kodak (1)

Sur When Vultures Cry, les colombes de la chanson de Prince sont remplacées par des corbeaux, ce n’est plus un ange mais un rejeton du diable qui pleure. Kodak Black n’est pas seulement triste du sort réservé aux siens, il réalise aussi qu’il est lui-même une ordure. Comme son père avant lui, probablement comme son fils déjà, damnés et diaboliques depuis la naissance. Elle est l’une de ses plus belles chansons, l’une des plus dures également, et le point de départ de ce qui est développé sur Dying To Live.

Elle a toujours été en décalage avec sa chair, la voilà devenue une étrangère : Kodak Black ne reconnaît plus sa propre âme et fait de la séparation du corps et de l’esprit le fil rouge de cet album. Nourrit de vocabulaire et de références religieuses, il détourne des questionnements bibliques pour faire son introspection et comprendre sa biographie.

A-t-il une emprise sur ses actes et paroles, ou n’est-il qu’un vaisseau, pour des messages dont l’importance dépasse sa personne ? Cela revient à se demander si ses textes ne sont pas dictés par Dieu lui-même. En insinuant qu’un messager peut être insignifiant par rapport au message, il protège le sien. Peu importe qui il est, cela n’entache pas ce qui a pu être défendu et ressenti dans ses chansons.

Cette séparation, qu’elle soit consciente ou non, entre sa chair dégueulasse et son message sacré, permet une justesse touchante. Il sort de son corps pour dire des choses intimes, mieux s’observer lui-même comme son environnement.

Ce regard détourné, couplé à une atmosphère presque gospel faite de guitares, d’orgues d’église et de mélodies de bluesman, évoque les musiques des Etats Noirs très croyants du Sud. On pense aux rappeurs autant pêcheurs que prêcheurs de ces régions, à Scarface, aux Goodie Mob, et à leur univers southern gothic mêlant le sentimental au macabre, le grotesque au fantastique.

Sur Gnarly, Kodak Black devient un « suburban dude » à la peau noire, et transforme sa tragédie en farce. Le clip assombrit presque cette chanson naïve et amusante : il n’est comique que parce qu’on a placé un haïtien dans une banlieue huppée, et qu’il est absurde de le voir dans ce monde où tout va bien.

D’Haïti il ramène la mythologie du zombie, cette créature morte pour vivre, qui se détruit pour repartir de zéro. Sur ZEZE, lui et Offset prennent des drogues pour altérer leurs corps et devenir des morts vivants drôles et joyeux sur un steelpan caribéens.

Vouloir échapper à son corps est aussi une métaphore de l’expiation, la destruction du sien et de son identité est l’objectif de Kodak Black, qui veut tuer Dieuson pour devenir Bill Kapri. Même si Dying To Live a des poches d’air, l’essentiel est dramatique, comme écouter un garçon mourant d’envie de se repentir pour vivre, mais dont les seules échappatoires semblent être la mort, l’autodestruction et ces inévitables cellules de prison qui hantent comme des cercueils le dernier tiers de l’album.

illustration : Hector de la Vallée

4

Enfer ou Paradis, rédemption ou damnation, le choix revient à Khaled, Rick Ross, Kodak Black, Gunplay, Denzel Curry, XXXtentacion et les autres. « La Floride, purgatoire du rap game » à lire chez YARD. Illustré par Bobby Dollar.

KODAK1

Suite aux accords dits « wet foot, dry foot » les USA se sont engagés à ne plus poursuivre les réfugiés Cubains arrivant à poser un pied sur leur sol. En compensation, certainement pour réguler leur immigration, ils sont devenus beaucoup plus sévères à l’égard des ressortissants Haïtiens. Plus souvent clandestins, ces émigrés reconstituent des éclats de pays au cœur ou en périphérie des métropoles de la côte Est. En Floride, il y a le célèbre Little Haïti à Miami, ou Golden Acres à Pompano Beach.

Dans le comté de Broward, Pompano Beach est surnommée « PompaNolia » à cause de l’obsession des Haïtiens pour Soulja Slim et les Hot Boys. Mais c’est l’émotivité musclée de Boosie qui laisse le plus d’écume sur les plages. En faisant des recherches sur le quartier de Golden Acres, le nom de Kodak Black revient sans arrêt. Pas besoin de creuser longtemps pour comprendre qu’il en est la principale attraction. Dès ses premières mixtapes il est comparé à Boosie, et revendique cette filiation avec celui qui souri pour ne pas pleurer. Une voix nasale, une énergie juvénile, un air de mogwaï qui côtoie les gremlins, une facilité à tituber entre fête et introspection, le petit Kodak rappelle effectivement beaucoup le Youngest Of Da Camp.

Le soleil plisse les yeux quand Dieuson Octave rigole, et qu’il laisse voir ses rangés d’énormes dents fondues dans l’or des corsaires. A 15 ans, lui et ses économies se rendent chez un dentiste peu regardant sur les accords parentaux, pour se faire poser ces 32 couronnes. En Floride, il est hors de question de porter des grillz amovibles, les bijoux sont plantés dans la gencive comme le faisaient les Caribéens libres pour se démarquer des esclaves. Kodak ne fait que suivre des équipages entiers de rappeurs Floridiens aux dents étincelantes, de Plies à Trick Daddy, en passant par les membres des Brutal Yougnz et de Kolyon’s, les groupes au sein desquels il fait ses débuts.

Pas d’histoire rocambolesque derrière son pseudonyme, Dieuson devient Kodak parce qu’il trouve rigolo d’appeler ainsi son compte instagram. Avec son charisme naturel il devient très vite la mascotte de Pompano Beach, et une curiosité nationale grâce aux bouffées de chaleur de SKRT. La mélodie enfantine de cette chanson et ses synthés charnels et trainants évoquent, au choix, une brise de Gulf Stream en pleine nuit ou une montée de MDMA. La drogue de choix de Kodak inspire sa musique, et aussi ses fans, qui s’échangent par comptes youtube interposés des versions « speed up » de ses mixtapes.

