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Le visage froncé, les épaules penchées en arrière et tournant comme si elles étaient indépendantes du torse. Ces gestes, Sherrie Silver leur a donné un nom swahili, « neza », pour mieux les mélanger au gwara gwara, hip jook, snakula, shaku shaku et autres danses venues des quatre coins du continent africain qu’elle fait se rencontrer au fil de sa chorégraphie pour This is America. Pourtant, l’arbitrage vidéo est formel, le neza n’est pas africain. Il a été mis au point dans le froid du Michigan par Casada Aaron Sorrell, imitant un surfeur dont le corps est déchiré par l’affrontement de deux fantômes qui y cohabitent.

Sada Baby synchronise ses épaules et son pelvis pour signifier qu’il entre en soirée comme dans une femme. Ses gesticulations burlesques rappellent les pimps de comédie, et ceux que l’on croise à leurs conventions. Contrairement aux maquereaux des Players Ball, Sada ne cherche à remporter aucun concours, sa folie est vaine et paraît donc encore plus démentielle. Cette aura, dont on ne sait jamais si elle doit nous faire peur, nous déchainer ou nous faire rire, on l’appelle parfois « le style ».

Sa présence déborde de l’écran, et écrase ceux qui gesticulent autour de lui. Quand Sada grimace comme s’il ne supportait pas son visage calme, on pense à Mac Dre qui renifle les odeurs de pisse, à sa thizz face et aux danses qui vont avec. Des mouvements qui s’impriment dans la rétine, dont les images persistent grâce à l’énergie de la musique. Ces deux-là partagent aussi une toxicomanie récréative, et Bartier Bounty est plein d’actes sexuels saupoudrés de stupéfiants, de fêtes qui basculent dans la violence sous l’adrénaline des produits.

La drogue est un détonateur, et tout le rap de Sada Baby tourne autour de ces explosions permanentes. Des lignes démarrent puis s’arrêtent, comme une suite de faux départs, puis des chansons et des couplets repartent de zéro pour recréer une détonation. Passé une introduction un peu molle, Bartier Bounty est un rollercoaster qui ne connaît aucun répit, une déflagration alimentée par les changements de flows, y compris quand Sada fredonne de sa voix de velours, parce que soudainement possédé par David Ruffin, le chanteur tourmenté des Temptations.

L’écriture ajoute quelques degrés à cette fièvre. Des lignes aussi bourrines que loufoques, mais sorties d’un esprit fin, participent au déséquilibre puis au K.O. Qu’il provoque avec une blague ou fasse rire pour faire peur, ses intentions ont un côté volontairement insaisissable pour simuler la démence. Hurlées jusqu’à rupture des cordes vocales, entre éclats et rugissements d’animaux, on est forcé de croire à ses pires énormités, de l’imaginer entrer par effraction chez son pire ennemi pour jouer aux petites voitures avec ses enfants après avoir chié dans ses cabinets, ou apprendre le Libanais pour tirer au fusil de précision sans retirer ses lunettes Cartier.

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Sada Baby est finalement comme ces basketteurs qu’il prend sans cesse pour référence, physiques et précis dans leurs gestes, qui ont l’air de tout pouvoir casser, mais dont les mouvements s’apprécient comme ceux d’un danseur de ballet. Et derrière ce bordel apparent, l’efficacité fait sens : toutes ses gesticulations, ramassées sur moins de trois minutes, sont un remède efficace au déficit d’attention qui touche la plupart des auditeurs de rap. Même le plus hyperactif se laisse porter par les dribbles de Skuba Sada, et ce jusqu’à finir écrasé dans l’arceau après un 360 windmill.

Comme toute la scène qui l’entoure, la musique de Sada Baby doit quelque chose à la Bay Area, à la Louisiane, et à leur gangsta rap respectif. Mais aujourd’hui ces inspirations ne sont plus que de lointaines références, que l’on devine derrière un synthé vaguement modern funk ou un piano agressif qui tourne en boucle. A force d’être asséché par le froid, le trap rap et la drill music, le rap de Detroit en est devenu un trop proche cousin, et les productions de cet album sont malheureusement très génériques.

C’est par inférence que l’on relie Sada Baby à sa ville, parce que ses textes et ses flows sont pleins d’hommages discrets à Hardwork Jig, Eastside 80’s ou Project Pacino, et de renvois à la culture et à la géopolitique locale. Les guerres de chapelles ont d’ailleurs fortement impacté la liste des producteurs de Bartier Bounty, et les absences de Dam Jon Boi et Da Realest Sounds, sans doute victimes collatérales des embrouilles avec l’entourage de Tay Blood, se font cruellement sentir.

