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Enfin. A lire impérativement dans les conditions de son écriture, soit avec cinq drogues minimum dans le sang, et O Fortuna (Carmina Burana) de Carl Orff en fond sonore. Go.

TELL’EM

Au plus haut de la canicule de 1995, le général Percy Miller reliait d’un trait les 3660 kilomètres qui séparent Richmond de la Nouvelle Orléans, débout sur le toit d’un Tank forgé dans l’Or des Nazis. Sa croisade pour la reconquête des terres sauvages de Louisiane scella pour toujours le destin des sirènes g-funk à celui des tambourins militaires de KLC. Ce que les 504 soldats sans limite ont accompli, Richard Morales a.k.a Gunplay Don Logan Jupiter Jack Daniels, le commet en solo. Initié à l’art des chamanes Yoruba, il invoque tour à tour les fantômes de Mystikal, Mia X, Silkk Tha Shocker, Kane et Abel. Ce belliqueux marlou devient semblable à une armée, et son remake du Hot Boys & Girls de Master P, pareil à une manchette main nue de Kimbo Slice sur une oreille gelée par l’hiver continental. En guise d’introduction, Don Logan se présente avec un portrait chinois, quatre minutes et seize secondes plus tard, l’image d’un gorille sous bath salt est gravée derrière nos paupières boursoufflées par la violence. D. Rich y ajoute un frotté à la corde de marin, pour transformer cette épopée No Limit en scène coupée de Jaws : Gunplay et sa dentition de requin sont derrière vous, le péril est imminent.

JUST WON’T DO (Feat. PJK)

Le fil reprend à l’exact instant où nous étions restés, groggy, après la plus grande tornade de rimes internes de l’Histoire. On sait désormais que l’autoroute qui mène au paradis se traverse avec le Livre posé derrière le pare-brise d’une Porsche 911. Le sample commandé sur les terrasses du Café del Mar ne laisse aucun doute sur l’intention du morceau : Gunplay fait face au passé et au destin comme s’il surfait un océan nommé d’après le mot grec qui signifie espoir. La suite de Bible On Da Dash sonne comme le come back d’un homme qui vient d’échapper à la prison à vie, parce qu’il s’agit du come back d’un homme qui vient d’échapper à la prison à vie. Côte à côte, les deux chansons illustrent le monologue de Frank Semyon pour le fils de son associé mort : « A thing that splits your life – there’s a before, and a after. » Le producteur, Mike Mulah, est un ancien DJ de House poudrée, qui depuis deux ans n’a cessé de réunir Gunplay et Peryon J. Kee autour de leur amour commun pour le rap introspectif hautement chargé en prométhazine, qu’il soit d’inspiration Texane ou nord Californienne (Get Like Me, It’s Goin Down). Cette nouvelle collaboration aurait pu être un duo Jacka – Husalah, si le premier avait réussi à fuir la rue, et que le second n’était pas une saloperie d’indic’.

BE LIKE ME (Feat. Rick Ross)

Même quand son lieutenant chasseur de rêves se fait malmener par le Julien Clerc du pauvre, le Teflon Don ne bouge pas d’un iota. Il l’observe se faire dévorer par des chiennes en dégustant des chicken wings à l’arrière de sa Bugatti Phantom, déjà prêt à le faire disparaître des photos comme un vulgaire Nikolaï Iejov. Dans le coffre, le fusil d’assaut est d’origine russe, parce que l’adrénaline dégagée par ce track est similaire à celui pompé par le cœur noir de Joseph Staline pendant les grandes purges. Pour être comme Ross et Gunplay il faut vendre son âme, ou au moins la mettre en location. La bible sur le tableau de bord est là pour détourner l’attention, ce sont les bougies et les crânes en os de porc qui protègent Gunplay du serpent, de la mort et de l’incarcération. Est-il nécessaire de rappeler ce que Richard Morales s’est fait tatouer sur la nuque ? Après Real Niggas et Aiight, Be Like Me clos une trilogie qui finit d’asseoir les deux compères comme les Satanas et Diabolo de l’extermination par drive-by, avec code munitions illimités. Et si sur le pont Rick Ross déterre les corps de Boyz N Da Hood, la prod. de Beatbully instaure la Menace comme Quincy Jones III.

