hotboys

Ronald et Bryan chevauchent un pick-up en beuglant dans un mégaphone pour motiver leur troupe. Devant eux, quatre adolescents avec des bandanas et des dog tags militaires autour de la gorge courent en récitant des strophes.

« Ferme tes yeux petit haineux, regarde ailleurs. Je fais tout ça pour ma mère, depuis que j’ai perdu mon père », le petit en queue de peloton, c’est Dwayne, qu’il faut désormais appeler Lil Wayne. Il s’est débarrassé du « D » pour ne plus porter le même prénom que ce père biologique qu’il n’a pas connu.

« Je garde mes yeux ouverts et n’ai confiance en personne. De nos jours, tu ne peux même plus croire en tes proches », le parano aux cheveux coupés court s’appelle Tab Virgil Jr. dit Turk. Un gamin des rues que Bryan a découvert alors qu’il rappait pour les dealers aux alentours de la cité Magnolia.

« Montrez-moi un politicien et je verrai un escroc. Montrez-moi un flic qui respecte les règles du jeu, qui ne vous piègent pas avec de la drogue pour vous emprisonner», avec son sourire carnassier recouvert d’or, Terius Gray alias Juvenile est le plus âgé. Il est le rappeur star de Magnolia et l’artiste numéro un de Cash Money Records.

« Tu sais que ce monde est dégueulasse, crois-moi il ne renferme rien de bon. Je me dois d’être grand tout en restant ce petit garçon », en tête du marathon, avec sa voix d’outre-tombe et son regard bridé, pointe Christopher Dorsey, B.G., le grand frère de cœur de Lil Wayne.

Ronald et Bryan font courir leurs artistes en les faisant chanter pour qu’ils travaillent leur souffle et leur endurance. Cash Money est une armée, alors ses artistes sont traités comme de véritables soldats. Ensemble, Juvenile, B.G., Turk et Lil Wayne sont les Hot Boy$, le quatuor le plus bouillant de toute la Louisiane.

Juve et B.Gizzle sont co-leaders du groupe, les rappeurs les plus doués et les préférés des fans. Dwayne endosse le rôle du fantassin porteur d’eau, et admire tellement ses frères de contrat qu’il ne se rend pas compte que du haut de ses quatorze ans, il n’est qu’un faire valoir.

Pour partir sur les routes avec sa nouvelle famille, Lil Wayne doit laisser sa mère seule derrière lui. « Pourquoi tu n’aurais pas un bébé avec quelqu’un, Dwayne ? Dis à leurs mères que je m’en occuperai. Ne t’inquiètes pas. Demande à Toya, tu l’aimes bien, non ? », lui souffle Cita. Dwayne connaît Antonia « Toya » Johnson depuis l’école primaire. Il l’aime bien, mais ce qui compte c’est qu’elle est la seule fille de son âge à accepter de tomber enceinte pour lui.

En 1998, Dwayne devient père d’un bébé fait pour Cita, sa mère, pour ne pas qu’elle s’ennuie sans lui, et pour qu’enfin elle le considère comme un homme. Cette petite fille, il la prénomme Reginae Carter, en hommage à feu Reginald « Rabbit » McDonald.

« Regarde, j’ai un enfant. Je suis jeune, je sais, et tout s’est compliqué quand tu es parti. Mais je gagne des millions avec Baby, alors je garde le sourire. Et je prends soin de ta femme, mon ami. »

illustration : Hector de la Vallée

BG

Passant par le milieu de Magnolia Street pour la couper en deux, Valence Street est une rue qui traverse le 13ème District de la Nouvelle-Orléans. Elle est aussi le territoire du V.L. Posse, un gang qui braque les passants et deal de la poudre.

Tout porte à croire qu’un membre du Posse a assassiné le père de Christopher « Doogie » Dorsey. Sans domicile et orphelin, Christopher arpente Valence Street de long en large, vivotant de petites arnaques et de la vente de crack et de marijuana. Il se réserve l’héroïne pour que les nuits dehors paraissent moins longues.

La consommation d’opiacés affecte et modifie progressivement sa voix. Après cette seconde mue, ses cordes vocales sont constamment au bord de la rupture, grinçant comme si elles avaient trempé dans la vase. Son timbre est rocailleux, vicieux, sale, quand il parle, on entend la voix d’un gosse qui a bu tout le Mississippi.

Doogie met à profit cette voix en racontant sa vie, et le meurtre non élucidé de son père, dans les soirées rap de la ville. Lors de l’un de ses concerts, il fait la connaissance de Terrance « Gangsta » Williams, figure du proxénétisme et du trafic de drogue orléanais, qui à coup de centaines de milliers de dollars, vient d’aider ses demi-frères, Ronald et Bryan, à monter un label de rap : Cash Money Records.

Dès juin 1994, Christopher « Doogie » Dorsey est hébergé par la famille Williams. Bryan et Ronald Williams ne lui réclament aucun loyer parce que c’est sa voix qu’ils veulent. Ils aimeraient envoyer les graviers du fond de sa gorge sur les ondes radios, pour les faires revenir dans leurs poches, transformés en billets verts.

Cet été là, Cash Money traine dans ses pattes un second gamin d’à peine douze ans : Dwayne, dit « Baby D ». Ce gremlins imberbe et chétif a forcé les portes du label avec l’aide d’un autre artiste, Lil Slim, et a obtenu un contrat grâce à un freestyle ininterrompu de dix minutes, qui a hypnotisé les membres de Cash Money Records lors d’une séance de dédicaces.

Doogie et Baby D sont « B.G.z », les « Baby Gangstaz », un nom de duo choisi en hommage à Terrance « Gangsta » Williams, ce demi-frère crapuleux qui a financé l’affaire de Bryan et Ronald.

