1.

Un coquillage trouvé sur le sable de Baker Beach est le reste d’un animal échoué.

L’attrait pour ces petits squelettes est sans doute d’abord esthétique. Leur forme, d’une architecture parfaite, invite aux questionnements, spirituels comme métaphysiques ; leur beauté naturelle, au sens le plus pur du terme, a fait d’eux des parures, une monnaie, des objets d’art et des muses.

Ramassés sur la plage, ils sont un cadeau de la nature, apporté par le bercement des vagues.

Il aimerait pouvoir se dire que les coquillages qu’il trouve derrière son épaule, sur les flancs de son torse, sous ses bras, et fixés à même sa peau, sont, eux aussi, des cadeaux.

Chaque matin, il prend un peu plus de temps que la veille à les retirer, pour ne pas avoir à affronter les questionnements, spirituels comme métaphysiques, de ceux qui découvriront que des coquilles apparaissent sur lui comme des cornes formant une écorce.

Elles ne lui font pas mal, ne le gênent même pas un peu, que ce soit quand il se déplace ou quand il les enlève. Mais trouvées sur son épiderme plutôt que sur le sable, il n’arrive pas à les trouver jolies. Avec leur fente circulaire qui fait penser à un œil de calcaire, et leur manière de s’agglutiner entre elles, comme une croûte qui s’étend, elles l’inquiètent.

Ce soir-là, au croisement de la 94ème Avenue et du boulevard MacArthur à East Oakland, à l’intérieur d’un van aux portes ouvertes stationné devant un magasin de tondeuses électriques, un groupe de jeunes amis échange des freestyles de rap.

Passant par hasard, il s’est arrêté pour les observer et profiter de l’instant. Leurs rimes lui sont familières, le sont toutes. Certainement l’avaient-ils reconnu, puisque ce sont ses chansons qu’ils interprètent. Alors, accueilli comme s’ils l’attendaient depuis toujours, il les rejoint, d’un fredonnement enjôleur.

Quand il quittera la Terre
il ne connaîtra pas la peur,
à l’heure du retour,
il découvrira la guerre,
ne partagera les écritures
qu’à ceux qui en valent la peine

Sentaient-ils, eux aussi, le fond de l’air se couvrir d’iode à mesure que le soleil se couchait ? Quoi qu’il en fut, personne ne pris le temps d’observer ce crépuscule. Surgissant du virage, un char funèbre fuse, faisant s’abattre sur la troupe une averse de plombage.

Une limace métallique s’est frayée un chemin à travers son crâne, le traversant de part en part. Il se sent arraché de tout ce qui l’entoure, pourrait même être décollé du temps. Il garde les yeux fermés. Quand il les ouvre, il est écroulé sur le trottoir et y entreperçoit le sable, réfugié dans la fine échancrure du béton.

Un témoin, échappé du magasin, tente vainement de ralentir l’écoulement du sang vers les sillons sablonneux, en déposant sur son visage une serviette sèche. Bientôt, il ne sera plus que farine, personne n’essaiera de comprendre ce qu’il s’est passé, mais il part en sachant qu’il est attendu, quelque part.

Shaheed Akbar, dit The Jacka, est déclaré mort quelques heures plus tard, à l’Eden Medical Center, dans la nuit reliant le 2 au 3 février 2015. 

12.

Dis-moi Katharine, descendras-tu prendre un café?

Il est tard, parce que le couple reste éveillé tard, espérant apercevoir la danse des vampires qui survolent la région à cette période. Ils étudient leurs ultrasons, cette musique imperceptible qui permet aux chauve-souris de se déplacer dans l’obscurité la plus totale.

Roger aimait bien utiliser sa French Press, une cafetière à piston, transparente, avec son filtre en maillage métallique qui grince sur la paroi. En approchant l’oreille, il entend les grains moulus buller sous l’eau chaude et sa pression.  

Son dialogue intérieur s’est d’abord suspendu pour écouter le mug se remplir au son d’une cascade noire très infusée, mais son attention est subitement et entièrement détournée par la radio allumée.

Un marsouin mort s’est échoué sur la plage.

Il ne parvient pas à trouver le sommeil, et ce n’est pas à cause du café. Intérieurement aphone, il fixe le sol de sa cuisine, zébré d’obscurité et de clarté lunaire. L’éclat d’un des rayons lumineux pénétrant par la fenêtre attire son attention sur les clés de sa Ford Ranchero.