ONLY 1

A la façon de Cam’Ron sur le deuxième couplet d’Horse & Carriage, Gunplay joue à Mr. Me-Too. Un rappeur de Floride est obligé de payer son tribut à celles qui y dirigent l’industrie en secret. Mères et sœurs, femmes et amies, ce sont les travailleuses du King Of Diamond et du Take One Lounge qui font la pluie et le beau temps des carrières locales. Only 1 est cet obligatoire passage pour Clubs de Gentlemen, avec ses rayons lasers hard trance et les beuglements crunk du Prophet Posse au complet. A jouer entre Drop et She Get It, pour être sûr de provoquer l’averse de Présidents Morts sur les parades de silicone. Fort à parier que si Gunplay ne foutait pas autant les miquettes ou qu’Only 1 et son gimmick un poil fainéant appartenait à un rappeur plus populaire, cette chanson abreuverait les lecteurs mp3 des collègues aux jeans retroussés du service marketing. Malheureusement pour eux, fidèle aux enseignements des pères spirituels Trick Daddy et JT Money, Gunplay ne sait faire danser qu’à grands coups de râles agressifs et au son des armes à feu.

FROM DA JUMP (Feat. Triple C)

Ce à quoi ressemblerait Started From The Bottom, enregistrée dans une turbine à gaz combustible, chantée par quelqu’un qui vient vraiment d’en bas, et sans aucune envie d’aller voir ailleurs. Le producteur Andrew Bulogh est claviériste et saxophoniste pour le nouveau groupe d’Eric Wilson, ex membre du trio punk californien Sublime (Des fans de Steady B et des Geto Boys). Que ce groupe ait une chanson intitulée Santeria n’est pas un hasard, simplement l’un des mille et un secrets dissimulé en LL (without the Cool J). La drogue, les cheveux sales, les mosh pits, évidemment que comme beaucoup de gangsta rapper avec une culture club, Gunplay est un peu punk. Il fallait au moins Bulogh et son pizzicato en ébullition pour donner un souffle barbare, un remous hard-rock, à Living Legend. N’oubliez jamais que Jupiter Jack a partagé un line-up avec les démons grindcore de Napalm Death, et qu’il égorge des porcs en l’honneur de divinités hérétiques tout en criant « Free Rozay ». C’est un peu la version iMax grand spectacle de Killswitch, tout premier single cru 2008 qui, à l’époque, annonçait l’album éponyme. Vous savez, celui qui est devenu Valkyrie, puis Bogota, puis Medellin.

WUZHANINDOE (Feat. YG)

Tel Jean-Luc Petitrenaud, Morales n’oublie jamais d’agrémenter ses projets d’une petite escapade gourmande en terre promise du gangsta rap. Cette fois, Logan suit les conseils prodigués par E-40 en 1994 et lâche des bombes sur vos mamans comme Ice Cube en 1992. Il suffit de ces petites références au facteur et au prédateur pour transformer ce qui aurait pu être la verrue cross over de cet album en menace terroriste, et faire trembler la dernière main valide de Jean-Hugues Anglade. Et sous ces braggadacii, les synthés de DJ Mustard deviennent l’alarme des Chevrolet retournées par The Human L.A. Riot. On raconte que si Lamar Duckworth s’est récemment acheté la garde robe de Lakim Shabazz, c’est suite au traumatisme infligé par le couplet à vif de Gunplay sur Cartoon & Cereals. Ce dernier aurait pu en profiter pour lui piquer une compo de Terrace Martin, mais rapper sur des faces b west-coast fait partie des traditions incontournables de ses projets.

CHAIN SMOKIN (Feat. Stalley & Curren$y)

Quand quelqu’un tousse en avalant sa première bouffée de doobie, les chances qu’un refrain de Devin The Dude se lance sont extrêmement élevées. Pas cette fois. Le Redman post-Flockaveli a parfois besoin de se détendre, siroter un petit café cubain en jouant à Fight Night sur X-Box 360. Mais étant en conditionnelle, il vaut mieux que la seule chose blanche avec laquelle on le voit soit sa Chevrolet couleur neige éternelle, intérieur crème dessert vanillée. Alors, il sort le vapo, invite les copains du rap d’ascenseur et décolle pour la chambre 420. Le producteur Mighty Joe est l’homme derrière les mix et mastering des récents EP du rêveur éveillé Curren$y, notamment celui où Gunplay fait une apparition. C’est le claviériste Eddie Montilla qui assure l’atterrissage, légende Porto Ricaine qui a rejoint l’équipe de Logan depuis son génocide sur Ghetto Symphony. Michel Muller vous le dirait : Gunplay, fallait pas l’inviter, il vous vole la vedette et vos collaborateurs.

