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brass

« too scared to write a book, took it, put it in a hook of a song, no one listened to it, looks like I wasn’t wrong, hid it where they wouldn’t look, looking like Zedong, » dès l’introduction de Hiding Places, billy woods laisse peu de doutes sur son état d’esprit général et sur son rapport à l’art. Lui-même semble perplexe sur l’utilité d’y insuffler un message puisque de toutes façons personne ne s’y intéresse. Plus loin, il se compare au héros de Things Fall Apart, qui préférait mourir de dépit plutôt que de vainement militer pour un peuple qui ne se bat pas pour sa liberté. Tout aussi cynique et désabusé qu’il puisse paraitre, l’envie de dire ce qu’il observe le brûle assez pour lui donner envie d’écrire. Alors, billy woods cache ses observations dans des aphorismes, qui malgré leurs contours flous laissent la certitude que le sujet est tout à fait concret, précis, absolument spécifique, avec l’espoir sans doute que comme une bouteille jetée à la mer, ils finissent par trouver un destinataire.

Face à cette écriture il y a deux types d’attitudes à adopter. Soit être l’enquêteur guidé par la soif de tout expliquer, cherchant à dévoiler la signification cachée derrière chaque ligne, soit être le rêveur porté par le flot de signes, contenté par les impressions laissées et le sens partiel. Sur les albums d’Armand Hammer, la première attitude s’impose presque. Peut-être parce que la politisation du fond remonte en permanence à la surface, peut-être parce que pour équilibrer l’écriture très abstraite d’ELUCID, billy woods y est sensiblement plus direct. Sur BRASS, sa collaboration avec Moor Mother ne laisse pas d’autre choix que d’emprunter d’abord la seconde voie. Et la seule persistance au réveil est le sentiment d’avoir assisté à l’effondrement du monde.

Il y a quelque chose d’apocalyptique chez Moor Mother. Sa juxtaposition incessante d’allégories totales, n’explicitant aucun élément si ce n’est leur noirceur et leur violence, évoque les textes eschatologiques. D’autant plus quand elle emprunte directement à cette littérature, avec des images de plaines enflammées, d’astres alignés et des quatre cavaliers balancées en diapositives, ou par son utilisation régulière de chiffres. Mais même sortie de la référence directe, l’atmosphère de fin des temps perdure pour être transposée à notre époque, et donner un air babylonien à nos bâtiments de pouvoir.

En faisant surgir ensemble des faits passés, présents et à venir, Moor Mother et billy woods dépassent les frontières du temps historique, pour créer une vision panoramique, comme descendue du ciel, qui schématise l’histoire. Kobe Bryant plane au dessus d’un Kevin Garnet qui hurle que tout est possible, les negmarons de Jamaïque sont installés sur la Lune et les émeutiers anticapitalistes saccagent la Rome antique. Ces révélations sont faites d’une trame narrative dessinée en creux, celle de l’histoire des Noirs, sans bordures temporelles ni spatiales. Dans cette bulle suspendue, le commerce d’esclaves est fondateur tout en continuant d’hanter de ses chaines, et les visions afro futuristes expriment la certitude absolue que la résistance est utile, qu’après l’effondrement du colosse aux pieds d’argiles un nouvel ordre naitra.

billy woods a pour habitude de brouiller l’identité de son personnage en se projetant dans d’autres. Sur Hiding Places, il est tour à tour une minorité Yéménite, un héros de roman, Saddam Hussein, Ben Laden, Mao. Sur BRASS, absolument tout est aussi mobile que dans un rêve, et les rappeurs ne s’incarnent même plus. woods est la voix d’un messie décrivant la fin des jours avec un humour acide, Moor Mother, celle d’une pythie aux oracles défiants toute logique éveillée. Leur identité n’a pas d’importance, seul compte ce qui est dit, et leurs intentions passent entièrement par l’exécution : arrogante, dérangeante, menaçante, comme s’il s’agissait d’acculer un ennemi, de faire peur au diable lui-même.

Les productions épousent les tonalités du texte, jusqu’à évoluer pour s’adapter aux changements d’interprète. Elles suivent leur construction achronologique, en faisant se croiser des percussions d’Afrique de l’Ouest et des expérimentations électroniques américaines, le free jazz et la musique concrète, le punk bruitiste et le boom-bap sans caisse claire. De tout ce collage se dégage la même noirceur, aussi épique que chaotique avec, comme peuvent l’être les visions futuristes dans le texte, quelques éclaircies plus optimistes, notamment sous les chants de Wolf Weston et John Forté.