Hard to understand ‘cause his jaw keep lockin’, l’articulation pataude et poudrée de petit Black transforme tout ce qu’il prononce en assonance funky. Un peu comme chez son autre père spirituel, Gucci Mane. Avec ses inspirations venues d’une autre décennie, Kodak est hors du temps. C’est un gamin de 19 ans qui rap comme un adulte de deux fois son âge. Un rap vierge d’auto-tune, même quand il fredonne comme un bluesman de la Bible Bet. Un rap sans extravagance extra-terrestre ni image surréaliste. Un rap avec la soul crasse des vieux Sudistes, qu’on retrouve dans les coassements de sa voix grinçante et dans ses fausses notes, mais rarement chez ses jeunes contemporains au triplet flow ultra précis et aux fusions R’n’B. Grâce à une âme plus vieille que son corps, ses histoires de petit criminel sont déjà pleines de regrets, et laissent entrevoir des pointes de chagrin et de vulnérabilité, qui tranchent avec le punch adolescent de ses chansons les plus fun.

Son équilibre entre malice et mélancolie, son côté gamin coupé des tendances, sa filiation avec Boosie et Gucci, tout cela se retrouve sur Lil B.I.G. PAC, sortie pour son anniversaire le 11 juin dernier. Plus condensée que les précédentes, elle n’a pas de tube immédiat comme SKRT ou Lock Jaw mais est sa mixtape la plus maitrisée, et à ce jour la meilleure porte d’entrée dans son monde.

KODAK2

Il n’a pas encore l’âge légal pour acheter de l’alcool mais donne des conseils de vétéran sous les arrangements country de Everything 1K. Dans l’urgence Brick Squad de Vibin’ In This Bih, il déroule une allitération tourbillonnante, comme même Gucci n’en a plus fait depuis des années. Il se mue en bluesman père de famille avec Can I, au refrain chanté les yeux fermés et les reins remplis de bourbon. Sur les pianos de Slayed il transforme son duo avec Bad Azz en rencontre de vieux briscards bluesy, qui fréquentent le pire sans cligner des yeux.

Kodak trouve sa place en reliant les âges, les légendes et les régions, mais reste coincé entre la possibilité du succès et l’attraction qu’exerce la rue. On a l’impression que c’est malgré lui que la prison reste un des thèmes centraux de Lil B.I.G. Pac. L’univers de Lil Kodak est un plateau de Monopoly où la prison est une case comme une autre, par laquelle il passe à chaque mauvais lancer de dés. Elle est au cœur de sa vie, là d’où il vient, là où il va, l’horizon qu’il veut faire éviter à son fils et la raison des brouilles avec ses amis. Même à de complets outsiders Kodak donne un aperçu de la machine infernale américaine, construite pour ne pas voir réussir un noir né pauvre. Le synthé lancinant, presque plaintif, de Gave It All I Got, accompagne parfaitement le ras le bol de Kodak, épuisé d’avoir à porter le poids de cette vie sur ses petites épaules haïtiennes.

Même la touchante bulle d’oxygène Letter pourrait être terrible quand on y pense. Dieuson y apparait ravi de recevoir un mot de son ami, et de nous le lire sur une production enjouée, mais le décor reste celui d’une cellule de prison. Et comme Kodak a tiré la mauvaise carte chance quelques jours avant sa sortie, cette chanson prend une dimension qu’il n’avait sûrement pas prévu. Mais Letter résume bien la mentalité de Lil B.I.G. Pac, et montre que le floridien se refuse à tout fatalisme en cherchant l’horizon positif en toute situation.

Kodak Black garde l’image d’une personnalité amusante, d’un gamin attachant qui cherche à jouer et à faire rire. L’ayant raté l’an dernier, il avait annoncé qu’il débarquerait au lycée à cheval pour la remise de diplômes de cette année. Parce qu’il a de nouveau été malchanceux au jeu, il faudra attendre encore un peu avant de voir le Black Bart Simpson débarquer comme un roi dans son ancienne école, mais l’anecdote résume bien l’aura malgré tout optimiste qui s’échappe de sa musique.

Le nom de la mixtape est évidemment une grosse farce pour irriter les anciens, mais s’il avait dû en choisir sérieusement un autre dans le même genre, Kodak aurait pu l’appeler Pimp Boosie Mane. Un jeune au bagou et au swagger démesuré, qui fait vivre un esprit et une culture des campagnes et des périphéries américaines, à travers des fulgurances sur la réalité : en plus des deux légendes invitées sur le projet, c’est aussi au regretté Chad Butler que l’on pense en écoutant les tribulations de ce gosse aux pieds secs.

En début d’année il reprenait Cell Therapy de Goodie Mob, en ajoutant une saveur jamaïcaine au flow de Cee-Lo Green, ou choisissait le titre le plus country du catalogue de Future pour un freestyle sans une once de ressemblance avec l’originale. Même dans le choix de ses productions Kodak à quelque chose qui relie les époques. Sur Lil B.I.G. Pac les TR trap se glissent sous des compos qui rappellent parfois Organized Noize, DJ Toomp ou Pimp C. Avec Today et son sample sauce salsa, il nous rappelle une dernière fois ses origines. Sous le soleil de cette marina latine, Dieuson n’aspire pas à la fête mais à la tranquillité : Leave Kodak Black alone, et laissons le devenir la jeune légende qu’il mérite d’être.

illustrations : Bobby Dollar