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WHITE BITCH

La séquelle de Cocaïna (Que Linda) est une nouvelle ode à l’ex amour de sa vie. Pas de coup de téléphone nocturne et gênant, si celui que l’on appelait Mr. Five Drugz Mini est parmi nous, c’est d’abord pour se marrer avec sa livraison de syllabes souples comme une pate à cookie sans bulle. Place à la célébration fun et hyper synthétique d’un produit pas toujours fun et d’origine naturelle. Et si ces nappes stridentes étaient les sirènes du Bout It Bout It d’un monde où l’EDM a infiltré le rap façon Donnie Brasco ? L’apparition dans le clip du Cocaine Cowboy Mickey Munday est la cerise qui vient rappeler cette époque où Ratchet Morales habillait sa mixtape avec des reniflements. C’est fou à quel point en réécoutant son First Gram on entend jusque dans sa voix que son rythme cardiaque est six fois supérieur à celui d’aujourd’hui. On espère que Netflix aura quand même le bon goût de faire appelle à The Original Overdoser pour la B.O. de sa nouvelle série sur le grand Cartel de Pablo Escobar.

BLOOD ON DA DOPE (Feat. PJK & Yo Gotti)

Ni bras ni marteau dans l’Hannah Montana, le film. Mais il ne s’agit pas que de cela, avec ce storytelling, Jupiter Jack Daniels révèle que son fétichisme pour la pureté va bien plus loin qu’une haine pour le bicarbonate. Après un débriefing officiel de l’album, il a été suggéré que le sang sur la drogue ou les billets était aussi une métaphore de leur traçabilité. (Ou comment une réunion Illuminati s’est transformée en version lourdement alcoolisée de Rap Genius). Bref, si PJK veux devenir le nouveau Omar Little, il devra bien faire attention qu’on ne puisse pas remonter jusqu’à lui. Le Dr. Lecter rangera certainement ce titre entre Mask On et Drop Da Tint pour parfaire le profil psychologique du psychopathe Morales. Quant aux frères Roc N Mayne, ils étaient déjà derrière la prod. inquiétante de Windows of My Eyes de Boosie. Des gars qui ont donc fait ce choix de carrière risqué de ne travailler qu’avec des fans de Tupac passés à rien de mourir dans une cellule. Clairement une voie de garage.

DARK DAYZ

Produit par Onassis des Morris Brothers, qui était déjà sur la plage arrière de Bible On Da Dash, le classique instantané Dark Dayz est un remake de la performance coupe gorge de Gunplay sur Cartoon & Cereals. On y retrouve cette impression qu’il est entré dans le booth à poil et sur un coup de tête, pour se vider le cœur et l’esprit sans calculer le coût ni réfléchir aux conséquences. Inside I’m Sufferin’, Outside I’m Stuntin’ est la devise qui résume à merveille l’art et l’attitude de Richard Morales, et on est ici en plein dans l’un de ces moments où il laisse entrevoir ce qu’il cache derrière son écran de fumée noire comme l’orage. No mic, no camera, no light, just pain et son propre couteau de chasse sous la jugulaire. Perdu entre les rebondissements d’une vie de roman, et le fait de n’être qu’un énième numéro sur une fiche statistique, le Logan chair à nu est toujours le plus captivant. Sur un piano échappé d’un soap opéra, chaque ligne de ces six minutes de bave acide sur les 12 travaux du Rich’ pourrait finir en motto tatoué sur le dos d’un condamné à mort. Comme Housni, Gunplay ne pleure pas mais son écriture est salée. Seulement, cette fois, et comme de nombreuses fois, personne n’y fera attention, parce qu’il n’y a pas de rappeur de première division présent pour gâcher la confession.

LEAVE DA GAME (Feat. Masspike Miles)

En 1999 Too $hort prenait conscience du terrible mal qui l’habite. Il est accro, et il aura beau tout essayer pour arrêter, l’hypnose, les patchs, le conditionnement pavlovien, il n’arrivera jamais à abandonner, le plaisir est trop immense. Sur un retour de vague de cette bonne vieille vibe soulfull Deeper Than Rap, Gunplay livre sa version du Can’t Stay Away. Et il raconte sa Children Story avec une interpolation de Slick Rick, comment ne pas croire que cet amour est bien réel ? Le message est clair : Quand on vient de nulle part, chaque pas s’apparente à une victoire en League des Champions. Et grâce à Leave Da Game, on arrive à imaginer la sensation qu’offre la sortie d’un premier album en major, après avoir traversé la Vallée de la Mort au volant d’une voiture volée. C’est la guitare de Memory qui fait ses allers-retours sur tout le morceau, pour raviver le souvenir du grand N.O. Joe et de toutes ces légendes, vivantes ou pas, qui observent Gunplay de là où elles sont, en hochant la tête au ralenti.