Pour entrer dans BRASS, il faut probablement accepter de se détacher de la quête de sens de chaque objet, pour se laisser porter par l’enchainement et la mutation des sons et des images, quitte à en ressortir sonné. Tout aussi surréaliste que puisse être ce mélange de beauté et de violence, persiste l’intuition que la création poétique part du concret, et quelle que soit l’interprétation que l’on en fait, on ne peut qu’être hanté par la course d’une girafe décapitée, révolté par des meurtres déguisés en suicide, et intimidé autant que stimulé par Moor Mother qui dévore littéralement la musique pour en recracher ce mélange de souvenirs et de révélations.

« I had experiences on the stage that I didn’t think were possible and then a strange thing happened. On the stage, I was complete and perfect. Lacking no essential characteristics, nothing. The curtain came down and, who am I?, who am I?, » ces mots de l’actrice Beah Richards, samplés au milieu de l’album, peuvent faire écho à ce que disait billy woods en ouverture d’Hiding Places. Que reste-t-il de l’artiste qui pratique pour la gloire et l’argent, une fois qu’il ne performe plus ? woods donne une réponse sévère, implacable, en conclusion de l’album. Tandis que, finalement, celui qui a caché quelque chose dans sa bouteille…

illustration : Hector de la Vallée 

 

sosoda

Manger On McNichols est absent des plateformes de streaming et cela donne un intérêt supplémentaire à sa déclinaison physique. Avec l’album entre les mains, l’artwork grand format communique mieux l’aspiration de l’artiste, Wes Taylor, et la manière dont il illustre le contenu et son thème. On y voit l’œil peint de Boldy James, fixant l’extérieur à travers un œil de bœuf fait de petites sculptures de la Nativité positionnées en couronnes. Le dégradé de couleurs chair et l’expression du regard tranchent avec le blanc figé et fissuré des personnages de marbre. L’un est plein de confiance, de colère, parait vicié mais bien vivant. Les autres sont immaculés, visiblement purs et innocents mais semblent morts. Ce que fixe Boldy James avec défi est ce qui a transformé les innocents en statues : Medusa, la gorgone des mythologies grecques, et métonymie de Detroit, comprise à la fois comme une ville et un système chape de plomb.

A travers sa biographie et donc l’expérience personnelle de Boldy James, Manger On McNichols raconte cet environnement, ses victimes bien sûr, mais surtout ceux qui lui ont survécu en acceptant de s’inoculer un peu de son mal, comme un vaccin. Ceux-là sont des « ConCreatures ». Devenu le nom d’une entité opaque à laquelle Boldy James fait référence, ConCreatures désigne d’abord un état d’esprit et ceux qui, comme lui, l’embrassent pour tenir le regard de Medusa. Aussi originaires de Detroit, Drexciya ont imaginé un peuple de créatures sous-marines dans l’esprit de celles qui habitent l’Atlantide, descendantes des esclaves jetés à la mer entre l’Afrique et l’Amérique pendant la traite des Noirs. A leur manière, les ConCreatures de Boldy James sont aussi une sorte de nouveaux sapiens, fils des travailleurs Noirs arrivés jusqu’à Detroit, endurcis, voire anesthésiés, par les circonstances. Comme le laisse entendre un autre habitant de la ville, le militant révolutionnaire James Boggs, samplé en introduction, le capitalisme a attiré ces populations avec l’illusion d’une « Terre Promise », avant de broyer leur avenir et leurs espoirs avec les crises. C’est dans ce contexte que Boldy James entre en scène, ConCreature parmi les gorgones et les poltergheist, qui nous raconte sa vie hors-la-loi et la fin de sa mutation.

L’enregistrement de Manger On McNichols a débuté en 2007. Replacée sur la chronologie des œuvres de Boldy James, il s’agit donc d’une préquelle sur l’origine de sa personnalité et de son style. On découvre qu’il a déjà son interprétation froide, son air impassible, mais grâce à ce retour dans le temps et dans le passé de l’interprète, ces choix stylistiques prennent sens. Ses vers courts, faits d’images flashs et d’impressions fugitives, matérialisent Detroit par touches, la rendent familière et tangible même pour un étranger. Des qualités d’immersion que Boldy James a surtout utilisées pour transcrire des ambiances et des activités, un peu moins pour se décrire lui-même. Ici, sous l’impulsion de Sterling Toles qui l’invite à être plus personnel, son écriture impressionniste sert aussi à matérialiser sa mémoire pour plonger dans sa psyché.