Les bébés gangsters enregistrent des titres comme From Tha 13th To Tha 17th, célébrant Valence Street et Holygroove, le quartier d’origine du petit Dwayne. Les productions assurées par Mannie Fresh, virtuose du Triggerman et de la TR-808, aident les textes naïfs à devenir dansants, et à séduire les rues orléanaises.

Sur True Story, premier et unique album des B.G.z, Baby Dwayne n’apparaît que sur deux des huit titres, amorçant la transformation du duo en groupe d’un seul homme. Grâce au succès de True Story, le nom des B.G.z reste coller aux basques de Christopher « Doogie », qui est lentement et naturellement devenu « B.G. ».

Apeurée par ce qu’il pourrait advenir de son fils s’il traine d’avantage avec les Williams et cet adolescent héroïnomane, Cita retire Dwayne Jr. de Cash Money Records pour le renvoyer sur les bancs de l’école.

Le 7 mars 1997, Reginald « Rabbit » McDonald décède à l’âge de 26 ans. Le beau-père de Dwayne était un enfant, qui laisse derrière lui un autre enfant, orphelin pour la énième fois de sa vie. Pour la première fois Dwayne a le sentiment d’avoir perdu un père, à qui il dédie son tout premier tatouage. Il endosse alors le rôle de chef de famille et envisage de faire des pots-pourris de fleurs séchées, en espérant pouvoir gâter sa mère.

En entrant dans la chambre de son fils, Cita le surprend en train de glisser le Taurus Ragging Bull de Rabbit dans son sac d’école. Elle réalise sur quelle pente Dwayne est en train de se laisser rouler, et que quoi qu’il fasse, où qu’il aille, s’il reste dans ces quartiers de la Nouvelle-Orléans, il ne pourra que se faire broyer par son implacable machine infernale. Deux, trois coups de téléphones plus tard, elle revient voir son fils pour lui annoncer sa décision :

« Tu n’ira plus à l’école. Tu retournes chez les frères Williams. »

illustration : Hector de la Vallée

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En avril 2011, Nardwuar et sa caméra attendent Lil Wayne dans les coulisses de la Rogers Arena. Le rappeur vient de donner un concert à guichet fermé à Vancouver, et se prête au jeu des entretiens décalés du journaliste canadien.

Weezy réagit positivement aux disques que lui offre l’intervieweur mais répond du bout des lèvres, certainement exténué par sa prestation. Une question va pourtant le réveiller et agir comme un mot de passe qui enclenche les engrenages de sa mémoire. « Little Wayne, dit Nardwuar, si je vous dis 5, 0, 4, 5… » Sans le laisser continuer, crispé derrière ses grandes lunettes noires, le rappeur termine :

« … 5, 0, 4, 5, 2, 2, 3, 6, 6, 0, 5, 0, 4, 5, 9, 6, 6, 1, 0, 9 ».

En 1991, Dwayne Jr. est un garçon minuscule, traité comme un bébé par sa mère. Ce n’est qu’en apercevant les camions de déménagement U-Haul garés devant chez eux qu’il apprend que Rabbit veut faire descendre Cita des hauteurs d’Hollygrove pour installer la famille dans les jolies quartiers Est.

On ne lui explique jamais rien, et on aimerait lui faire croire que son beau père est à la tête d’une société d’aménagements paysager, en appelant « sacs de fleurs » les cailloux de cracks qui remplissent ses poches. Pas dupe, Dwayne traine avec Lekia, un des « jardiniers » de Rabbit, et l’observe vendre ses petits sacs de fleurs. Une manière d’avoir un pied dans le monde des grands.

À la Nouvelle-Orléans, un grand peut aussi être rappeur. Pour les imiter, Dwayne se crée l’alter ego « Shrimp Daddy », et fait rimer les mots et les idées qui se décrochent du ciel pour tomber dans sa tête. Au grand dam de sa mère.

« Bébé, je ne veux pas entendre ça, tu n’ira nul part avec, arrête ! »

Cita ne veut pas que son fils rappe parce qu’elle sait où cela va le mener. Elle a été à l’école avec Ronald Williams, et tremble encore en repensant à l’aura malfaisante de ce grand échalas au visage de Moaï. Elle connaît aussi son frère, Bryan, un repris de justice tout juste sorti de cinq ans de prison, que l’on dit complètement détraqué. Jacida sait que son fils est touché par la grâce, elle sait que s’il devient rappeur il sera le meilleur. Or, réussir dans le rap à la Nouvelle-Orléans est s’assurer de rencontrer Ronald et Bryan. Elle préfèrerait voir Dwayne vendre des fleurs avec son beau-père, mais c’est précisément ce dernier qui le poussera dans le précipice. Rabbit s’est procuré une instrumentale, achetée 700 dollars à un certains Mannie Fresh, afin que Shrimp Daddy puisse enregistrer une démo.

« 504 5223660 504 5966109 », Dwayne compose ces numéros quotidiennement, pour remplir de textes le répondeur du label de Bryan Williams. Il espère provoquer une rencontre avec celui qu’il a identifié comme sa clé vers le monde des grands. Un monde où on le laissera occuper la place laissée vacante par son père biologique, où il sera le chef de famille qui subvient aux besoins de Cita. Un monde où il aura toute l’attention de cette dernière, où il pourra lui ériger une statue sur les hauteurs de la Nouvelle-Orléans.

« Je ferai pleuvoir l’argent jusqu’à ce que nous tombions comme des larmes. Ne pleure pas maman, ton fils peut gérer ça, te sortir du ghetto pour t’installer sur les collines. »

illustration : Hector De la Vallée