OUTRO

Living Legend confirme tout ce que l’on sait de Gunplay, qu’il est l’underdog ultime, un rappeur au talent immense mais qui n’atteindra probablement jamais son plein potentiel sur un long format. LL fait l’effet de ces séries cultes qui, quelques années après la fin de leur diffusion, ont le droit à une adaptation bilan et policée au cinéma. C’est un aperçu de tout ce que Gunplay sait faire, une compilation de chaque facette de la personnalité qu’il met en scène depuis maintenant dix ans. Et après tout, à presque 40 ans, il vient d’une époque où un album en major était construit comme un showcase du salon de l’auto. Alors, il y a souvent un air de déjà-vu, surtout si on suit l’énergumène à la trace depuis ses freestyles sur des faces b de Snoop et Trick Daddy. Mais le simple fait que ce disque soit dehors est un événement en soit, au delà de l’attente, des reports, des rebondissements qui ont jalonné son enregistrement et la vie de Richard Morales. Simplement parce que Gunplay est aujourd’hui un rappeur complètement anachronique. Aussi passionnant et charismatique en interview quand il raconte sa vie, que sur disque, quand il choisit ses mots et ses notes, ses flows et le ton de son interprétation, comme s’ils étaient des éléments absolument indissociables. Un rappeur total, sans phare, identique en et en dehors des studios, parce qu’il ne conçoit le rap que comme un moyen comme un autre d’être lui même. Les rappeurs de cette trempe sont en voie de disparition des couloirs des majors. Ils en ont fait les beaux jours, en ont même été les Rois, mais depuis les millions perdus suite aux incarcérations des uns, au comportement des autres, les majors ne sont plus disposées à prendre le risque de gérer ce genre de personnages bigger than rap. Surtout depuis la lente agonie de leur business. Gunplay est un des derniers Mohicans avec un contrat en grande maison. Et si ça ne suffit pas à donner envie de laisser une chance à son album, sachez qu’on y retrouve les traces de ce mélange de communications ultra codées, d’énergie, de rage et de peine qui en ont fait, malgré tout, l’un des talents les plus bruts de ces dix dernières années.

Hey, huit ans que j’attend de pouvoir écrire quelque chose sur ce disque, si un album est un événement pour au moins une personne sur terre, alors C’EST un événement.

SCORE ( /5 )

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illustrations : Lasse & Russe

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Avocat le jour, Matt Murdock devient le super héros Daredevil aussitôt la nuit tombée sur New York et son masque à cornes rouges enfilé sur le crâne. Son alter ego lui permet au moins trois choses. D’abord, de séparer sa personnalité et sa vie en deux. Ensuite, de protéger incognito Hell’s Kitchen, son quartier de Manhattan qu’il chéri comme une mère. Enfin, cela l’aide à libérer une part d’ombre sommeillant en lui, incompatible avec la vie diurne et normale à laquelle aspire Murdock. En suivant le comics Daredevil de page en page, on est trainé dans la crasse d’Hell’s Kitchen autant que dans la psyché tourmentée du héros aveugle de Marvel. Ses histoires à la voix narrative, comme si nous entendions sa conscience parler, font échos à ce que raconte la musique du rappeur Ka. Et vice versa.

Le jour, Kaseem Ryan serait un pompier de New York. C’est en tout cas ce que l’on raconte, lui n’ayant jamais confirmé (ni infirmé) l’information. Son alter ego ne prend vie qu’une fois la ville plongée dans le noir, à en croire l’ambiance de ses clips et des photos prises et affichées sur son blog. Pour devenir Ka, il n’enfile pas de masque mais écrit sur son territoire, le quartier de Brownsville à Brooklyn, dont il est une sorte de conteur et d’ange gardien.

