et @ PEACE w/ Myself.

LIVING LEGEND

The Last of a Dying Breed. Prendre cinq drogues différentes en même temps et lire « It’s Not An Album Review, It’s The Truth» sur Living Legend.

EVERLASTING MONEY

Je ne sais plus qui a dit un jour « A-Wax, c’est Drake qui aurait passé 10 ans de sa vie au pénitentiaire pour enfants». Le parallèle ne plaira ni aux fans de Drake, ni aux fans d’A-Wax, mais il faut bien avouer que Been A Long Time peut faire penser à une version sociopathe de Worst Behaviour. Par contre, s’il entendait la canadienne être fière de clamer « no new friend« , Waxfase lui rétorquerait immédiatement qu’on est mieux complètement seul, puisque forcément mal accompagné (avant de sortir de sa poche les paperworks prouvant qu’OB O’Brien est un indic’).

EverLasting Money est un projet bâtard, qui ressemble plus à une manière d’alimenter les fans en attendant la vraie suite (Pushin’ Keys et Pullin’ Strings 2 en 2016) qu’à un disque travaillé comme Pullin’ Strings. Mais l’enchainement des huit premières chansons condense le meilleur des albums précédents, entre appropriation et sublimation d’un son du moment, écriture poignante et misanthropie extrême.

MATIERE NOIRE

Cachés dans la matière noire, les tesseracts sont des lieux où le temps et l’espace s’inversent. Que se passe-t-il quand les évènements d’une vie, devenus des espaces physiques, se déroulent tous en même temps ? Seuls Joseph Cooper et Riski ont la réponse. Sur fond de bandes FM 80’s et d’harmonie des sphères, Matière Noire est un voyage mémoriel où la frontière entre passé et présent a disparu.

DARKEST BEFORE DAWN

Pusha T est devenu un rappeur fondu dans l’esthétique de son label, et le très « fantaisie sombre tordue» M.P.A. est encore là pour le rappeler à la chapelle GOOD Music. Mais grâce à Timbaland et Q-Tip Darkest Before Dawn garde un côté time capsule pleine de poudre 10 ans d’âge.

HEART OF THE PROJECTS / INSTITUTION

Le rookie de l’année est une version moderne du Solja louisianais, relocalisé en Floride. Avec une énergie juvénile, Kodak Black réactualise chaque facette du rap de B.G. et Boosie : les tourbillons de bpm où se côtoient violence et fierté, les balades amoureuses pour filles perdues et les éponges à spleen. Sur Fed Up il traverse la rue comme s’il avait tous les malheurs du monde attachés à la cheville, et son vrai tube à la fausse lenteur, SKRT, transpire les bouffées de chaleurs d’une descente de molly.

ET AUSSI…

Boosie « Fly Away » ; Chief Keef ; Bankroll Fresh & D.Rich ; Young Buck, Shy Glizzy & Icewear Vezzo « Lie Detector Test » ; PNL ; Conway The Machine « Reject 2 » ; Plies « Hello » ; Young Dro « It’s Whatever » ; Scarface « I Don’t Know » ; Joe Lucazz « No Name » ; Sauce Walka ; No Limit Forever

Et pour finir, une compilation de 9 titres (+3) sortis en 2015, pour quand même se rappeler que cette année était globalement à chier. A l’année prochaine.

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DL : YOU CAN MURDER ME BUT NEVER KILL MY THOUGHTS

illustrations : Hector de la Vallée

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#1-580 (1)

Sur Barter 6, Young Thug est aux fosses sous-marines ce que Future est à l’hyperespace, ce que Drake est à une averse sur les carreaux d’une tour de quarante étages. C’est le mix et la boulimie de filtres de Wheezy qui rendent les productions distantes et donnent cette impression. Plus on avance dans l’album, plus elles semblent s’éloigner, comme étuvées, et plus s’accentue l’impression de plonger sous les mers en même temps que dans la tête de Young Thug qui ne s’est jamais autant livré que sur B6.

L’intro débute avec un abus de filtres passe-bas qui donnent l’impression d’entrer et de ressortir la tête de l’eau. Embarquées sur ce morceau qui, à en croire les leaks, s’appelait originellement Overseas, les basses lentes et saturées deviennent le tambour d’une vigie de bateau pirate. Dommage que Young Thug n’ait pas ressorti le flow corsaire de Rich Nigga Shit pour l’occasion, parce qu’avec les bruits de goéland du capitaine Birdman, on a la sensation de partir à flot sur une des sept mers.

