THE MEANING OF BLACK HOLES

« Regarde la taille du front de ce gars, il est putain d’énorme. Et regarde sa putain de bouche. Il a une paire de lèvres on dirait une énorme boule de glace fendue en deux. Puis ses cheveux poussent n’importe comment. Ce mec ressemble à un putain de poète africain !

Hey Earl, dis quelque chose. »

A cet échange hilare entre Tyler et Taco, Earl ne répond pas vraiment. Il se met à rapper avec l’assurance de quelqu’un qu’on vient d’essayer d’humilier, sans savoir qu’il cachait sous sa cape de quoi impressionner le monde.

Autour de lui, les membres d’Odd Future ingèrent des drogues fabriquées avec des produits ménagers et se blessent en skateboard parce qu’ils rejouent sans doublures des épisodes de Jackass. Ce cirque des horreurs reste malgré tout bien sage aux côtés du cadavre exquis d’insultes et d’immondices, de souillures misogynes et de pulsions psychopathes, déversé par l’enfant.

Yo.
Je suis un beau barjot d’astronaute,
s’écrasant,
alors qu’il se branlait,
sur des vidéos d’Asher Roth,
mangeant une sauce aux pommes,
descendu pour enfoncer,
des scies dans le fion des catholiques,
effriter des cendres de shit,
dans leur cercueil,

Il expire et inspire ses rimes, internes, externes, multi syllabiques, les laissent s’échapper de sa bouche comme un souffle venimeux, tourner et danser, sans effort, pour les faires s’entrechoquer de la façon la plus ingénieuse possible. Un spectacle d’hypnose, auquel on serait tenté de ne pas croire, duquel on perçoit quelque chose de non identifiable, d’aussi inquiétant que surprenant, qui colle un frisson.

Et démarre une nappe aux saturations absolument anxiogènes, avant qu’Earl fasse la promesse de donner un nouveau sens à l’expression trous noirs ou de nourrir sa bite avec les entrailles d’un cadavre de jeune fille.

Personne ne doit pouvoir le féliciter. Personne ne doit le voir. Au contraire, il ne doit pas être vu. Il ne faudrait pas que certains se mettent à répandre le bruit qu’un phénomène anormal a fait son apparition.

La décision fut prise de le faire disparaître.

illustration : Hector de la Vallée

THIS WIND YOU HEAR IS THE BIRTH OF MEMORY

Une poésie extériorise des affections, pour les transmettre, pour les calmer peut-être. Mais le poète cherche à exprimer bien d’autres choses que des sentiments personnels. Lui a choisi la didactique et l’engagement. Son ambition, venue du plus profond de ses tripes, lui confère un pouvoir interdit aux humains. Ses mots cherchent la puissance performative, libératrice, celle des sorts et des sortilèges.

Celui-là est le héros d’une force littéraire noire qui n’a pas peur de militer, sa poésie, tout autant de l’art qu’un appel au soulèvement, rêve d’un monde où l’on se passerait d’elle.

« On ne parlera plus d’art. Le seul poème
que vous entendrez,
sera la pointe d’une lance biseautée
dans la moelle perforée de l’infâme. 
»

C’est en référence à ce texte, qui prophétise le crépuscule du temps des mots et l’aube de celui des actions concrètes, qu’un groupe précurseur du rap choisit de s’appeler The Last Poets. Après nous, la Révolution, en sommes.

Finalement, elle n’a pas eu lieu et il continue d’y avoir des poètes. Qu’en dites-vous, Bra Willie ? Vous qui appeliez à ce que les auteurs posent la plume pour agir physiquement. Que pensez-vous de ceux qui invoquent ce pouvoir magique, non pour la prospérité commune mais pour leur propre bénéfice ? Vous qui dans vos heures les plus extrêmes reprochiez même à Senghor et Césaire de forniquer avec l’œil blanc. Ce sont des questions qui tourmentent peut-être votre descendance. Enfin, saura-t-elle tout ça quand elle décidera de devenir rappeur ?

« Méfie-toi, mon fils, les mots,
portent les
résonances,
du désir aveugle… 
»

C’est un garçon. Avec un tel père, la mère s’attendait à mettre au monde un bébé maudit. Elle s’attendait au pire même. Elle ne s’était juste pas figuré le pire sous cette forme.

CHAPTER I : THE MEANING OF BLACK HOLES
CHAPTER II : HAVE YOU SEEN ME ?
CHAPTER III : I JUST WANT MY FATHER’S EMAIL
CHAPTER IV : THE STREETS OF JOHANNESBURG CANNOT CLAIM ME
CHAPTER V : MAKE YOUR OWN KIND OF MUSIC
CHAPTER VIII : THE POET IN YOUR VEINS ASCENDS A MOUNTAIN
CHAPTER IX : SOMETHING SINISTER TO IT
CHAPTER X : I BEEN LIVING WHAT I WROTE
CHAPTER XI : SHE USED TO SEE MY FATHER IN ME
CHAPITRE XII : BEND WE DON’T BREAK, WE NOT THE BANK

illustration : Hector de la Vallée

tyler

Tyler l’a probablement choisi pour sa belle consonance française, mais ce nouveau pseudonyme de T. Baudelaire va sans doute désorienter quelques européens. Et si le soleil qui ouvre CALL ME était celui qui brûle une charogne ? Et si les multiples apparitions de Rolls Royce, de yachts, de passeports, étaient autant d’invitations au voyage ?