Le pouvoir de Ka, c’est d’arriver à décrire et raconter le Brooklyn de la « Crack Era » trente ans après, mais de manière assez vive pour laisser croire que cela se passe aujourd’hui. Dans les années 80, Kaseem a vu les sols de Brownsville se fissurer pour laisser échapper des humains à moitié morts, amaigris et rongés par le crack. « J’ai vu des Zombies, confie-t-il, des sols jonchés de matériels d’injection. J’entendais des coups de feu et des gens mourir chaque soir. » C’est là où s’arrête le parallèle avec Daredevil : Ka n’a pas perdu l’usage de ses yeux et est forcé d’observer Brownsville tomber dans la décadence. En grandissant dans cette petite bulle d’enfer sur terre, Kaseem raconte qu’il est courant d’avoir eu un revolver entre les mains avant 12 ans, que l’ont voit ses voisins dépérir sans pouvoir intervenir, quand on n’est pas simplement forcé de les voler pour survivre. « Nous n’étions pas des mauvaises personnes, juste affamés. C’est la faim qui pousse à faire ce genre de choses. »

Un Crime Dans La Tête

LOLO

Son dernier album Days With Dr. Yen Lo débute par un supplice. « Blood, Blood, Blood… » du sang coule de la pointe d’un stylo et tombe au compte goutte sur le front de l’auditeur. On peut y voir une métaphore du style de Ka, qui s’est toujours efforcé de faire ressentir dans son écriture à quelle point il est habité par des choses qu’il aurait préféré ne pas connaître. « Je saigne dans mes chansons, parce qu’elles sont des extensions de moi-même. » Mais c’est aussi une référence aux tortures et manipulations psychologiques de celui qui donne son nom à l’album. Le Dr. Yen Lo est le savant fou Chinois du film The Manchurian Candidate, celui qui hypnotise Frank Sinatra et Laurence Harvey pendant la Guerre de Corée, afin de les transformer en assassins.

C’est encore Brownsville qui sert de décors à ce nouvel album. Days With… est un récit Noir sur New York, où ses rues sont évoquées à travers des contes funestes, des emmêlements de symboles et un labyrinthe de longues métaphores filées. On suit la voix de Ka, à priori poursuivi par la police, traversant des rues sèches comme un désert, pour décrire les conséquences d’une course à la fierté et aux richesses matérielles. Si les interludes, tirées du film qui inspire le thème de l’album, laissent entendre que quelqu’un subit un lavage de cerveau, on ne comprend qu’à la toute fin que les victimes potentielles ne sont autre que l’auditeur et les personnages de Ka : endoctrinés par une force invisible, ils ont été placés sur la ligne de départ d’une spirale menant au crime, à l’auto destruction et finalement, à la pauvreté dans toutes ses formes. Avec le titre Day 777, c’est aussi le rap qui est désigné victime de cette lobotomie, quand il se polit, se conforme, pour s’adapter à un moule qui le mène à sa perte. Quant à Ka, il conclue que si lui est toujours debout (dans la vie et dans son art) c’est certainement signe d’une élection divine.

Les textes complexes, faits de doubles voire de triples sens, rendent impossible la compréhension de chaque ligne à la première écoute. Ils font de Days With Dr. Yen Lo une sorte de manuel à décoder, d’autant plus qu’il est construit comme un journal dont les pages ne suivent pas l’ordre chronologique. Le travail d’écriture de cet album est, encore une fois avec Ka, hallucinant. Absolument chaque ligne prise à part reste lourde de sens, tout en ayant une place qui semble pensée à la fois dans le contexte de la chanson, et dans tout le storytelling de l’album. « Picasso ne pointe pas ses peintures en disant ‘yo, là c’est un taureau, là c’est un femme’. Je ne ferai pas ça non plus. Tu vois un taureau là ? Bien. Tu vois une femme ? Bien ! Ne me demandez pas d’expliquer ce que j’ai dessiné. » Et chacun reste libre de décrypter les symboles et allusions du Dr. comme bon le lui semble.

Ka donne du poids à chacun de ses mots grâce à son flow proche de la conversation, parfois presque chuchoté, comme s’il rappait avec la peur d’être entendu par quelque chose qui rôde. « Mon frère Ka rappe comme un prophète sur le sommet d’une montagne » dit Roc Marciano, et c’est vrai que l’impression d’entendre le prêcheur d’un culte hérétique est permanente. Par le passé, le flow sombre de Ka a pu faire penser à celui d’un cousin insomniaque de MF Doom ou Prodigy. Sur cet album, les variations et les harmonies chantonnées ou marmonnées rappellent parfois Raekwon, plus souvent Max B. En attendant Ice Cream Man de son partenaire Roc Marciano, l’évidence était devenue claire pour tout le monde, Biggavelli est partout dans le rap de Roc Marci, et sur Days With… on commence à en trouver quelques éclaboussures chez Ka.