En direction du rivage, les routes sont poussiéreuses, empruntées de voitures anciennes. Arrivé sur la grève, Roger aperçoit le cadavre entre les petits regroupements d’indiscrets, et découvre que des chasseurs de souvenirs ont déjà coupé les ailerons du cétacé.

Quelqu’un a gravé ses initiales sur son flanc.

Un mégot de cigare est enfoncé dans son évent, la narine dorsale qui sert à ces animaux pour l’écholocalisation. Son radar ainsi obstrué, qui sait où l’âme de celui-ci finira par se perdre ?

Roger Payne s’approche, machinalement, du cadavre, pas un seul instant son dialogue intérieur n’a repris. Il retire le cigare et reste là, longtemps, perdu dans un mélange de sentiments qu’il n’arrivera jamais à véritablement décrire.

14.

En s’observant mourir, Shaheed Akbar, dit The Jacka, se demande ce qu’il adviendra du monde qu’il s’apprête à quitter.

Il a passé sa vie d’adulte à observer l’inflexible réalité des quartiers de Pittsburg et d’Oakland, ceux que voulaient libérer les panthères de son oncle Huey, finalement noyés sous la ronge et transformés en champs de batailles.

Il a chanté les dealers, les braqueurs, les prostituées et leur logique de survie désolée, aussi, ses propres contradictions, dans lesquelles il s’est lui-même enfermé en étant à la fois pieux et gangster de circonstances.

Dans les milliards de molécules d’air de son dernier souffle, l’espoir que par delà la tristesse et la souffrance, reste sa pensée optimiste, lumineuse, amoureuse, celle que l’on entend dans la mélodie de ses méditations gracieuses, capables d’apaiser, comme la berceuse d’un père.

Certains prétendent qu’il reviendra s’échouer sur la plage, rejeté par le bercement des vagues qui refusent de le voir partir, et qu’alors sa tête continuera à chanter. Entre le va et le vient, dans les latences qui s’étirent, les intrigues, comme tout le reste, se dématérialiseront, pour que ne reste qu’un cadeau.

you can murder me but never kill my thoughts.

16.

Roger Payne pose un poste sur la table de sa cuisine, au milieu des dizaines de cassettes qu’il a récupérées auprès de contacts dans plusieurs universités du pays. Ces enregistrements ont été réalisés par un ingénieur de la marine qui, voulant écouter les communications entre sous-marins russes au large des Bermudes, s’était retrouvé à réunir la première collection de chants de baleines.

Roger et Katharine installent leur matériel d’écoute et de prise de notes sans se lâcher des yeux. Se sachant forts de leur expérience dans l’étude des ultrasons de chauve-souris, ils exultent, tenant dans leur main une nouvelle matière inexplorée et qu’ils vont aisément pouvoir décrire, analyser, commenter, classifier et chérir.

Les époux Payne se voient déjà sillonner les très grands larges et capter à leur tour le chant des baleines. Ce qu’ils ne soupçonnent pas encore, c’est la nature de leurs découvertes, auxquelles ils ne croiraient pas eux-mêmes si quelqu’un les leur révélait maintenant.

Imaginez que l’on vous apprenne que les spécimens d’un même océan chantent les mêmes chansons, que celles-ci ont des structures récurrentes, faites de notes répétées à intervalles réguliers, comme peuvent l’être des rimes. Le croiriez-vous, si vous appreniez que les baleines écrivent et se souviennent de leurs chants pour les transmettre?

En 1970, Roger Payne consigne quelques-unes de ces chansons dans un disque qui fera le tour du monde, et même un voyage dans l’espace, diffusant ainsi la culture des baleines et leur message.

A nos oreilles, chaque assemblage de sons peut sembler s’enchaîner sans aucun lien spécial, pourtant les enregistrements écoutés d’un bloc créent l’intuition, surprenante et profonde, que ces chants ravivent la mémoire de moments divers, appréhendés simultanément.

A force d’écouter ce que les baleines fredonnent, Roger Payne a lui acquis la certitude de comprendre ce que certaines de leurs chansons racontent. Il a même sa préférée.

