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C’est un garçon. Avec un tel père, la mère s’attendait à mettre au monde un bébé maudit. Elle s’attendait au pire même. Elle ne s’était juste pas figuré le pire sous cette forme.

« Regarde la taille du front de ce gars, il est putain d’énorme. Et regarde sa putain de bouche. Il a une paire de lèvres, on dirait une énorme boule de glace fendue en deux. Puis ses cheveux poussent n’importe comment. Ce mec ressemble à un putain de poète africain ! Hey Earl, dis quelque chose. »

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Cooking By The Book Vol.4 : Finding Thebe raconte en dix-neuf chapitres l’histoire d’Earl Sweatshirt. Après avoir supporté le poids de son héritage, survécu aux tempêtes de la notoriété, traversé les vallées de la dépression, gravit les montagnes de l’engagement et s’être sorti des abysses du deuil, Earl a-t-il réussi à retrouver Thebe ?

Disponible sur le site des éditions FP&CF dans une édition simple accompagnée d’une carte A5, dans des packs avec un poster A1 ou dans un des packs contenant le poster et une bière No Soda, brassée pour l’occasion.

Commander Finding Thebe

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Dans un état de demi-sommeil, en suivant le chemin tracé dans l’ombre des palmiers par le soleil couchant, Babyface Ray s’avance vers un pavillon de banlieue tranquille. Au moment de l’agripper pour l’ouvrir, sa main passe à travers la poignée de la porte. Il se réveille en sursaut, rappelé sous la neige du Michigan en plein deal de drogues, anesthésié par la routine et les températures.

Raconté à la fin de Legend, ce rêve éveillé est au cœur de toute l’œuvre de Babyface Ray, il est sa promesse qu’un jour il désertera le terrain pour un ailleurs, horizon de paix et de stabilité symbolisé par Miami. En ne perdant jamais l’espoir d’atteindre une chose juste au-delà de sa portée, il insuffle à sa musique une peine diffuse, celle que l’on retrouve chez Starlito ou The Jacka.

Qu’il s’agisse de trafics ou de chansons, qui de toutes façons sont synonymes dans la langue du rap, Babyface Ray se vante d’être acharné au travail, de chercher l’exaltation du gain et du perfectionnement, devenue un objectif en soi. L’intime est laissée en toile de fond, mais il est l’essentiel – en permanence, et d’un même mouvement, Babyface Ray saisi le mythe américain de réussite individuelle, tout en le sapant du revers de la main, en remuant ses dysfonctionnements et ses démons qui broient de l’intérieur.

Dans son panorama urbain, il court après les promesses de richesses, se répand dans la luxure des clubs, s’enorgueillit de côtoyer la violence des rues, mais garde un œil tourné vers un hors-champs océanique, comme s’il souhaitait s’extraire du bocal d’acier dans lequel il est pourtant comme un poisson dans l’eau.

Cet horizon marin est l’expression d’une tristesse existentielle, que Babyface Ray évoque d’abord à travers les autres, ses amis, ses idoles, sa famille, tous ceux compressés par les turbines de la cité – sans forcément les épargner lui non plus. Quand il parle de lui-même, alors qu’avec la sortie de Face il est désormais riche et célèbre, cette tristesse est aussi là, au fond de sa voix pâle, et dans la façon clinique qu’il a de faire survenir en même temps, comme s’ils étaient du même ordre, son matérialisme et sa toxicomanie.

Cette mélancolie n’est pas évidente à percevoir. D’abord parce que Face multiplie les virages tonals, faisant s’alterner la tension d’une rue, l’exaltation d’un club et ces moments de contemplation en apesanteur. Aussi parce que la musique de Babyface Ray est devenue plus expansive à force de gagner en intériorité, mais c’est de ce paradoxe qu’elle tire un peu de sa poésie.

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Chantées dans des gargouillis d’opiacés, captées au téléphone, synthétisées par la machine, enregistrées a capela le temps d’une prière, ou samplées et subitement dépitchées, comme un écho de Dreams & Nightmares dans lequel le rêve et le cauchemar ne font qu’un : des voix flottantes traversent et hantent tout l’album. Elles accompagnent, comme une parure, les molécules qui font les sons du Michigan – des cowbells bounce, des orgues country, des basses bégayantes et saturées, des trips synthétiques au néon, des serpents trap. Face est une version luxueuse de Legend, qui déjà couvrait tout le spectre sonore de cette scène qui assèche par le froid les raps de Louisiane, de la Bay Area, d’Atlanta et de New York.