Days With Dr. Yen Lo est en réalité un album en duo. Il est entièrement produit par Preservation, DJ et beatmaker, notamment pour Mos Def, et avec qui Ka avait déjà travaillé sur le EP 1200 B.C. l’année dernière. Le travail de Preservation complète et accompagne parfaitement les textes de Ka. Ses jeux sur les espaces et les silences pour créer des mouvements font osciller l’ambiance entre tension invisible et paranoïa. Le grain et les rythmes lents renforcent le côté suffocant du disque, pendant que ses samples précisément découpés de prog-rock des 70’s, nous replongent à l’époque des propagandes de la Guerre Froide. Preservation n’utilisent que très peu de boite à rythme, préférant avoir recours à des boucles d’instruments et rythmer ses productions avec des changements et superpositions de boucles. Encore une fois, c’est un choix qui nourrit la sensation d’oppression et l’aura mystérieuse dégagée par l’album.

Days With Dr. Yen Lo partage les qualités de The Night’s Gambit, précédent opus de Ka, la même écriture léchée et des drones atmosphériques en guise de production. « J’ai sorti Gambit pendant qu’on travaillait sur Yen Lo. Cet album était très influencé par le travail que j’entamais avec Preservation. » Mais cette fois, le concept global de l’album est poussé encore plus loin. C’est pourquoi Days With… est aussi un album opaque, qui n’accèdera jamais aux radios. Pourtant, et seul le temps permettra d’y voir un peu plus clair dans la brume du Dr. Yen Lo, il pourrait s’agir du meilleur album du héros de Brownsville. Une pierre de plus dans une discographie qui, avec quatre victoires pour quatre batailles menées, est sans conteste l’une des meilleures des années 2010.

Origines Secrètes

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Les récentes réussites de Ka paraissent encore plus fortes quand elles sont replacées dans leur contexte, au bout de son parcours chaotique et de son éclosion tardive.
Ka a commencé le rap très jeune, tout juste après avoir entendu les premières rimes de Slick Rick au début des années 80. Sa carrière, on pourrait la résumer avec cette anecdote qu’il raconte souvent : au début des années 90, il se retrouve à un concert de celui qui deviendra bientôt une légende, The Notorious B.I.G. Le manager de ce dernier, Puff Daddy, harangue la foule et demande si quelqu’un se sent capable de défier son poulain dans un duel d’improvisation. Kaseem, persuadé de pouvoir rivaliser, lève la main, pour aussitôt se raviser.

Les hésitations et les rendez-vous manqués sont légions tout au long du parcours de Ka, heureusement sa famille et ses amis vont régulièrement lui remettre le pied à l’étrier. C’est un de ses cousins qui le présente à Mr. Voodoo, avec qui Ka et L Swift formeront le groupe Natural Elements. Les premières traces de Ka sur sillons se trouvent sur leur premier EP sorti en 1994 chez Fortress Records et produit par l’un des fondateurs du label, Charlemagne.
Mais dans la foulée, Kaseem quitte de lui-même le groupe, ne se jugeant pas au niveau des autres membres. Il est alors remplacé par A Butta et ne profitera pas de leur deal avec Tommy Boy Records. En 1998, il forme le duo Nightbreed avec son ami Kev, dit Oddbrawl. Epaulés par Charlemagne, ils sortiront le EP Two Roads Out The Ghetto, toujours chez Fortress Records, puis quelques singles et démos.

L’histoire de Ka aurait pu s’arrêter là. Malgré les démos envoyés aux labels, Nightbreed n’obtiendra jamais de contrat, et les deux amis finissent par lâcher l’affaire. Mais poussé par la passion et hanté par les vieux fantômes de Brownsville, Ka continue d’écrire et d’enregistrer des chansons dans son coin, même si rien ne sort, puisque rien ne le satisfait jamais complètement. Il dit avoir plusieurs milliers de chansons écrites à cette époque, stockées dans des disques durs ou confinées dans des cahiers de rimes.

L’air Giuliani, puis la crise des années 2000, n’aident pas à améliorer la situation à Brownsville. La présence policière s’accentue, comme les tensions, et « The ‘Ville » accueillent de plus en plus des gens chassés des quartiers alentours par la gentrification. Pour documenter une bonne fois pour toute la vie de son quartier, et remercier voisins, amis et famille qui l’ont porté et supporté jusqu’à présent, Ka se décide à sortir un album solo. En 2008, Iron Works est écrit comme un premier et un dernier disque, un adieu au rap.