Il y a des thèmes baudelairiens qui traversent toute la discographie de Tyler. D’abord, l’ennui, qui plombe les lieux comme les gens. Un ennui que Tyler tente d’égayer avec son rap de chambre, mais que l’on ressent toujours dans sa trame sonore planante et pastel, qui rappelle ces banlieues américaines dont même un ciel repeint couleur vanille ne saurait cacher la morosité et la mélancolie. Un ennui qu’il faut combler aussi, comme un vide. Pour ça il y a l’art et la musique évidemment, mais aussi l’amour. Les provocations violentes et vulgaires ont toujours mal dissimulé le romantisme de Tyler. Il est triste de ne pas trouver l’amour, malheureux d’être amoureux, anéanti de ne plus l’être, puis déprimé que ce soit sans issu ou non réciproque. Un vide comblé par un autre en somme, par le rêve d’une moitié idéalisée, fantasmée au point de ne même pas pouvoir lui donner un prénom, comme l’amoureuse d’une poésie.

Tyler n’est pas Charles Baudelaire mais il pourrait être une de ses créatures, bizarres, passionnées et pataudes, comme le cygne ou l’albatros. Il n’est jamais devenu un double de ses modèles, parce qu’il s’est jeté de tout son être dans ses références, avec cette personnalité antithétique, insufflant autant le ridicule que le sublime, pour tout déformer. Ce charisme atypique a pu donner l’impression d’une progression en trompe l’œil. Il a été meilleur producteur de disque en disque, mais est resté invariablement le même rappeur, enfermé dans un corps difforme d’adolescent. On a pensé qu’il avait réglé cette question avec IGOR, en reléguant sa présence aux marges pour se mettre au service du reste et des autres. Le papillon de CALL ME, né après ce temps de chrysalide, est finalement semblable à la chenille.

Paraît-il que l’on reste attaché à la musique de son adolescence, parce que la zone du cerveau gérant les goûts commence à faner peu après 20 ans. Emporté par sa passion et des influences tatouées sur les tympans, Tyler continue d’entretenir une nostalgie flamboyante pour son âge d’or, fait de souvenirs très personnels d’Eminem, du Wu-Tang et de tout ce qu’ont pu produire, rapper ou chanter les Neptunes et leurs proches collaborateurs.

Avec CALL ME, il continue d’utiliser ce passé comme une boite à outils. DJ Drama par exemple, revenu de l’époque où Datpiff régnait sur le rap, host l’album comme s’il s’agissait d’une mixtape des années 2000, avec son bagout empruntant autant au narrateur d’évènements historiques qu’au commentateur sportif. L’entendre enclenche les souvenirs oubliés d’archives de trente-trois titres pour vingt-huit méga-octets, téléchargées après avoir attendu des heures devant un compte à rebours descendu plusieurs fois à zéro. Un plaisir nostalgique qui fait réaliser l’aberration d’avoir cherché comme le graal les versions no DJ des mixtapes, ces cris étant un élément central de leur esthétique. Ce que Drama raconte en hurlant insuffle de l’adrénaline aux Gangsta Grillz, et continue d’ajouter du bordel à la cacophonie plutôt habituelle des albums de Tyler.

Contrairement aux mixtapes, souvent marchepieds dans l’ascension d’un artiste, il s’agit ici d’un album célébrant un aboutissement. Pour magnifier une réussite, il est bon d’insister sur les embuches rencontrées en chemin, et en cela la mise en scène burlesque de LUMBERJACK aux BET Awards est particulièrement parlante. Sur scène, Tyler tente d’avancer contre un vent de tempête, puis ouvre une boite aux lettres délivrant une marée de messages qu’il se prend en plein visage. Il n’y a que sa Rolls Royce, dont il remercie le chauffeur en sortant, qui lui a permis d’avancer. Puis, il y a son monster truck tiré à bout de bras dans la vidéo de JUGGERNAUT, ou le wagon restaurant de BROWN SUGAR SALMON, qui continue de rouler pendant que Tyler se voit refuser ce qu’il désire par la serveuse. Ces vélos, trains, voitures, yachts et passeports disséminés dans les textes comme dans les images, matérialisent le chemin parcouru malgré les obstacles, jusqu’à l’Europe imaginaire de CALL ME symbolisant la réussite. Tyler a quitté sa banlieue, et contre tous les présages qui envoient les farfelus tels que lui se perdre aux marges du monde, se retrouve au sommet des Alpes et des charts, avec un Grammy entre les mains. Et si sa réussite prend la forme de ces destinations et objets luxueux, cela peut autant être pour recomposer des figures de style connues du rap que pour narguer DJ Khaled et les sceptiques.