J’ai établi un plan et l’ai mené à bout,
Lui ai donné une chance, parce que je crois en vous,
Peu importe si c’est dur, voyez l’autre bout
Ma seule récompense est de vous voir debout
Alors voyez l’autre bout,
Voyez l’autre bout,
Peu importe si c’est dur, voyez l’autre bout,
Voyez l’autre bout,
Voyez l’autre bout,

Peu importe à quel point c’est dur.

extraits d’un ouvrage à paraitre, ces textes sont publiés ici en hommage à The Jacka, décédé il y a dix ans, qui aurait dû, aujourd’hui, fêter son anniversaire.

illustrations : Hector de la Vallée

Playlist : « Moby-Nick; or, The Whale »



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A la manière de certains espoirs du football, Husalah s’est trouvé engloutit par ses prédispositions, sans doute trop conscient de ses qualités pour admettre qu’elles doivent être entretenues par du travail et de l’application. Pour oser une comparaison que devraient comprendre les français, et Husalah lui-même, il est une sorte d’Hatem Ben Arfa du gangsta rap.

Paradoxalement, son côté surdoué fainéant ajoute au charme de sa musique, et renforce l’affection particulière que lui portent ses fans. Leur rapport romantique à son art privilégie les fulgurances au résultat final, les coups d’éclats à la régularité. Pour quelques gestes majestueux, ils lui pardonnent sa désinvolture et ses négligences. Aux yeux de ces fans là, et d’Husalah lui-même, il est une légende, une sorte de Ronaldinho du gangsta rap.

L’enregistrement de MOB Maniac, finalement renommé H, a débuté à la sortie d’une longue peine de prison et s’est bouclé dix ans plus tard, après le décès de The Jacka. Husalah considère que Dope, Guns & Religion (2006) et Huslin’ Since Da 80’s (2007) ne sont pas de véritables albums, mais des compilations bricolées pour colmater sa fainéantise. Effectivement, H fonctionne comme un premier album solo, il rend hommage à l’héritage culturel et présente chacune des multiples facettes de son auteur. Un voyage dans ses souvenirs de récréation, de violence, de spiritualité, dont on revient hanté par quelques fantômes.

Les premières chansons honorent des origines caribéennes et sud américaines. Sur Cyan Stop Me, les adlibs autotunés rappellent la grandiloquence du Jesus Walk de Kanye West, alors qu’Husalah chante avec un accent jamaïcain sur un sample dancehall du Road Block de Cutty Ranks. Mi Encanta mêle cumbia et reggae en faisant dialoguer Chambacu de la petite mexicaine Aurita Castillo et Cumbia Del Mar, un standard romantique écrit par Rafael Meija en l’honneur d’une reine colombienne, ici dans sa version rejouée par Quantic.

Une culture musicale héritée de ses ancêtres, manifestée dans ce qu’elle a de plus royale et fastueux, qui pose aussi l’ambiance d’El Pueblo, la dure cité de Pittsburg dont il est originaire. « Husla Sélassié » prend comme un signe d’élection divine le fait d’avoir survécu à ce bourbier de crack, une confiance extrême qui ressort de ses chansons en un torrent de narcissisme et d’attitudes quasi messianiques.

Quand il fredonne Cold Outside sous une pluie d’ocarinas malheureux, il renvoie toujours l’image d’un chef de guerre inébranlable, resté debout pour guider le peuple dans la tempête. Et sur la guitare flamenca de Nyeusi on croirait qu’il adresse son expérience personnelle à toute la diaspora noire, les urgeant à prendre exemple sur sa réussite. A la fois Guevara, descendant de Salomon et guide auréolé de lumière, sa mégalomanie confine à la folie.

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Pour couronner le tout « Jes’hus’ Christo » côtoie des fantômes. Son flow mélodique, sautillant, son alternance entre slappers et storytellings mélancoliques, ont fait de lui un fils illégitime du regretté Mac Dre. Ce dernier consommait tellement d’amphétamines que son âme folle n’aurait jamais quitté la Terre ferme, trop lourde et collante pour rejoindre les cieux. On raconte qu’elle flotte autour de San Francisco, pour commettre des farces en laissant une trainée visqueuse sur son passage.

Avant d’enregistrer certains titres, Husalah utilise l’autosuggestion hypnotique et la psychothérapie pour préparer son corps à la possession. Sur le sombre et vicieux Bad Young Thang, ce n’est pas lui qui s’exprime mais le « furly ghost », fantôme d’Andre « Mac » Hicks, entré dans sa chair pour conduire une dernière fois sans permis et déshabiller des femmes.