Année Un

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Quasi entièrement produit par un ami du Bronx surnommé Yanedus, Iron Works n’est tiré qu’à 1 000 exemplaires, que Ka offre à son entourage et à quiconque assez curieux pour l’écouter.
La magie du bouche à oreille fait le reste, jusqu’à ce matin où Ka reçoit un coup de fil de GZA. Impressionné par Iron Works, le membre du Wu-Tang veut inviter Ka sur son album solo. Quoi de mieux pour terminer sa carrière que de rapper une dernière fois avec une de ses idoles ? Le morceau Firehouse aurait pu être le dernier clou planté dans le cercueil de Ka, s’il n’avait pas aussi déclenché sa rencontre avec celui qui produit le morceau : Roc Marciano.

Comme à tout héros de comics, ce qu’il fallait à Ka, c’était peut-être un mentor. C’est le rôle que va jouer pour lui Roc Marciano. Celui qui s’apprête alors à sortir Marcberg, l’un des premiers classics new-yorkais des années 2010, se lie d’amitié avec Ka et le pousse à poursuivre dans le rap. Aussi bien dans l’écriture que dans la production d’ailleurs, en expliquant à son collègue de Brownsville que si lui y arrive en s’y étant mis par dépit, il n’y a pas de raison qu’il ne devienne pas aussi un producteur correct.

C’est ainsi que quatre ans plus tard, Grief Pedigree voit le jour. Entièrement produit par Ka, avec pour seul invité Roc Marci. Encore une fois, la tournée des labels reste infructueuse, alors l’album sort en total indépendance, avec un Ka au four et au moulin. Il écrit, produit, fait la pochette et se lance dans la réalisation de clips. Le premier single Cold Facts, pur jus de Ka avec sa boucle hypnotique et son joyau lâché par seconde, est aussi la première vidéo filmée et réalisée par le rappeur. Quelques tutoriaux YouTube, une utilisation tâtonnée de iMovie, et Ka se découvre un nouveau hobby. Sa femme lui offrira ensuite Final Cut Pro, et les morceaux de son album seront clippés un à un par le rappeur.

DAVAL and RYAN

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Fatbeats était un magasin mythique du Lower East Side de Manhattan. Point de vente du premier projet de beaucoup de rappeurs new-yorkais et vrai lieu de rencontre pour toute une scène qui se formait en 1994. Aujourd’hui, le magasin est fermé, mais c’est à son ancien emplacement que Ka s’est symboliquement posté, un carton plein de disques à ses pieds, pour vendre lui-même son album. Très peu de gens sont venus lui acheter Grief Pedigree, mais un matin, un type débarqué du New Jersey prend un exemplaire, en expliquant que c’est par Mos Def qu’il a entendu parler de Ka. Cet homme, DJ et producteur pour celui qui se fait maintenant appeler Yasiin Bey, c’est Preservation. Une rencontre qui donnera naissance quelques années plus tard au EP 12 000 B.C. et à l’album Days With Dr. Yen Lo. Parce qu’un super héros a aussi besoin d’un sidekick…

« Je ne suis pas un génie. J’ai dû travailler dur pour devenir bon. » Pour faire une musique pleine de flashbacks, de regrets et de réflexions sur le passé, il fallait bien que l’âme de Ka vieillisse un peu. En racontant sans fierté son passé de criminel qui en a trop vu, en nous faisant parcourir les allées les plus sombres du Brownsville d’hier et d’aujourd’hui, il prêche pour une forme de repentir et réalise un petit miracle dans le milieu très jeuniste du rap : être mature, sans en faire un postulat ou chercher à donner une leçon.

De Grief Pedigree à Days With… en passant par Night’s Gambit, ses textes denses et à tiroirs ont tantôt transformé Brooklyn en no man’s land, tantôt donné vie à ses murs et à ses nuits. Entre rêves perdus de richesse, course à la survie et contre les circonstances, questionnements moraux et références cinématographiques pointues, le rap de Ka est celui d’un personnage complexe et d’un véritable auteur. C’est aussi une esthétique léchées, avec des choix de productions forts afin d’avoir une véritable patte sonore, notamment en n’utilisant que très peu de boites à rythmes. Les basses et caisses claires peuvent être remplacées par des bruitages sourds et menaçants, comme les mécanismes d’horloges d’Our Father, qui semblent provenir de la boite crânienne en ébullition du rappeur. Des ambiances pesantes qui donnent l’impression de nous faire porter, avec Ka, le monde sur nos épaules, et épousent parfaitement son flow et l’univers dessiné par ses textes. En résumé, Ka est la preuve que l’on peut avoir la quarantaine, suivre les canons du rap des années 90, tout en continuant à expérimenter et à proposer une musique innovante et personnelle.