Ces souvenirs ressemblent à une succession de nouvelles qui l’ont figé dans son attitude, et bien qu’évoqués de manière fragmentaire, ils sont habilement mis en scène pour transcrire leur impact. Sur Medusa par exemple, l’idée d’un bébé à venir est utilisée comme un fusil de Tchekhov. Il devient, après l’accident de Middle Of Next Month, les cadavres de ceux qui auraient dû être ses jumeaux. La crainte de l’arrivée d’un enfant n’est pas apaisée par la paternité, mais remplacée par un double deuil. S’active alors, avec Mommy Dearest, des questionnements sur sa propre naissance, présumément non voulue, et le point de non retour est atteint. Le nihilisme et la sérénité d’apparence de Boldy James prennent une dimension nouvelle, presque abyssale, tant tout ce qu’il y a à l’intérieur doit bouillonner de douleur et de colère. C’est ainsi qu’il est devenu une ConCreature, aux deux C majuscules comme ceux des Centimètres Cubes qui servent à peser l’héroïne, une créature qui a sacrifié sa sensibilité pour survivre.

Si son style est un refuge où les sentiments et l’émotion sont suspendus, c’est pourtant une pulsion de vie qui pousse Boldy James à rapper, dealer, violenter. Et celle-ci s’entend dans la partition jouée par Sterling Toles, producteur et metteur en scène de Manger On McNichols.

L’essentiel des textes a été écrit entre 2007 et 2010, mais il a fallu dix années supplémentaires pour finir de composer l’album. A la faveur des allers et venus de musiciens locaux dans son studio, Sterling Toles a peaufiné, dynamisé, enluminé, les productions au fil des ans. Essentiellement jazz, avec quelques notes funk et ghettotech dans la seconde moitié, on ressent à chaque instant cette dimension collective. Elles sont mouvantes, organiques, parfois surprenantes en ne suivant pas la construction des productions rap classiques, et soufflent la vie sur McNichols comme dans l’œil de Boldy James. Violoncelle, sax, flute, synthé, trombone, batterie, guitare, chaque instrument est joué par un habitant de Detroit. Parfois voisin, parfois rencontré par hasard, parfois ancien collaborateur de légendes locales, voire légende en personne ou en devenir, tous représentent la ville et aident à matérialiser une partie de sa riche culture musicale. Il semble que Sterling Toles cherche à faire apparaître Detroit par touches lui aussi, et sous toutes ses facettes, à la manière des mix réseaux d’Electrifying Mojo, dont on entend d’ailleurs la voix d’hôte sur Welcome To 76.

Detroit, ou ce qu’elle symbolise, tient donc un rôle tout en ambivalences. Source de fierté, célébrée pour ses musiques et sa culture, autant que décor des luttes internes de Boldy James parce qu’elle maudit ses habitants ab ovo. Mais si les ConCreatures ne finissent pas pétrifiées, c’est aussi parce qu’elles ne sont pas dupes : « Probably could have been president, if I ain’t grow up a Detroit resident ».

illustration : Hector de la Vallée

nudy

Alors qu’il est absent d’Anyways, quelque chose rappelle Pi’erre Bourne dans le travail de Coupe, Marc B et 20 Rocket : les basses aux rebonds saturés, l’hybridité entre samples et rythmes programmés, les montages d’éléments dissonants et de compositions bizarres. Les espaces laissent un effet de vertige dans le son, comme l’impression de respirer des bouffées délirantes. Après tout, cet album fait suite à une mixtape intitulée «défoncé dans la cabine».

Cette atmosphère peut être drôle ou étrange, voire angoissante en fonction de l’état d’esprit avec lequel on entre dans le monde de Young Nudy. A sa façon de décrire des meurtres sanglants, de leurs préméditations à leur absence de justification, il semble que le but soit de provoquer des chocs visuels et moraux, à la manière de certaines comédies horrifiques. De ces univers, Nudy a parfaitement synthétisé le côté volontairement grotesque, au sens quasiment premier du terme, qui déforme et rend difforme la réalité pour que le comique et la terreur surgissent ensemble. Sa voix légèrement pitchée et les ad-libs qui ne laissent pas une seconde de répit entre les lignes recréent même le rythme et la patte burlesque de ces films.