Les bruits électroniques, étranges et rocailleux, qui passent d’une oreille à l’autre tout au long de Can’t Tell et Dome rappellent ceux des abysses, qu’on reconnaît pour les avoir entendus dans 20 000 lieux sous les mers, sans pour autant être capable d’identifier exactement d’où ni de quoi ils viennent. Knoc Off s’ouvre avec une mélodie céleste, dont l’écho évoque la distorsion d’une lumière aperçue sous l’eau, avant que de nouveaux jeux de filtres dessinent des déplacements sous la mer puis une remontée à la surface.

Emmitouflé dans ces productions comme dans un sous-marin, Young Thug en relie les rares et distants éléments entre eux, avec sa voix. C’est cette dernière qui a le premier rôle, et qui trône devant tout le reste, avec cette technique si particulière qu’il n’est plus nécessaire de décrire aujourd’hui (cf. #). Mais en s’enfonçant là où l’oxygène se fait le plus rare, Young Thug met en avant un élément clé de cette technique.

Les effets de « souffle » ont une place particulièrement importante dans le rap de Young Thug. Et c’est peut-être une des choses qui le différencie d’autres rappeurs pleins de double temps et d’accents caribéens.

Des changements de flow en plein couplet jusqu’aux adlibs qui ne laissent aucune respiration entre les mots, beaucoup de choses évoquent soit un trop plein, soit un manque de souffle.

S’il mange la moitié des mots sur un refrain, est-ce parce qu’il a développé sa technique sans avoir appris à gérer sa respiration ? Comme beaucoup d’artistes autodidactes, il a très bien pu construire son style sur des caractéristiques qui auraient été corrigées s’il avait eu un entrainement académique. Un peu comme un basketteur de rue qui apprend à rentrer ses paniers tout seul, et développe un geste de shoot qui, tout aussi efficace qu’il soit, ferait hérisser le poil d’un coach de club.

A la façon des blagues en CAPLOCKS qui se moquent de Meek Mill et de sa manière de beugler, des « LOL he sounds like Lil’ Wayne with asthma » pullulent sur les réseaux sociaux et montrent que la gestion du souffle de Young Thug interpelle.

Et si, en voulant se moquer, ces gens avaient en fait remarqué un truc essentiel ? La comparaison ne plaira probablement pas à tout le monde (quoi que), mais dans sa façon de changer le rythme des flows et de les pousser jusqu’au dernier souffle, la technique de Young Thug peut parfois rappeler celle de Pharoahe Monch.

Dans How To Tap : The Art & Science of the Hip-Hop MC, Pharoahe Monch explique que sa technique a été construite autour de son asthme. Ses fast flows seraient une façon de combattre sa peur de suffoquer, et les ralentissements et accélérations à priori impromptus, une manière de dissimuler ses reprises de souffle.

Pour son numéro 90 (Mars 2014) Fader a envoyé des journalistes passer plusieurs jours en compagnie de Young Thug. Le photographe de l’équipe a par la suite raconté sur son blog dans quelles conditions la photo qui sert à illustrer la couverture a été prise. Si Young Thug y apparait allongé sur une table de billard rouge, immobile et les yeux dans le vague, c’est qu’il se remet doucement d’une crise. Parce que comme Monch, Young Thug est bel et bien asthmatique.

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Sur Barter 6, Thugger est moins dans la démonstration technique que sur ses titres pré-Rich Gang. Depuis son passage éclair chez Birdman, ses performances paraissent peut-être moins imprévisibles, mais aussi plus maitrisées : la sensation d’effort a complètement disparue, et ses gorgées et hurlements fluides comme la mer des Caraïbes glissent sur ces productions squelettiques, pour finalement ne faire plus qu’un avec elles.

Il reste néanmoins des moments de bravoures, notamment Halftime où il multiplie les flows comme Jésus décuple les pains. Mais les chevaux ne sont vraiment lâchés que sur Just Might Be. En apnée total après être arrivé tout au fond de son album, il y livre sa prestation la plus Monch-esque. « That’s called breathin’, that’s how you let that bitch breath fool » dit-il, après un refrain impossible à chanter sans quatre paires de branchies.