A la manière de balises placées au fil de la traversée du disque, des chansons comme A1 Since Day 1, 100s, Family > Money, Go Yard, Idols, Mob, etc. font ressurgir l’atmosphère bercée par le bord de mer. C’est une autre tradition, exploitée par Payroll Giovanni notamment, mais sublimée par Ray depuis la série des MIA Season, grâce à son flow léger, gracieux, fluide, proche du cool absolu.

Le sens du mot wavy est fluctuant, mais dans le lexique de Babyface Ray il est d’une clarté minérale. Il renvoie à l’écoulement laminaire de son rap, une carpe capable de remonter n’importe quel courant, de glisser à la surface de n’importe quelle production sans aucun frottement, d’en épouser instinctivement chaque flux et reflux.

Quand toutes ces eaux convergent cela donne Sincerely face, morceau définitif de Babyface Ray, et archétype suprême de ce que l’on entend aujourd’hui quand on parle du rap de Détroit : Un sous texte paranoïaque couvert d’arrogance et de menaces, un homme encerclé par un néant neigeux et une atmosphère pesante, désolante, mais sans qu’il n’y ait de malaise – parce que Face et son flow sont exagérément à l’aise. Alors que nous nous sentirions à l’étroit, écrasés par la rigidité polaire du son, eux s’y fondent, se jouent de ce groove tout en raideur en le narguant avec des changements de cadence faciles et permanents. La tempête de neige est traversée comme un rêve fiévreux, on ne sait plus s’il faut partir ou rester, si les palmiers vont percer le bitume ou si la brume va tomber sur un pavillon de Sunny Isles Beach – nous sommes dans l’envers de la vision de Legend.

illustrations : Leo Leccia

I BEEN LIVING WHAT I WROTE

Dans une chambre à la lumière atténuée jusqu’à la quasi obscurité, enfermé avec un quatre pistes aussi vieux que lui, Earl enregistre son pouls et le son de la pâteuse entassée au coin de ses lèvres. En deux ans, il est passé de la vie insulaire à l’isolationnisme complet, en autarcie sociale et psychologique.

I DON’T LIKE SHIT, I DON’T GO OUTSIDE est un album captant les méditations d’un esprit pulvérisé, errant comme un fantôme. Earl et Thebe sont fanés. L’un par sa notoriété et son image de prodige, l’autre par le deuil et l’abandon.

Les boucles tremblotantes et séchées par la rouille, l’atmosphère aveugle, bruitiste, le timbre et le flow apathiques, tout évoque un cerveau ralenti, des sens anesthésiés par les mises à l’épreuve. En un mot : la dépression.

Et Earl s’effondre en regardant ses mains, qui ressemblent à celles de sa grand-mère.

Solace commence à cet instant, comme un appendice de l’album, et marque l’arrivée au fin fond de ce labyrinthe mental. Cette pièce de musique de dix minutes tapisse la limite basse de l’inconscient, là où la carcasse demeure inerte, affligée. Earl est déjà venu ici, on y échoue quand on se laisse glisser, d’une main molle, le long du fil de la vie. La joue posée sur le carrelage, il cherche un interrupteur.

Se réjouir
Thebe Neruda au sourire vibrant
L’œil si curieux qu’il est réticent
A fermer le monde, même en dormant

Poète, laissez-le
Laissez-le tranquille
Vous l’avez loué
Vous, l’avez loué
Sans connaitre son nom

A l’autre bout du monde, Bra Willie se voit demander ce qu’il pense de la musique de son fils. Il a entendu parler d’Earl Sweatshirt, d’Odd Future, de cette réputation, mais n’a aucune idée de ce à quoi ressemble leur art.

Bra Willie estime ne pas avoir à s’imposer à Thebe simplement parce que le monde entier parle de lui, et pense que ce dernier, quand il aura quelque chose à partager avec lui, le fera. Ce n’est juste pas encore arrivé.

« Franz Fanon disait que chaque génération doit trouver sa mission. S’il fait partie de ceux qui ont trouvé la leur, alors, je suis très heureux. »

Après trois ans passés dans le noir, Earl se décide à enregistrer un album spécifiquement pour son père. Pour renouer, faire la paix.

Keorapetse Kgositsile dit Bra Willie, décède à Johannesbourg, sans avoir eu la chance d’écouter Some Rap Songs.

illustration : Hector de la Vallée