Cette connexion avec l’au-delà se poursuit sur l’atemporel Keep Mobbin’, où l’on entend un mort rendre hommage à une légende vivante. Jacka se glisse dans la peau de Too $hort, et le beat d’Husalah, qui évoque autant les années 1980 que les années 2000, rend impossible la datation du titre. C’est d’ailleurs vrai pour tout l’album, plein de vestiges d’époques différentes dans ses références et ses productions.

Clé de voute du disque, Protect Your Soul reprend tels quels le texte et la mélodie du refrain de Bullet Proof Soul de Sade, mais chanté dans un contexte différent. La rupture amoureuse inévitable devient alors destin inéluctable. Malgré l’aide des fantômes du passé, impossible de changer une fin écrite d’avance nous dit-il. C’est ce que racontent les histoires entrecroisées de Second Time Around, ce que sous entend également Miss You So, dont les prières ne ramèneront ni Mac Dre ni The Jacka.

Si chacune des quatorze chansons est une capsule temporelle, c’est parce qu’Husalah contemple un passé immuable, annonçant un avenir sans surprise. Pour ne pas devenir fou dans cette vie là, mieux vaut protéger son âme derrière des masques, des fantômes, une religion, se répéter que l’on est inarrêtable et irrésistible. Mais protéger n’est pas dissimuler et, forces, faiblesses, euphorie, chagrin, Husalah extériorise tout d’un même geyser, le fait jaillir de ses chansons et exploser à nos oreilles comme un feux d’artifices.

A la manière du Black Ken de son voisin Lil B, H d’Husalah traverse le temps et l’espace, notamment grâce à un casting de producteurs couvrant un large spectre de styles qu’on a un jour ou l’autre appelés « mob music ». Young L et les Mekanix programment les basses dansantes de M.O.B. et Humpin’ par exemple, alors que RobLo sur Miss You So reste fidèle aux samples qui ont valu à El Pueblo son surnom de Queensbridge de la Côte Ouest. Dans ce voyage à travers les époques, Husalah est la constante à laquelle on s’accroche, resté le même rappeur qu’il y a dix ans, peut-être surestimé par quelques uns, sans aucun doute sous estimé par tous les autres. Dans tous les cas, une constante qui semble démontrer que nous avions confondu sa prétendue fainéantise avec notre propre impatience, et qui rappelle que la musique n’est pas un sport.

« It’s never been—« I got two months to make an album! » It don’t work like that. It’s organic, it’s grown. They’ve got vegetables that only blossom every 12 years or some shit—they have trees that bear fruit every 12 years. You want an orange? Go get a fucking Monsanto orange over there. You want a Monsanto apple? We Monsanto free around this motherfucker. It’s not grown from Monsanto seeds. » – Husalah

illustrations : Leo Leccia

 

 

pbsbilan

Quelques albums, quelques chansons, sans classement ou presque, pour se souvenir de quelques trucs cool de cette année.

DAYS WITH DR. YEN LO

« Le dernier album de Ka débute par un supplice. « Blood, Blood, Blood…» du sang coule de la pointe d’un stylo et tombe au compte goutte sur le front de l’auditeur.» Lire « Gardien des Nuits de Brooklyn» sur Dr. Yen Lo.

DIRTY SPRITE 2 / 56 NIGHTS / BEAST MODE

« Dans la culture haïtienne, une personne dont l’esprit a quitté le monde des vivants devient zombi en retrouvant son corps. C’est à peu près le trajet qu’on imagine entrepris par l’âme de Future.» Lire « Fringe Event #17072015 : Walkers of Atlanta» sur DS 2

BARTER 6

« Des changements de flow en plein couplet jusqu’aux adlibs qui ne laissent aucune respiration entre les mots, beaucoup de choses évoquent soit un trop plein, soit un manque de souffle.» Lire « That’s How You Let That Bitch Breath Fool» sur Barter 6

BLADADAH

Il y a quelques années, le Boss Tuego a.k.a. your plug’s plug me demandait si j’avais entendu parler de ce rappeur qui commence un morceau en clashant un mec mort. Avec son timbre légèrement éraillé et sa façon de sortir les aigus par le nez, il fait penser au Lil Rue des bons jours. Quant à sa gouaille infatigable, et ses images violentes détourées à la craie, elles rappellent le génial et trop fainéant Husalah. Ce rappeur qui déterre les cadavres en se marrant, c’est Mozzy.