A l’exception des rappeurs de son entourage, les copycats de Young Thug ont tendance à abuser d’Auto-Tune. Ce n’est pas toujours évident à repérer à l’oreille avec certitude, mais en réalité Young Thug l’utilise très peu, et il semblerait que le seul morceau de Barter 6 chanté avec Auto-Tune soit With That. Evidemment, il y a d’autres titres où sa voix a été éditée, filtrée, modifiée après (ce n’est pas pour rien qu’il envoie régulièrement du respect à son ingé son), mais Young Thug n’enregistre pas directement avec la machine.

Lil’ Wayne a ramené les raclements de gorge, les syllabes étirées et les adlibs auto-tunés. Puis, Future a remis au goût du jour et modernisé les doubles temps et dérapages à la Lord Infamous grâce à la machine. Ces tics, flows, grains et façons de poser la voix ont fait écoles, et été repris à foison au point d’être assimilés à Auto-Tune. En les entendant, on a parfois la sensation que le correcteur a été utilisé sur le son, alors que non. En quelques sortes, Wayne et Future ont (ré)ouvert des portes avec Auto-Tune, aujourd’hui Young Thug et d’autres n’ont plus besoin d’utiliser la clé pour emprunter ces portes. C’est presque de l’« Air Auto-Tune », en somme. Le principal intéressé tentait d’ailleurs de l’expliquer dans sa récente interview pour les Inrocks :

« The best way to use the auto-tune is not to ! And that’s what I do : I do not use auto-tune ! I know I have this image but in reality, if you take all my records, I had to use it for five or six tracks. And this is where the guys who copy me are planted : I do not use auto-tune, I sing. »

Evidemment, le liquide qui coule au début de l’album et dans lequel Young Thug plonge la tête la première est violet, et son voyage dans l’océan un trip halluciné dans sa drogue de choix, la codéine. Le dauphin bleu qu’il chevauche plus loin est une capsule de MDMA, et sa « mi-temps » en track 8, un cocktail mi-xanax mi-percocet. Son vocabulaire lui vient de Gucci Mane, mais sa façon de raconter ses hallucinations et sa vie sexuelle sous l’emprise des drogues rappelle bien sûr Lil’ Wayne.

Les histoires de labels et les embrouilles avec Birdman ont transformé cet album en clou dans le cercueil de Lil’ Wayne. Pourtant, il est difficile de ne pas y voir un bel hommage à ce dernier, tant B6 est plein de références cryptiques à sa carrière, à la Nouvelle Orléans, à Miami, à Drough 3, Dedication, Carter II, etc. Grâce aux drogues Young Thug se transforme en Pussy Monster, et se rêve en Lil’ Wayne d’il y a dix ans. Ce n’est que quand l’effet de celles-ci se dissipe qu’il remonte à la surface et que tout redevient net, aussi bien pour lui que pour nous.

C’est sur OD que le brouillard se dissipe. Habituellement, Young Thug raconte sa sexualité, son succès et ses excès en parlant de pizza, de shar-pei, de t-rex, de porc-épic, ou en faisant référence aux dessins animés pour les tout petits et au rap gouffresque. Il parle avec son propre langage, seulement compris par lui-même et ses slimes. Cette attitude a souvent créé des quiproquos, sur son orientation sexuelle, sur ses positions sur l’actualité, même sur sa capacité à pouvoir raconter quelque chose. Qui est ce garçon qu’il appelle « My love » ? Ce Bennie que personne ne connaît mais dont il cri le nom sur un titre écoulé à plus d’un million d’exemplaires ? En somme, qui sont ces gens à qui Young Thug s’adresse, et qu’il énumère un à un à la fin d’OD ? La réponse est venue de sa mère, dans une cover story réalisée par le magazine Dazed :

« OD has all my kids’ names in it. I notice he sings and talks a lot about his brother Bennie. He passed when he was nine. I think he misses him a lot. »

Si on ne comprend pas Young Thug c’est parce qu’il ne s’adresse pas à tout le monde. Déchiffrer ses propos ne revient pas juste à essayer de comprendre ce qu’il marmonne, parfois, il faut aussi faire un pas en arrière pour voir les images à priori surréalistes mais qui reviennent d’une chanson à l’autre, d’une mixtape à l’autre, pour pouvoir casser le code.

