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En avril 2011, Nardwuar et sa caméra attendent Lil Wayne dans les coulisses de la Rogers Arena. Le rappeur vient de donner un concert à guichet fermé à Vancouver, et se prête au jeu des entretiens décalés du journaliste canadien.

Weezy réagit positivement aux disques que lui offre l’intervieweur mais répond du bout des lèvres, certainement exténué par sa prestation. Une question va pourtant le réveiller et agir comme un mot de passe qui enclenche les engrenages de sa mémoire. « Little Wayne, dit Nardwuar, si je vous dis 5, 0, 4, 5… » Sans le laisser continuer, crispé derrière ses grandes lunettes noires, le rappeur termine :

« … 5, 0, 4, 5, 2, 2, 3, 6, 6, 0, 5, 0, 4, 5, 9, 6, 6, 1, 0, 9 ».

En 1991, Dwayne Jr. est un garçon minuscule, traité comme un bébé par sa mère. Ce n’est qu’en apercevant les camions de déménagement U-Haul garés devant chez eux qu’il apprend que Rabbit veut faire descendre Cita des hauteurs d’Hollygrove pour installer la famille dans les jolies quartiers Est.

On ne lui explique jamais rien, et on aimerait lui faire croire que son beau père est à la tête d’une société d’aménagements paysager, en appelant « sacs de fleurs » les cailloux de cracks qui remplissent ses poches. Pas dupe, Dwayne traine avec Lekia, un des « jardiniers » de Rabbit, et l’observe vendre ses petits sacs de fleurs. Une manière d’avoir un pied dans le monde des grands.

À la Nouvelle-Orléans, un grand peut aussi être rappeur. Pour les imiter, Dwayne se crée l’alter ego « Shrimp Daddy », et fait rimer les mots et les idées qui se décrochent du ciel pour tomber dans sa tête. Au grand dam de sa mère.

« Bébé, je ne veux pas entendre ça, tu n’ira nul part avec, arrête ! »

Cita ne veut pas que son fils rappe parce qu’elle sait où cela va le mener. Elle a été à l’école avec Ronald Williams, et tremble encore en repensant à l’aura malfaisante de ce grand échalas au visage de Moaï. Elle connaît aussi son frère, Bryan, un repris de justice tout juste sorti de cinq ans de prison, que l’on dit complètement détraqué. Jacida sait que son fils est touché par la grâce, elle sait que s’il devient rappeur il sera le meilleur. Or, réussir dans le rap à la Nouvelle-Orléans est s’assurer de rencontrer Ronald et Bryan. Elle préfèrerait voir Dwayne vendre des fleurs avec son beau-père, mais c’est précisément ce dernier qui le poussera dans le précipice. Rabbit s’est procuré une instrumentale, achetée 700 dollars à un certains Mannie Fresh, afin que Shrimp Daddy puisse enregistrer une démo.

« 504 5223660 504 5966109 », Dwayne compose ces numéros quotidiennement, pour remplir de textes le répondeur du label de Bryan Williams. Il espère provoquer une rencontre avec celui qu’il a identifié comme sa clé vers le monde des grands. Un monde où on le laissera occuper la place laissée vacante par son père biologique, où il sera le chef de famille qui subvient aux besoins de Cita. Un monde où il aura toute l’attention de cette dernière, où il pourra lui ériger une statue sur les hauteurs de la Nouvelle-Orléans.

« Je ferai pleuvoir l’argent jusqu’à ce que nous tombions comme des larmes. Ne pleure pas maman, ton fils peut gérer ça, te sortir du ghetto pour t’installer sur les collines. »

illustration : Hector De la Vallée

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Artiste reconnu depuis ses neufs ans, cité dans les pages du dictionnaire à quinze, Lil Wayne a très tôt mis de côté la vie normale. Et tout le monde semble l’avoir oublié. Quand il rencontre Rachel Ghansah en 2008, il est une des plus grandes stars au monde, et cette journaliste l’interroge alors sur son image mythique : N’est-il pas dérangé que la nuée de compliments à son égard occulte les sacrifices faits pour se hisser si haut ?

Lil Wayne avoue ne s’être jamais posé la question, mais l’interview ravive des souvenirs qui le poussent à lancer aux membres de son équipe : « Les gens se rendent-ils compte que je n’ai pas eu d’enfance ? »

Jusqu’à sa vingt-sixième année, Lil Wayne ne s’était jamais senti enfant star, peut-être parce qu’il n’a jamais été un enfant. Après tout, ses chansons ont toujours abordé des sujets adultes, et il est déjà père de famille au moment d’obtenir ses premiers disques de platine à dix-sept ans.

Aussitôt après la naissance de son fils en 1982, Jacida « Cita » Carter se fait ligaturer les trompes pour ne pas revivre cette expérience qui a précipité un mariage avec un homme qui la bat. Dwayne Jr. n’a aucun souvenir de ce père biologique, vite remplacé par Terry, un beau-père à peine plus agréable avec sa mère.