L’étrangeté provient du décalage entre son timbre, le ton des productions et le contenu des textes. Ses fables ultra violentes et cyniques peuvent être racontées sur des nappes légères et lancinantes ou fredonnées sur les mélodies d’un dessin animé. L’écart entre ce qui est dit et ce que l’on entend donne un côté dérisoire au sordide, surtout quand Nudy laisse éclater son ricanement moqueur, qui rappelle autant un gremlin que le jeune Gucci Mane.

Ses thèmes sont ceux classiques du gangsta rap le plus immoral, mais son approche laisse la sensation d’être en lévitation au dessus de ses violences, ou dans une reconstitution cartoon. Quand au milieu de ce beau bazar, Nudy s’arrête pour raconter sa véritable histoire, on comprend que, comme chez son cousin 21 Savage, ses éclats de rire et son masque de Chucky permettent aussi d’échapper aux traumas. Mais son hilarité permanente, aussi proche de la démence sociopathe que de l’esprit comique, transforme tout en plaisanterie. Nudy se venge de la vie en dépassant amplement toutes mesures normales des choses, dans un excès de sexe, une profusion de drogues, une exagération de la violence, jusqu’à tomber ivre de rires.

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Comme quasi tous les versants de rap auxquels il a donné vie, Gucci Mane ne se renouvèle plus, écrit et rappe comme s’il était lui aussi inspiré de lui-même. Venant d’un artiste dont une partie de l’intérêt était son flair pour l’innovation et une écriture qui a permis de voir et de raconter autrement le gangsta rap, le résultat n’en est que plus plat.

La platitude, qui rend accessible et inoffensif, est souvent le symptôme d’une musique pensée comme une formule algorithmique. On ne peut pas accuser Gucci Mane, dont le succès a toujours échappé aux mesures, de courir après les chiffres, il se peut qu’il soit néanmoins une victime collatérale de ces tendances, en singeant les jeunes pour combler son manque d’inspiration. So Icy Summer laisse la même impression que ses récents albums, que Gucci utilise les autres comme une béquille, se laissant porter au point d’avoir parfois l’air d’être l’invité. Les morceaux avec Young Thug ont des relents marins de So Much Fun, Nasty avec Young Nudy ressemble à une scène coupée d’Anyways.

Il n’est plus la pile électrique des Gangsta Grillz, ni le tank pataud du Brick Squad, ni l’auteur surréaliste de Gucci Sosa. Mais quand il s’éloigne de la jeunesse d’Atlanta pour retourner aux vieilleries du Tennessee, Gucci Mane redevient presque tout ça à la fois. Les duos avec Foogiano et Pooh Shiesty, particulièrement avec ce dernier originaire de Memphis, sont de bons exemples. Le biographique et menaçant Still Remember rappelle ses grandes collaborations avec Drumma Boy, et est à la fois une de ses meilleures chansons depuis longtemps en même temps qu’une possible explication de texte : « I had to laugh, it kept me from crying, said it was all good, but I was lying. »

Avant d’être submergé par sa créature, Radric Davis a longtemps été un as du persona, Gucci Mane a été et pourrait être redevenu un masque comme ceux que portent les acteurs. Quand celui-ci tombe, pour laisser voir non pas l’ancien Gucci mais un vieux Gucci, qui assume et joue de son âge, l’intérêt revient. Sur Breasto, Who Is Him, ou le sample diabolique de Lifers, le ton et l’attitude s’enténèbrent alors que les souvenirs s’empilent, et les gamins ne sont plus des faire-valoir mais les victimes de ce temps retrouvé : « Come by myself, I don’t need nobody help, I blaze you up like I’m Seth, Shoot til it’s emptI shoot a 100 like Wilt, You keep a 30 like Steph. »

Il a récemment appelé les artistes noirs à entrer en grève, puis à fuir leurs labels négriers pour plus de libertés et d’indépendance. Quelques semaines plus tard, ces messages effacés, il s’excuse et sort cette compilation chez Atlantic Records. Ce revirement résume assez bien son parcours depuis 2016 : au final décevant, mais laissant entrevoir que Gucci Mane est encore un peu là, tapis derrière un sourire diamant et des abdominaux pare-balles. Quant à la raison de ce double-je, si elle n’est pas assez évidente, il l’a clairement exposée sous forme d’une question : «What’s your choice ? Red Pill, Old Gucci is back, or Blue Pill, New Gucci continue to live a better life ? »

illustrations : Pierre Thyss