Lorinsers On Yokahama Tires

Le 13 mars 2013, sous les flashs et les néons d’ambulances, Lil Wayne est admis d’urgence au centre médical Cedars-Sinai de Los Angeles. Alors qu’il dansait pendant le tournage d’une vidéo de la chanteuse Nicki Minaj, une artiste signée sur son label, Lil Wayne s’est soudainement évanoui, avant d’être pris de violentes convulsions.

Les rumeurs sur son état de santé sont inquiétantes, on raconte que la crise est due à sa surconsommation de codéine, l’héroïne liquide qu’il sirote à longueur de journée dans ses grands gobelets en plastique rouge. À moins que ça soit quelque chose qui pousse à l’intérieur de sa tête.

« Ce n’est pas ma première, deuxième, troisième, quatrième, cinquième, sixième ni septième crise. J’ai eu des tas de crises. Vous n’en aviez juste jamais entendu parler. »

En 1998, Cash Money n’a jamais aussi bien porté son nom. Les artistes du label donnent des concerts luxueux, où chaque détail est là pour rappeler l’opulence dans laquelle ils se répandent. Bryan « Birdman » Williams et Mannie Fresh arrivent sur scène en sortant du cadran d’une Rolex géante ornée de diamants, pendant que tout autour de l’arène, des bouteilles en cristal lancent de grands jets d’eau pétillante pour arroser un public en sueur.

Sur le parking qui sert de coulisses, les Hot Boy$ se préparent à arriver sur scène dans de faux hélicoptères de combat. Faisant suite à Get It How U Live !, leur deuxième album Guerilla Warfare vient d’atteindre le sommet des charts, et les quatre soldats de Cash Money sont décidés à fêter ce succès avec leurs fans.

Mais au moment où les hélicoptères quittent le sol, tirés par un mécanisme de grue, le mélange de chaleur, d’adrénaline et de bruit font entrer le cerveau du jeune Dwayne en ébullition. Pris d’une crise d’épilepsie, Lil Wayne s’évanouit et tombe de l’hélicoptère en plein vol.

Ce jour-là, il devait rapper le single de son premier album solo. Quelques minutes plus tard The Block Is Hot retentit dans le stade, mais sans la présence de son interprète. Les semaines qui suivent, Birdman raconte à la presse que son artiste est simplement malade. Deux mois plus tard, ce premier album entièrement produit par Mannie Fresh – et quasiment vierge de mots vulgaires à la demande de Cita – est certifié disque de platine.

Avec cette crise, Dwayne Carter Jr. a frôlé la mort une seconde fois. À son réveil, le cadet de la fratrie Hot Boy$ sera devenu fils unique, débutera alors la première étape de sa conquête du Monde.

« Parfois j’aimerais simplement partir, mais je dois prendre soin de Ginae, protéger Cita, alors j’essaie et continue de souffrir, mais comment faire quand mes proches continuent de mourir… »

illustration : Hector de la Vallée

hotboys

Ronald et Bryan chevauchent un pick-up en beuglant dans un mégaphone pour motiver leur troupe. Devant eux, quatre adolescents avec des bandanas et des dog tags militaires autour de la gorge courent en récitant des strophes.

« Ferme tes yeux petit haineux, regarde ailleurs. Je fais tout ça pour ma mère, depuis que j’ai perdu mon père », le petit en queue de peloton, c’est Dwayne, qu’il faut désormais appeler Lil Wayne. Il s’est débarrassé du « D » pour ne plus porter le même prénom que ce père biologique qu’il n’a pas connu.

« Je garde mes yeux ouverts et n’ai confiance en personne. De nos jours, tu ne peux même plus croire en tes proches », le parano aux cheveux coupés court s’appelle Tab Virgil Jr. dit Turk. Un gamin des rues que Bryan a découvert alors qu’il rappait pour les dealers aux alentours de la cité Magnolia.

« Montrez-moi un politicien et je verrai un escroc. Montrez-moi un flic qui respecte les règles du jeu, qui ne vous piègent pas avec de la drogue pour vous emprisonner», avec son sourire carnassier recouvert d’or, Terius Gray alias Juvenile est le plus âgé. Il est le rappeur star de Magnolia et l’artiste numéro un de Cash Money Records.

« Tu sais que ce monde est dégueulasse, crois-moi il ne renferme rien de bon. Je me dois d’être grand tout en restant ce petit garçon », en tête du marathon, avec sa voix d’outre-tombe et son regard bridé, pointe Christopher Dorsey, B.G., le grand frère de cœur de Lil Wayne.

Ronald et Bryan font courir leurs artistes en les faisant chanter pour qu’ils travaillent leur souffle et leur endurance. Cash Money est une armée, alors ses artistes sont traités comme de véritables soldats. Ensemble, Juvenile, B.G., Turk et Lil Wayne sont les Hot Boy$, le quatuor le plus bouillant de toute la Louisiane.

Juve et B.Gizzle sont co-leaders du groupe, les rappeurs les plus doués et les préférés des fans. Dwayne endosse le rôle du fantassin porteur d’eau, et admire tellement ses frères de contrat qu’il ne se rend pas compte que du haut de ses quatorze ans, il n’est qu’un faire valoir.