Cita observe son bébé grandir comme un extraterrestre. Elle le trouve trop intelligent, et se sent dépassée par ses passions étranges pour les sciences et l’écriture. « Mon fils est différent. Il est fou et très malin, on ne le comprend pas vraiment. »

Terry est à son tour remplacé par Reginald McDonald, un jeune fleuriste charmant que tout le monde surnomme « Rabbit ». Ce nouveau beau-père a les poches gonflées de portraits de Benjamin Franklin, une opulence de toute évidence liée au Taurus Raging Bull qu’il porte à la ceinture.
Un matin Dwayne empoigne ce revolver, laissé sur une table de chevet. Il sait que le barillet est à double verrouillage, que pour l’ouvrir il faut pousser en même temps les deux boutons situés sur le côté. Avec ses petits doigts gauches, il enclenche la gâchette et son abdomen vole en éclats. Quelques heures plus tard, un agent de police le retrouve au bout de la rivière de sang qu’il a dessiné sur le sol, en s’y trainant ventre à terre comme une limace.

Né sans père, Dwayne Michael Carter Jr. a frôlé la mort une première fois ce jour là. Après plusieurs semaines en service de réanimation, il ressort du brouillard et, bientôt, il aura deux papas.

illustration : Hector de la Vallée

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Dwayne Michael Carter Jr. peut se retirer dans un lieu auquel il a lui seul accès. C’est un espace immense, gigantesque, au point qu’on ne peut en distinguer le début de la fin. En le traversant, son atmosphère change à chaque pas, passant de l’air étouffant d’une jungle équatoriale à la brise glaciale d’une nuit d’hiver. On y croise, pêle-mêle, des lions, des bœufs et des taureaux, des piles d’ordonnances illisibles entassées contre des amoncellements d’or et de bijoux, et même une cascade pourpre plongeant le long d’une montagne entourée de bâtiments en ruines. À l’horizon, des planètes et des constellations d’étoiles inconnues sont à portée de main. Rien n’a de sens, mais, pour Dwayne, tout est parfaitement à sa place. Pour pénétrer dans cet espace « autre », il n’a qu’à fermer les yeux. Il quitte alors la Terre pour un endroit qui semble lui avoir préexisté, qui pourtant se trouve dans sa tête. C’est d’ailleurs tout le problème. Cet univers parallèle et sans limite a énormément de mal à se contenter de la boite crânienne du jeune homme. Ce monde sans fin pousse de l’intérieur, force sur les limites que lui impose cette petite tête, comme s’il tentait de s’échapper de sa prison d’os et de chair.

Dwayne Carter Jr. souffre de migraines intenses et récurrentes. Des douleurs qui ne le lâchent pas, qui probablement ne le lâcheront jamais. Pour vivre avec, il a tout essayé, de l’isolement à la prise de drogues et de médicaments. Rien n’y fait. Il se contente des répits que lui offrent ses mélanges de marijuana et de codéine, et apprend à vivre avec ces maux de crâne quasi permanents.

Dwayne Michael Carter Jr. dit Lil Wayne, se soulage de ce qui encombre sa boite crânienne en chantant. Il s’en débarrasse, évacue ses pensées, sans contrôle, sans filtre, sans classement, pour que dans ses chansons finissent par se mélanger les songes et le réel, la vie d’un gamin pauvre du Sud et celle d’un millionnaire originaire de Mars. Quand Lil Wayne rappe, il décrit notre monde, mais jamais sans détours par l’espace et son inconscient.

« J’essaie d’empêcher ces mots d’apparaître, en essayant de les faire rimer. J’essaie de donner un sens à ce qu’il y a dans ce monde là-haut. » Dit-il en pointant du doigt sa petite tête.

Le parcours de Lil Wayne s’apparente à l’ascension d’une montagne. Son point de départ, Hollygrove, est l’une de ces cités poisseuses et inondables où la Nouvelle-Orléans a entassé ses pauvres jusqu’à l’arrivée de Katrina. Si Lil Wayne échappe à l’ouragan de 2005, c’est parce qu’il s’est extirpé de son bourbier Louisianais grâce à la musique. Il est devenu une star du rap rivalisant avec certaines vedettes de la pop en terme de notoriété, un monstre qui en 2008, n’a pas besoin d’une semaine pour écouler plus d’un million d’exemplaires de son sixième album solo.

« Je suis assis dans les nuages et de la fumée s’échappe de mon fauteuil. Le monde à mes pieds, je peux jouer au basketball avec la lune. »

illustration : Hector de la Vallée

Dédié à la mémoire de Fred Hanak et d’une certaine idée de l’écriture et du journalisme qu’il représentait.

CHAPTER I : FOLLOW THE BLACK RABBIT

CHAPTER II : PHONE HOME

CHAPTER III : BROTHERS FROM ANOTHER

CHAPTER IV : CASH MONEY IS AN ARMY

CHAPTER V : LORINSERS ON YOKOHAMA TIRES

CHAPTER VI : CASH MONEY MILLIONAIRE

CHAPTER VII : GET OF THE CORNER

CHAPTER VIII : LIKE FATHER(S) LIKE SON

CHAPTER IX : THIS IS THA CARTER

CHAPTER X : DEDICATED TO THE ONE WITH THE SUIT

CHAPTER XI : WHAT’S UNDERSTOOD AIN’T GOTTA BE EXPLAINED

CHAPTER XII : WE’RE NOT THE SAME