Sur OD, Young Thug est en train de revenir dans le monde réel, salue Mike Brown, crache sur la police. Et en même temps que ses drogues s’évaporent, une sorte de spleen apparaît dans son interprétation. Encore une fois, il nous renvoie à quelque chose d’étrangement familier, à cette époque où Lil’ Wayne sautait depuis le sommet d’une montagne, pour plonger dans une mer de codéine : « Only once the drugs are done, I feel like dying ».

illustrations : Leo Leccia

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Qu’on l’imagine faire ses prises de voix dans une pièce sans oxygène, comme un écureuil qui découvre que son museau a pris feu ou en hybride sous-marin doté de branchies, l’idée est finalement toujours un peu la même. Young Thug donne l’impression de jouer autour des codes et des règles du rap, des normes de la musique, et d’envoyer bouler certaines limites, jusqu’à celles de l’Humain. A tel point que, et ce malgré ses extravagances, chacune de ses apparitions physiques peuvent s’avérer troublantes : parce que, finalement, il est un jeune garçon (presque) normal, un grand échalas maigre et tatoué, bien loin de l’image de petit gremlins interstellaire qu’il laisse sur piste.

Il y a ses chansons déstructurées, celles qui miment une progression aléatoire, aux explosions météorites qui peuvent arriver à l’angle de n’importe quelle phrase, au croisement de chaque raclement de gorge avec une note perchée dans les étoiles. L’auditeur est forcé de suivre les chemins de traverse empruntés par la voix polymorphe de Thug et, lui aussi, se transforme en animal, réapprend à écouter et réagir à la musique, tout en laissant une irrépressible euphorie s’installer.
Puis, on s’amuse de ne pas réussir à déchiffrer le langage, et quand on y arrive, s’amuse encore de ne pas totalement comprendre ce qu’il veut dire. Les brasses dans l’eau de Cologne, les Tyrannosaures à trois jambes, les chameaux démoniaques, les parades nocturnes ou les rideaux de Phantom : Ces accumulations d’images à priori absurdes décrivent des choses pourtant très concrètes, et font de Young Thug un rappeur non pas « lyrical » mais lyrique, dessinent un univers poétique, porté par l’émotion plus que par le sens.

Sous l’égide du Diable en personne, Young Thug a cette année laissé entrevoir ce que pourrait donner son inévitable carrière de l’autre côté du miroir. Au bout des doigts du marionnettiste Birdman, le taux de midi-chloriens le plus élevé depuis Anakin a donné naissance à un crooner pop, une nouvelle race de Samy Davis Jr, nourri aux bonbons gélatinés et au rap de Fabo. Et en jouant avec sa folie douce comme une Diva en vocalises, Young Thug démontre sur The Tour Part.1 que tout ce qui fait son succès n’est pas tombé du ciel, mais est bien le résultat d’un sens musical pensé et maîtrisé.

Rien ne se perd, rien ne se crée, et forcément la musique de Young Thug ne vient pas de nul part. Il revendique l’imagination illimitée du Wayne pré-Carter III, les outrances synesthésiques de Gucci Mane, les ringtones futuristics de Yung L.A. et l’émotion robotique de Future. Des modèles dont il s’est d’ailleurs affranchi cette année, jusqu’à complètement retourner le rapport de force avec certains de ces maîtres, qui essaient désormais de ressembler à leur apprenti.
Mais, des mélodies jamaïcanisantes aux fausses improvisations, en passant par ses envolées presque Soul, il est clair que ce gamin ne descend pas que du rap. Finalement, s’il y a une frontière que Young Thug fait disparaître, c’est peut-être juste celle qui a été tracée entre les musiques « Noires », pour nous rappeler que de Lee Perry à James Brown, de George Clinton à Lil’ Wayne, il n’y a qu’un long continuum, et une suite d’artistes animés par la même chose : emmener la musique ailleurs, en la faisant exploser. Et le plus beau avec Young Thug (comme avec ceux cités plus tôt) c’est que cette musique progressiste n’est ni cryptique, ni élitiste. Sa musique est à tout le monde et pour tout le monde. Ce qui lui manque encore, c’est un solo au niveau de ses meilleurs singles, espérons que 2015 nous offre un tel projet. En attendant, voici un résumé de son année 2014, en 10 titres : 

The BLanguage (MetroThuggin)