Pour partir sur les routes avec sa nouvelle famille, Lil Wayne doit laisser sa mère seule derrière lui. « Pourquoi tu n’aurais pas un bébé avec quelqu’un, Dwayne ? Dis à leurs mères que je m’en occuperai. Ne t’inquiètes pas. Demande à Toya, tu l’aimes bien, non ? », lui souffle Cita. Dwayne connaît Antonia « Toya » Johnson depuis l’école primaire. Il l’aime bien, mais ce qui compte c’est qu’elle est la seule fille de son âge à accepter de tomber enceinte pour lui.

En 1998, Dwayne devient père d’un bébé fait pour Cita, sa mère, pour ne pas qu’elle s’ennuie sans lui, et pour qu’enfin elle le considère comme un homme. Cette petite fille, il la prénomme Reginae Carter, en hommage à feu Reginald « Rabbit » McDonald.

« Regarde, j’ai un enfant. Je suis jeune, je sais, et tout s’est compliqué quand tu es parti. Mais je gagne des millions avec Baby, alors je garde le sourire. Et je prends soin de ta femme, mon ami. »

illustration : Hector de la Vallée

BG

Passant par le milieu de Magnolia Street pour la couper en deux, Valence Street est une rue qui traverse le 13ème District de la Nouvelle-Orléans. Elle est aussi le territoire du V.L. Posse, un gang qui braque les passants et deal de la poudre.

Tout porte à croire qu’un membre du Posse a assassiné le père de Christopher « Doogie » Dorsey. Sans domicile et orphelin, Christopher arpente Valence Street de long en large, vivotant de petites arnaques et de la vente de crack et de marijuana. Il se réserve l’héroïne pour que les nuits dehors paraissent moins longues.

La consommation d’opiacés affecte et modifie progressivement sa voix. Après cette seconde mue, ses cordes vocales sont constamment au bord de la rupture, grinçant comme si elles avaient trempé dans la vase. Son timbre est rocailleux, vicieux, sale, quand il parle, on entend la voix d’un gosse qui a bu tout le Mississippi.

Doogie met à profit cette voix en racontant sa vie, et le meurtre non élucidé de son père, dans les soirées rap de la ville. Lors de l’un de ses concerts, il fait la connaissance de Terrance « Gangsta » Williams, figure du proxénétisme et du trafic de drogue orléanais, qui à coup de centaines de milliers de dollars, vient d’aider ses demi-frères, Ronald et Bryan, à monter un label de rap : Cash Money Records.

Dès juin 1994, Christopher « Doogie » Dorsey est hébergé par la famille Williams. Bryan et Ronald Williams ne lui réclament aucun loyer parce que c’est sa voix qu’ils veulent. Ils aimeraient envoyer les graviers du fond de sa gorge sur les ondes radios, pour les faires revenir dans leurs poches, transformés en billets verts.

Cet été là, Cash Money traine dans ses pattes un second gamin d’à peine douze ans : Dwayne, dit « Baby D ». Ce gremlins imberbe et chétif a forcé les portes du label avec l’aide d’un autre artiste, Lil Slim, et a obtenu un contrat grâce à un freestyle ininterrompu de dix minutes, qui a hypnotisé les membres de Cash Money Records lors d’une séance de dédicaces.

Doogie et Baby D sont « B.G.z », les « Baby Gangstaz », un nom de duo choisi en hommage à Terrance « Gangsta » Williams, ce demi-frère crapuleux qui a financé l’affaire de Bryan et Ronald.

Les bébés gangsters enregistrent des titres comme From Tha 13th To Tha 17th, célébrant Valence Street et Holygroove, le quartier d’origine du petit Dwayne. Les productions assurées par Mannie Fresh, virtuose du Triggerman et de la TR-808, aident les textes naïfs à devenir dansants, et à séduire les rues orléanaises.

Sur True Story, premier et unique album des B.G.z, Baby Dwayne n’apparaît que sur deux des huit titres, amorçant la transformation du duo en groupe d’un seul homme. Grâce au succès de True Story, le nom des B.G.z reste coller aux basques de Christopher « Doogie », qui est lentement et naturellement devenu « B.G. ».

Apeurée par ce qu’il pourrait advenir de son fils s’il traine d’avantage avec les Williams et cet adolescent héroïnomane, Cita retire Dwayne Jr. de Cash Money Records pour le renvoyer sur les bancs de l’école.

Le 7 mars 1997, Reginald « Rabbit » McDonald décède à l’âge de 26 ans. Le beau-père de Dwayne était un enfant, qui laisse derrière lui un autre enfant, orphelin pour la énième fois de sa vie. Pour la première fois Dwayne a le sentiment d’avoir perdu un père, à qui il dédie son tout premier tatouage. Il endosse alors le rôle de chef de famille et envisage de faire des pots-pourris de fleurs séchées, en espérant pouvoir gâter sa mère.

En entrant dans la chambre de son fils, Cita le surprend en train de glisser le Taurus Ragging Bull de Rabbit dans son sac d’école. Elle réalise sur quelle pente Dwayne est en train de se laisser rouler, et que quoi qu’il fasse, où qu’il aille, s’il reste dans ces quartiers de la Nouvelle-Orléans, il ne pourra que se faire broyer par son implacable machine infernale. Deux, trois coups de téléphones plus tard, elle revient voir son fils pour lui annoncer sa décision :

« Tu n’ira plus à l’école. Tu retournes chez les frères Williams. »

illustration : Hector de la Vallée