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Pendant l’absence, physique, d’Earl Sweathshirt, Odd Future devient un phénomène. De Londres jusqu’à la vallée de Coachella, leurs performances électriques lancent des émeutes. Des lycéens remontent leurs chaussettes jusqu’aux genoux, portent des t-shirts Free Earl et se vissent des casquettes pastels sur la tête pour ressembler à Tyler, The Creator. Les images de ce dernier, monté sur les épaules de Jimmy Fallon, font le tour de la planète. En quelques mois, Odd Future passe d’une bande d’enfants qui font de la musique dans leurs chambres, à un collectif d’artistes qui font le tour des festivals et des Late Shows.

« Putain, Earl n’est pas là, mettons le feu ici et maintenant pour cet ignoble laideron ! »

Tyler et Earl vivent tous les deux à Los Angeles mais se sont rencontrés sur internet. Tyler souffre alors d’une autre absence, celle de son père, paradoxalement omniprésent dans sa musique, sous forme de cadavre ou de punching ball, selon son humeur. C’est un des quelques points communs que partagent les deux garçons, avec leurs passions pour Relapse d’Eminem, pour les productions des Neptunes, pour Jackass et pour le skate. A moins que le jeune Earl ne se soit calqué sur son ainé, qu’il admire déjà un peu.

Depuis toujours Tyler se rêve en hybride de Pharrell et de RZA, à la fois producteur de rap capable de faire le à grand écart entre l’underground le plus clivant et les tubes grand public, bon garçon qui voudrait inviter sa mère à la cérémonie des Grammy’s Awards et leader d’un collectif de gobelins qui renverserait l’ordre établi.

Goblin est justement le titre de son premier album pour XL Recording. Un disque adolescent, bancal et mal dégrossi, pensé pour provoquer des chocs visuels et moraux, en mariant l’horrible et le grotesque. C’est un instantané de l’esprit Odd Future, de cette énergie déployée pour combler l’ennui, de cette envie de faire le maximum de bruit pour être remarqué dans la foule, de cette certitude d’avoir, contre toute vraisemblance, un destin. Cet esprit, c’est Tyler, et tout ce qui fait de lui un paradoxe déambulant, amuseur et provocateur autant que romantique et tourmenté. Comme sa mixtape Bastard, Goblin est ponctué de discussions avec un alter ego psychiatre, le Dr. TC, et l’on y comprend que ses rêves de collectifs naissent du besoin de combler des manques et des absences, en réunissant à ses côtés des enfants aussi perdus, instables et anxieux que lui. Les bouts de Neptunes, de Wu-Tang, de Brick Squad, découpés au ciseau rouillé et utilisés pour créer la texture de l’album, se déforment et se craquèlent sous l’effet de la personnalité hors norme de Tyler. On devine déjà qu’il ne deviendra jamais ses idoles, mais rien ne laisse entrevoir encore ce qu’il deviendra un jour.

illustration : Hector de la Vallée

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Il ne reste que des images trouvées de son apparition. Earl est un gamin à peine pubère, à la voix trop grave, à l’attitude trop assurée, à l’articulation trop technique. Sur les grésillements d’un beat lo-fi, il rappe, assis sur un siège de coiffeur, la tête calée dans le casque utilisé pour faire des permanentes aux proxénètes et aux mamies. Puis, ses camarades d’Odd Future font des overdoses au liquide vaisselle.

A dire vrai, Earl n’as pas disparu puisqu’il n’a encore jamais été là. Le monde découvre Odd Future alors que ce groupe à l’équilibre périlleux trouve sa cohérence précisément autour du slogan « FREE EARL ». Odd Future s’est unifié grâce à l’absence de son plus jeune membre, bouc émissaire sur qui on projette un esprit commun, un génie supposé, une mystique. Et grâce à qui le leader et fondateur Tyler, fait entrer la bande dans la grande culture du rap, en reprenant ce cri de ralliement tant rebattu – libérez mon ami incarcéré !