Il ne rappe pas toujours comme un funambule sur une mèche de dynamite, parfois Young Thug est plus concentré, plus appliqué. Ca ne l’empêche pas de marmonner et probablement de rester incompréhensible pour beaucoup, mais son feeling un peu sauvage et son sens naturel pour les mélodies en sortent étrangement décuplés. Aux premières écoutes de The BLanguage, on entend la transe, la voix grinçante de Young Thug, ses tics. Une musique brute, en somme. Mais chaque écoute du titre équivaut au passage d’un nouveau sas de décompression, comme si l’oreille s’enfonçait dans la chanson. On déchiffre les milles et unes images, puis capte les détails en troisième plan. Et la production de Metro Boomin fonctionne aussi comme une poupée Russe, une superposition de détails, de filtres, de scratchs, cachés derrières les synthés. Si The BLanguage a autant fasciné (au point de faire de MetroThuggin le projet le plus attendu de Young Thug) c’est parce qu’il est un titre aussi dense que certains albums entier, dans lequel on peut plonger pendant des heures, sans se lasser.

Eww (Internet) / Stuck In The Game (Feat. Ola Playa) (Slime Season)

Un jour, Boosie a dit que son cœur ne pompait pas de sang mais de l’urine d’Alien. C’est aussi ce qu’on imagine passer dans les veines de Young Thug quand il est dans ce registre de weirdo hyper auto-tuné. D’ailleurs, son pote Ola Playa (derrière Slime Season, un des tout meilleurs projets venus d’Atlanta cette année) opère aussi dans ce style et a repris l’expression de Boosie à son compte.

Lifestyle (Feat. RHQ) (Rich Gang Album) / Flava (Feat. RHQ & Birdman) (The Tour Part.1)

Le rappeur qui chante et le chanteur qui rappe, le weirdo et le playboy. Avec Rich Homie Quan, Young Thug a trouvé le partenaire parfait, et forme un des duos les plus équilibrés depuis le foie de veau et la tranche de lard. Les morceaux où l’un rap pendant que l’autre fredonne ou fait des harmonies/ad-libs derrière sont des injections de bonheur à même le lobe temporal, et le plaisir de l’alchimie est renforcé par l’unité musical du Rich Gang. Sur les productions sur-arrangées de London On The Track, aux intros piano et aux synthés joués comme du thérémine, on suit deux ados lâchés dans Monaco avec des cartes bleues crédit illimité, et sent presque le marbre sous nos pieds et la brise du grand large. Et au son, Birdman vient rajouter l’image : the Rich Gang lifestyle, marble floors, gold terlets and chandeliers…

About The Money (Feat. T.I.) (Paperwork)

Un refrain dans un refrain dans un refrain, avant le refrain. T.I. laisse Young Thug briller sur son propre morceau, quand d’autres ce seraient (se sont) contentés de lui pomper le sang et la lumière. About The Money est un des morceaux de l’année, mais entendre Young Thug descendre des prêtres sur cette prod laisse malgré tout un arrière-goût amer : parce qu’on se dit qu’on aura jamais le bonheur de l’entendre aux côtés de Pimp C.

Givenchy (The Tour Part.1) / See You (The Tour Part.1)

Les autres producteurs de The Remedy (Isaac Flame, Dun Deal, Goose, etc.) apportent une touche beaucoup plus sombre que London On The Track à la tape Rich Gang. L’impression de grand luxe est toujours là, mais les balades en yacht deviennent des rides nocturnes en limousine. C’est en solo sur ces ambiances que Young Thug révèle son côté crooner, chante, tout en continuant de faire craquer sa voix comme s’il étirait très lentement un muscle. Tout au plus, il y a peut-être trois, quatre, thèmes évoqués par Young Thug dans ses chansons, mais avec milles et une façon de les aborder et de les utiliser. Il peut les rendre drôles, dansants, hypnotisants, dans le cas de ces chansons là, ils deviennent simplement « beaux ».

Florida Water (Feat. Bloody Jay) (Black Portland)

Mélodie pop pour téléphone portable et articulation sous anesthésiants : Atlanta a l’époque où Young Thug tombait dans le rap, c’était aussi Yung L.A. et Fabo. Si, à l’époque, ces deux gloires locales avaient enregistré un projet en commun, il aurait probablement ressemblé à Black Portland.

Take Kare (Feat. Lil’Wayne) (Rich Gang Album)

« Qui est qui » sur ce Take Kare ? Mais attention, ce n’est certainement pas deux Lil’ Wayne qu’on entend… La boucle est bouclée, la routourne a tourné.

illustration : Hector de la Vallée