Sur l’album précédent, D.O.N., avec des chansons comme First Sunday ou Big Squad, il était clair que Sada Baby doit une partie de son style à Chief Keef. Il y a dix ans, après avoir profondément marqué toute une partie du rap, Waka Flocka était dépassé par ceux qu’il influençait. Rick Ross a construit des tanks avec Lex Luger et Gunplay a mis des textes dans son adrénaline par exemple. Aujourd’hui, l’un des quelques fils illégitimes de Waka est en train de vivre la même chose. Bien que lui en ait fait une force, profitant de sa position d’éternel outsider pour continuer à cabosser les marges, au centre, Chief Keef est dépassé par certains de ses enfants. Sada Baby pourrait devenir un de ceux-là.

illustrations : Leo Leccia

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Sur When Vultures Cry, les colombes de la chanson de Prince sont remplacées par des corbeaux, ce n’est plus un ange mais un rejeton du diable qui pleure. Kodak Black n’est pas seulement triste du sort réservé aux siens, il réalise aussi qu’il est lui-même une ordure. Comme son père avant lui, probablement comme son fils déjà, damnés et diaboliques depuis la naissance. Elle est l’une de ses plus belles chansons, l’une des plus dures également, et le point de départ de ce qui est développé sur Dying To Live.

Elle a toujours été en décalage avec sa chair, la voilà devenue une étrangère : Kodak Black ne reconnaît plus sa propre âme et fait de la séparation du corps et de l’esprit le fil rouge de cet album. Nourrit de vocabulaire et de références religieuses, il détourne des questionnements bibliques pour faire son introspection et comprendre sa biographie.

A-t-il une emprise sur ses actes et paroles, ou n’est-il qu’un vaisseau, pour des messages dont l’importance dépasse sa personne ? Cela revient à se demander si ses textes ne sont pas dictés par Dieu lui-même. En insinuant qu’un messager peut être insignifiant par rapport au message, il protège le sien. Peu importe qui il est, cela n’entache pas ce qui a pu être défendu et ressenti dans ses chansons.

Cette séparation, qu’elle soit consciente ou non, entre sa chair dégueulasse et son message sacré, permet une justesse touchante. Il sort de son corps pour dire des choses intimes, mieux s’observer lui-même comme son environnement.

Ce regard détourné, couplé à une atmosphère presque gospel faite de guitares, d’orgues d’église et de mélodies de bluesman, évoque les musiques des Etats Noirs très croyants du Sud. On pense aux rappeurs autant pêcheurs que prêcheurs de ces régions, à Scarface, aux Goodie Mob, et à leur univers southern gothic mêlant le sentimental au macabre, le grotesque au fantastique.

Sur Gnarly, Kodak Black devient un « suburban dude » à la peau noire, et transforme sa tragédie en farce. Le clip assombrit presque cette chanson naïve et amusante : il n’est comique que parce qu’on a placé un haïtien dans une banlieue huppée, et qu’il est absurde de le voir dans ce monde où tout va bien.

D’Haïti il ramène la mythologie du zombie, cette créature morte pour vivre, qui se détruit pour repartir de zéro. Sur ZEZE, lui et Offset prennent des drogues pour altérer leurs corps et devenir des morts vivants drôles et joyeux sur un steelpan caribéens.

Vouloir échapper à son corps est aussi une métaphore de l’expiation, la destruction du sien et de son identité est l’objectif de Kodak Black, qui veut tuer Dieuson pour devenir Bill Kapri. Même si Dying To Live a des poches d’air, l’essentiel est dramatique, comme écouter un garçon mourant d’envie de se repentir pour vivre, mais dont les seules échappatoires semblent être la mort, l’autodestruction et ces inévitables cellules de prison qui hantent comme des cercueils le dernier tiers de l’album.

illustration : Hector de la Vallée

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Pour écrire il faut s’exposer à la peur d’être approximatif, au risque que le mot juste n’existe pas. D’après James Baldwin, affronter ces mots imprécis, les sélectionner et les tordre pour dire ou écrire, c’est être un poète. En ouvrant son album avec la voix de Baldwin, Earl donne probablement une des raisons de sa longue absence, passée dans ce sas où la réalité se délite quand on la couche sur papier.

Some Rap Songs existe parce que son auteur s’est résolu au flou. En épurant tout, Earl apprivoise l’imprécision des signes. L’air de rien, il taille dans le brouillard des images simples, des bribes qui ne s’interprètent pas, que l’on comprend sans décrypter, et qui touchent sans que l’on sache vraiment à quel endroit.

Pourquoi le croisement des voix de ses parents sur Playing Possum provoque-t-il autant d’émotions ? Est-on même capable de dire précisément de quelles émotions il s’agit ? Toute la force du découpage, comme de l’écriture, se trouve dans ce qu’ils ont d’à la fois évident et nébuleux, pour ne laisser qu’une impression.

Grâce à cette écriture, ou par le biais des samples quand il ne peut plus se cacher derrière la vapeur des mots, Earl préserve sa pudeur, et s’adapte aux aléas : si son père décède, alors, sans changer une seule note ni un seul mot, ce qui devait servir à faire la paix avec lui devient naturellement un hommage. Et un adieu. Parce que derrière les mots approximatifs, l’émotion reste précisément la même.

En jouant avec les formes et les structures, Earl élève le genre de l’intérieur, n’en modifient pas les contours mais poussent dans leurs retranchements ses matériaux de base : des mots et du découpage d’échantillons. Le strict minimum pour faire quelques chansons de rap.

illustration : Hector de la Vallée