Sacramento a toujours été une cousine sombre de la déjà peu accueillante Bay Area. Là bas, la Mob Music sert à essuyer ses larmes et les traces de poudre, mais surtout à dénoncer ses propres larcins, essentiellement des meurtres ultra-violents et tout un tas d’activités tournant autour du refroidissement de corps humains. Mozzy est brutal, malin, sans vergogne. Et en décrivant avec précision un environnement qu’il comprend avec plus de finesse qu’il n’y paraît, il réussi à nous faire entrer dans la psyché d’un meurtrier de sang froid, tout en nous plongeant dans sa réalité de manière effroyablement concrète.

En alternant productions pleines de notes sinistres, et samples à la lueur triste, Bladadah nous coince entre le besoin de tuer et l’envie de mourir. La meilleure porte d’entrée dans l’univers de ceux qui ont fait les beaux jours de Sacramento et de la Bay Area en 2015 : Mozzy, E-Mozzy et Celly Ru.

I DON’T LIKE SHIT, I DON’T GO OUTSIDE

Enfermé dans un tout petit placard avec un quatre pistes aussi vieux que lui. Il fallait au moins ça pour sentir Earl et son pouls, sa toux, le cliquetis des machines et la pâteuse entassée au coin de ses lèvres. Les réactions autour de son album montrent qu’il n’est pas toujours simple de comprendre les introvertis. I Don’t Like Shit est sombre, mais certainement pas dépressif. Earl ne se laisse pas ensevelir par ce qui l’inquiète. Il assume mais s’amuse de son anxiété, de son isolation, et se marre en nous imaginant réagir à ses petits élans misanthropes. Plus Larry David que Kurt Cobain, en somme. Mais je suis peut-être le seul à éclater de rire à chaque fois que j’entend « Nigga I ain’t been outside in a minute, I been living what I wrote».

L’avantage d’un album court, c’est que les détails et les meilleurs moments deviennent encore plus marquants. Un beat qui switch, un changement de flow, le sequencing. Ou Na’Kel, qu’on entend sortir de la cabine sur DNA, submergé par l’émotion, avant de revenir rendre hommage à son ami décédé quelques minutes avant l’enregistrement.

SUMMERTIME ‘06

Au bout de la conquête de l’Ouest, le rêve américain a été personnifié en la figure du surfeur. Buste en V, cheveux blonds, et décontraction du mec à qui le capitalisme a réglé tous les problèmes. Jusqu’au jour où Miki Dora a débarqué de sa Hongrie natale, pour enfoncer son gros poing dans la carte postale. Brun et poilu, solitaire, bagarreur et un peu voyou, il a été un des premiers à représenter une autre vie californienne.

L’album de Vince Staples est habillé par des sons marins, de vagues et de cris de mouettes, et nombreux sont les titres à emprunter des éléments de surf music, des guitares rock aux sonorités hawaïennes. Mais le son étouffé et étouffant, et les sirènes anxiogènes d’une émeute latente, ne laissent aucune place au doute : Vince Staples nous plonge dans l’envers, là où les gangs de surfeurs sont composés de Miki Doras en bandanas bleus. Méfiez-vous de l’eau qui dort, les dents de la mer sont sous la planche.

L’univers que No I.D. ramène (venu du Nobody’s Smiling de Common) est très mécanique, industriel. Miraculeusement, cela rend l’insolent Staples beaucoup moins rigide qu’à son habitude. Certes, ses chants sont backés par une voix féminine, mais même son flow parait plus souple, balancé. L’ambiance et les propos se tiennent, et font de Summertime ’06 une danse macabre et malaisante.

STACK SEASON

Cash Money, No Limit, puis tout le gangsta rap californien de L.A. à Oakland, traversés par le vent glacial du Michigan. Quatre-cents degrés sous zéro, ou YG en manteau de fourrure à 400 000 dollars, pour le meilleur album du meilleur rappeur-producteur de la meilleure scène locale actuellement. Ils n’étaient pas encore arrivés à la fin de leur première écoute de Stack Season, que les membres de mon gang s’étaient déjà tous achetés une voiture de luxe de la même couleur. L’avantage d’être du côté pacifique de l’Atlantique, c’est qu’on peut dire que Payroll Giovanni est numéro un, tout en écoutant Icewear Vezzo et Peezy, sans risquer de finir en chaise roulante après un passage par la station service.