« La musique, c’est mon échappatoire, ma thérapie. J’en ai besoin pour rester sain d’esprit. Ca me permet de me débarrasser de ces images noires qui m’encombrent la mémoire. Je ne fais pas ça juste pour que ce soit fait, je le fais parce que j’ai besoin de le faire. »

illustrations : Hector de la Vallée

#01

Après Cold Turkey, Starlito joue avec les mots d’une nouvelle expression idiomatique : « To wear a sheepish grin » c’est être embarrassé par ses actes, au point de ne plus pouvoir les assumer en public. En appelant son album Black Sheep Don’t Grin, Starlito en résume donc l’idée et le propos. Il y raconte sa vie, qu’il sait faites d’erreurs, de mauvais choix, d’échecs, de galères, de péchés d’orgueil et de luxure, mais sans en avoir honte, ni même chercher à se faire pardonner. Quelle est la valeur d’une confession sans repentance ? En devient-elle poétique ou pathétique ? C’est en creux la question posée par Starlito.

En étant aussi sincère et critique envers lui-même et les autres, Lito fait apparaître des contradictions. Celles d’un homme qui reproche à une femme (She just want the money) ce qu’il glorifie chez lui (I just want the money), qui s’enorgueillit de vivre une vie rapide, faites d’armes, d’argent et de sexe, tout en en parlant comme s’il traversait une maladie (« Don’t do it… I’m going through it… ») ou qui prétend vouloir être meilleur, tout en continuant de fauter. A moins que ce soit le Starlito d’aujourd’hui, mûr et presque apaisé, qui hante le jeune All-Star d’hier, qui courait après le succès tout en étant poursuivi par la police. Alors, ce qui semble être une contradiction ne serait qu’une trace laissée par un homme qui avance et continue d’avancer. (« I got this vision in my head of this new and improved me »).

Pour ses mémoires, Starlito a trempé son âme dans des samples de Stevie Wonder, de Willie Hutch, de smooth jazz et de country, pour avoir ce gangsta rap soul et éthéré qui, de Scarface à The Jacka, a toujours été la bande son favorite du « dope boy blues ». Des mélodies laidback, comme couvertes d’une légère rosée de nostalgie, propices à l’introspection, au questionnement et à l’autocritique. Et les nappes, guitares électriques et samples vocaux forment ensembles une grappe nuageuse, renforçant l’impression de solitude, comme si Starlito s’était enfermé dans un confessionnal de brume et de fumé.

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Comme souvent, Starlito tient tous les rôles : sujet, acteur, metteur en scène (« I’m the coach, I’m the player and the mascot« ) parce qu’en plus de rapper sa vie de morceau en morceau, il pense son disque comme un tout, comme un film. Mais contrairement à d’autres qui rendent évident ce genre de construction d’album, lui ne fait que le suggérer… et c’est ce qui peut perdre l’auditeur, le faire passer « à côté. » Pourtant, l’intérêt de Black Sheep Don’t Grin se trouve surtout dans le fond de ses tripes. C’est un disque qui demande à être digéré longtemps, réécouté des dizaines de fois, parce que dans ses moins de trois quarts d’heure, il renferme la profondeur d’un livre de plusieurs milliers de pages. Chaque titre est un chapitre de la vie du rappeur, ensembles, ils forment ses mémoires, pris un par un ils sont des fables évoquant chacune des thèmes communs : la course à la réussite, la guerre contre ses démons intérieurs, la place de l’histoire personnelle face aux grands évènements, les limites de la loyauté, les cercles vicieux, etc… Pour le rappeur c’est une biographie, pour l’auditeur qui prend le temps de déchiffrer ses psaumes et mantras, l’album pourrait être un guide de vie.

Alors, est-ce à cela que peuvent servir des confessions sans repentance ? Starlito fait mine de poser cette question mais il en connaît la réponse. « I made mistakes so you wouldn’t have to make them » disait-il sur Cold Turkey. Ce sont des conseils donnés par quelqu’un qui a l’expérience, en somme. Et c’est à peu près ce qu’il redit dans le morceau introductif de ce nouvel album : « Get you a million dollars worth of game for a dollar twenty-nine cents » (un mp3 coûte 1$29). Quand on poussait Yams a expliquer comment, d’après lui, il fallait juger de la qualité d’un album, il répondait « Judge it by how much game you gettin from it. That’s what really makes a rap good or bad in my opinion. » Un simple calcule vous donnera une idée de la valeur de Black Sheep Don’t Grin. Mais pour s’en assurer, le mieux reste de prendre le temps de vraiment l’écouter.

illustrations : Leo Leccia
Les Princes de Nashville
« Cold Turkey »