En revenant à pied du collège, Earl a trouvé une arme à feu derrière un amoncellement de poubelles, certainement laissée là par le membre d’un des nombreux gangs de Los Angeles, en fuite. Il a voulu l’essayer, en tirant dans le cadavre d’un sans domicile dont la carcasse rôtissait au soleil. Manque de chance, le corps était celui d’un flic dispar… Non. Earl, pratique depuis petit un art martial sud coréen, le Hwa Rang Do, aussi connu sous le nom de « voie des chevaliers en fleur ». Parti à Séoul pour passer sa ceinture rouge, il a été, là-bas, repéré pour intégrer un groupe chargé d’approcher Kim-Jong Il pour l’assassi… Non plus. Choquée par le contenu de sa première mixtape, par ses histoires de meurtrier et de violeur racontées à la première personne, par son écriture automatique démesurément grossière, sa mère interdit à Earl de rapper. Il est désormais à moitié coupé du monde, dans une maison de redressement pour adolescents à problèmes. Vraiment ?

Par le biais des nouveaux moyens de communications informels, forums, messageries, réseaux sociaux, de nombreuses légendes urbaines sur les raisons de l’absence d’Earl Sweatshirt se répandent. Souvent, à la suite de déclarations ou de lyrics équivoques des membres d’Odd Future. Mais toutes ces histoires sont fausses, y compris la dernière, à laquelle les fans vont pourtant croire très fort, jusqu’à se mettre à harceler la présumée responsable, sa mère.

illustration : Hector de la Vallée

THE MEANING OF BLACK HOLES

« Regarde la taille du front de ce gars, il est putain d’énorme. Et regarde sa putain de bouche. Il a une paire de lèvres on dirait une énorme boule de glace fendue en deux. Puis ses cheveux poussent n’importe comment. Ce mec ressemble à un putain de poète africain !

Hey Earl, dis quelque chose. »

A cet échange hilare entre Tyler et Taco, Earl ne répond pas vraiment. Il se met à rapper avec l’assurance de quelqu’un qu’on vient d’essayer d’humilier, sans savoir qu’il cachait sous sa cape de quoi impressionner le monde.

Autour de lui, les membres d’Odd Future ingèrent des drogues fabriquées avec des produits ménagers et se blessent en skateboard parce qu’ils rejouent sans doublures des épisodes de Jackass. Ce cirque des horreurs reste malgré tout bien sage aux côtés du cadavre exquis d’insultes et d’immondices, de souillures misogynes et de pulsions psychopathes, déversé par l’enfant.

Yo.
Je suis un beau barjot d’astronaute,
s’écrasant,
alors qu’il se branlait,
sur des vidéos d’Asher Roth,
mangeant une sauce aux pommes,
descendu pour enfoncer,
des scies dans le fion des catholiques,
effriter des cendres de shit,
dans leur cercueil,

Il expire et inspire ses rimes, internes, externes, multi syllabiques, les laissent s’échapper de sa bouche comme un souffle venimeux, tourner et danser, sans effort, pour les faires s’entrechoquer de la façon la plus ingénieuse possible. Un spectacle d’hypnose, auquel on serait tenté de ne pas croire, duquel on perçoit quelque chose de non identifiable, d’aussi inquiétant que surprenant, qui colle un frisson.

Et démarre une nappe aux saturations absolument anxiogènes, avant qu’Earl fasse la promesse de donner un nouveau sens à l’expression trous noirs ou de nourrir sa bite avec les entrailles d’un cadavre de jeune fille.

Personne ne doit pouvoir le féliciter. Personne ne doit le voir. Au contraire, il ne doit pas être vu. Il ne faudrait pas que certains se mettent à répandre le bruit qu’un phénomène anormal a fait son apparition.

La décision fut prise de le faire disparaître.

illustration : Hector de la Vallée