L’amateur éclairé s’est perdu pour devenir un artiste récompensé. Ce parcours, Tyler le veut inspirant pour les jeunes aussi bizarres que lui, les poussant à être reconnaissants de ce qu’ils sont et les invitant eux aussi à tirer partie de leur pneu crevé. Le titre de l’album n’est finalement pas le slogan d’une hotline d’entraide, mais un appel à le rejoindre si, et seulement si, on a réussi à se perdre : « You Can Do It Too, » comme le disait Pharrell, en énumérant lui aussi ses bénédictions, tout en admirant son reflet dans le logo lustré de sa Rolls Royce.

T. Baudelaire est donc un dandy européen qui aime rapper comme Pusha T. Ce dernier est certainement le rappeur ultime du Tyler-verse, il est normal de l’entendre lui emprunter toutes ses cadences et reprendre ses grognements quand il bombe le torse sur CORSO ou MASSA. A la fin de son couplet sur HOT WIND BLOWS, l’émulation est telle que la chanson prend des airs de fan fiction racontant des retrouvailles avec Lil Wayne. Malgré tout, sa voix grave et grenue, bien trop sienne, préserve Tyler d’être une simple copie. Le masque comique porté par son personnage lui évite aussi le premier degrés d’un frère Thornton. Le sérieux et l’absurde s’interpénètrent sans cesse, lui permettant de rapper sa vie bourgeoise avec dérision, de faire des clins d’oeil ironiques aux traumatismes qui le suivent depuis toujours, aussi d’aborder l’air de rien des sujets plus profonds.

L’influence des Neptunes se fait toujours sentir, dans la teinte des synthés et la saturation des guitares électriques notamment. Mais là où Pharrell et Chad Hugo aimaient libérer l’espace autour de l’idée avec laquelle ils construisaient leurs beats, et ainsi souligner son côté surprenant, Tyler lui, a le goût des structures peu orthodoxes et chargées. RISE! par exemple est construit sur une idée simple très Neptunienne – syncoper à l’extrême un sample du générique d’Amicalement Vôtre pour le poser sur un breakbeat – mais un titre comme SAFARI balade on ne sait jamais où, grâce à de multiples ponts et des arrangements vocaux ou instrumentaux qui font sans cesse évoluer l’ambiance de la chanson. Sur ce point, IGOR allait plus loin, grâce à sa fluidité neo-soul et au mix qui ensevelit les voix pour faciliter les mélanges et les métamorphoses. Avec le retour au rap et à l’esthétique mixtape de CALL ME, reviennent les textures crépitantes d’anciens disques de Tyler, avec des rythmiques qui font rouler les moutons de poussière ou des collages et effets de transitions volontairement abruptes.

Une bonne dizaine d’années plus tard, Tyler reste fidèle à ses références, et donc à lui-même. CALL ME est une combinaison de tout ce qu’il a été, est et sera, d’une cohérence improbable compte tenu des mélanges de genres et du casting pantagruélique. Des stars d’aujourd’hui croisent les amis de toujours, les samples horrorcores des débuts et les faces B boom-bap s’insèrent entre les instrumentalisations jazz, les douceurs bossa et les quasi reprises R’n’B. Ce grand désordre collectif rappelle celui des mixtapes, comme les envies de groupes de Tyler, qui rêvait d’être à Odd Future ce que RZA est pour le Wu-Tang, ce que Shock G était au Digital Underground. Plus forte que le chaos, une unité perdure grâce à l’aura solaire de Tyler. Il est une boule de neige de dessin animé, emportée par la curiosité, la passion, qui grossie en dévalant les albums, accumulant les apports amassés en route, mais sans jamais rien perdre de sa naïveté d’origine. Et quand le soleil rayonnant sur la charogne aura aussi fait fondre toute cette neige, il restera le même Tyler, grotesque, bizarre, mais beau et génial, ce héros romantique qui conçoit tout comme un voyage.

Avant de conclure son album, Tyler tient à rappeler qu’il est parfois un peu lâche et misérable. Derrière le narcissisme et les récits de vacances entre Nice, Capri et Genève, le point d’orgue de CALL ME reste une histoire malheureuse, qui relègue le reste au rang des choses aussi superflues qu’un parapluie à Los Angeles. Dans une atmosphère cotonneuse, WILSHIRE raconte un triangle amoureux qui consume doucement T. Baudelaire. Traversé par la culpabilité, les regrets, le constat de son illégitimité et de sa faute, il conclue qu’il est lui-même la pourriture échappée de la charogne restée en plein soleil. Des moments comme celui-ci, ou quand il raconte que sa mère ne se déplace jamais sans son drap pour les pique-niques, ou qu’elle vivait dans un abri à l’époque où le succès est venu les trouver, éclipsent presque tous les apparats et les récits de rêves réalisés. Le beau réel l’emporte sur le beau idéal, parce qu’il est simple, parce qu’il est dramatique, parce qu’il a des failles, parce qu’il est romantique en somme, comme Tyler.

illustration : Hector de la Vallée