INTROVERSION / I’M MOVIN’ TO HOUSTON

Il y a des évènements qui ne se racontent qu’à travers leurs conséquences. Alors, après nous avoir invité dans sa biographie avec Black Sheep Don’t Grin, Starlito ouvre les portes de son crâne avec Introversion. Culpabilité, addictions, insomnies, solitude, la seule chose que Starlito refuse toujours de connaître, c’est la honte. Et grâce aux conseils de sa grand-mère il sait comment tirer des enseignements de chacune de ces épreuves. « It’s a thin line between joy and pain» dit-il, mais il faut bien comprendre que le passage de l’un à l’autre fonctionne dans les deux sens. Avec I’m Movin To Houston on sait que Lito est plus du bon que du mauvais côté en ce moment. Derniers mètres d’un long tunnel avant la lumière et @ PEACE w/ Myself.

LIVING LEGEND

The Last of a Dying Breed. Prendre cinq drogues différentes en même temps et lire « It’s Not An Album Review, It’s The Truth» sur Living Legend.

EVERLASTING MONEY

Je ne sais plus qui a dit un jour « A-Wax, c’est Drake qui aurait passé 10 ans de sa vie au pénitentiaire pour enfants». Le parallèle ne plaira ni aux fans de Drake, ni aux fans d’A-Wax, mais il faut bien avouer que Been A Long Time peut faire penser à une version sociopathe de Worst Behaviour. Par contre, s’il entendait la canadienne être fière de clamer « no new friend« , Waxfase lui rétorquerait immédiatement qu’on est mieux complètement seul, puisque forcément mal accompagné (avant de sortir de sa poche les paperworks prouvant qu’OB O’Brien est un indic’).

EverLasting Money est un projet bâtard, qui ressemble plus à une manière d’alimenter les fans en attendant la vraie suite (Pushin’ Keys et Pullin’ Strings 2 en 2016) qu’à un disque travaillé comme Pullin’ Strings. Mais l’enchainement des huit premières chansons condense le meilleur des albums précédents, entre appropriation et sublimation d’un son du moment, écriture poignante et misanthropie extrême.

MATIERE NOIRE

Cachés dans la matière noire, les tesseracts sont des lieux où le temps et l’espace s’inversent. Que se passe-t-il quand les évènements d’une vie, devenus des espaces physiques, se déroulent tous en même temps ? Seuls Joseph Cooper et Riski ont la réponse. Sur fond de bandes FM 80’s et d’harmonie des sphères, Matière Noire est un voyage mémoriel où la frontière entre passé et présent a disparu.

DARKEST BEFORE DAWN

Pusha T est devenu un rappeur fondu dans l’esthétique de son label, et le très « fantaisie sombre tordue» M.P.A. est encore là pour le rappeler à la chapelle GOOD Music. Mais grâce à Timbaland et Q-Tip Darkest Before Dawn garde un côté time capsule pleine de poudre 10 ans d’âge.

HEART OF THE PROJECTS / INSTITUTION

Le rookie de l’année est une version moderne du Solja louisianais, relocalisé en Floride. Avec une énergie juvénile, Kodak Black réactualise chaque facette du rap de B.G. et Boosie : les tourbillons de bpm où se côtoient violence et fierté, les balades amoureuses pour filles perdues et les éponges à spleen. Sur Fed Up il traverse la rue comme s’il avait tous les malheurs du monde attachés à la cheville, et son vrai tube à la fausse lenteur, SKRT, transpire les bouffées de chaleurs d’une descente de molly.

ET AUSSI…

Boosie « Fly Away » ; Chief Keef ; Bankroll Fresh & D.Rich ; Young Buck, Shy Glizzy & Icewear Vezzo « Lie Detector Test » ; PNL ; Conway The Machine « Reject 2 » ; Plies « Hello » ; Young Dro « It’s Whatever » ; Scarface « I Don’t Know » ; Joe Lucazz « No Name » ; Sauce Walka ; No Limit Forever

Et pour finir, une compilation de 9 titres (+3) sortis en 2015, pour quand même se rappeler que cette année était globalement à chier. A l’année prochaine.

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DL : YOU CAN MURDER ME BUT NEVER KILL MY THOUGHTS

illustrations : Hector de la Vallée